Divinement humain, l’Évangile prêché par Albert Schweitzer
par Jacqueline Kohler
« L’Évangile est le plus simple et le plus profond des enseignements. (…) Mais pourquoi tant de monde, aujourd’hui, reste-t-il indifférent ou même réfractaire ? Et pourquoi tant d’autres, ayant en eux le besoin d’entendre quelqu’un leur parler des choses du royaume de Dieu, ne rencontrent-ils personne capable de les enseigner ? » (Sermon du 6 mai 1906)
Toujours les mêmes interrogations… Pourquoi les Églises sont-elles si sourdes au message de l’Évangile que des voix prophétiques ne cessent de rappeler, et si peu empressées à le mettre en pratique ? Pourquoi ce message est-il si couramment galvaudé dans les prédications, voire foncièrement défiguré ? Lancinantes questions que ravive, en notre temps où les Églises traditionnelles dépérissent, la lecture des sermons d’Albert Schweitzer (vicaire à Saint-Nicolas de Strasbourg de 1898 à 1913) qui viennent d’être publiés sous le titre L’Esprit et le Royaume [1].
Vieux de plus d’un siècle, ces sermons restent – pour l’essentiel – pertinents comme s’ils venaient d’être écrits [2]. Leur souffle a sans doute libéré et édifié bien des fidèles, mais il n’a apparemment guère touché les Églises, prisonnières de leurs carcans dogmatiques et institutionnels. Un retour sur le passé à l’occasion de cette publication peut nous aider à imaginer et à incarner le christianisme de demain. Avec et par delà les Églises.
La première et ultime vérité
Traitant avec une lumineuse simplicité des questions fondamentales que l’humanité porte en elle depuis ses origines, ces sermons revêtent une portée universelle tout en se réclamant de l’héritage biblique, et plus particulièrement de Jésus de Nazareth. Il est significatif à cet égard que Schweitzer ait confié à un de ses amis, en 1908, qu’il se sentait « moins voué à la théologie qu’à la philosophie » – c’est-à-dire à une réflexion sans présupposés doctrinaux sur les soucis et les aspirations des hommes. Notre vie, nos espérances et nos joies, nos souffrances et la mort ont-elles un sens, ou ne sont-elles que l’écume d’une inexorable dérive de la nature vers le néant ?
La renommée mondiale du docteur de Lambaréné, emblématique précurseur de l’action humanitaire et lauréat du prix Nobel de la paix en 1952, a de fait éclipsé la figure que révèle ce livre – celle du pasteur qu’il a été à Strasbourg. Or les sermons du vicaire de Saint-Nicolas éclairent l’ensemble des combats qu’il a menés par la suite pour contribuer à rendre le monde plus humain. L’Esprit Saint « ne tombe pas du ciel » disait-il, mais habite au plus profond de notre humanité où il est à rechercher et à « conquérir » pour nous en imprégner et pour le rayonner. Dégagé des dogmes qui étouffent la pensée et le cœur, l’Évangile invite sans préalable de foi à respecter et à aimer toute vie, et en conséquence à secourir autant que possible tout être en difficulté. Tel a été en fin de compte, pour Schweitzer, le principal précepte laissé par Jésus, et l’unique connaissance sûre et indispensable.
« La seule connaissance qui ne passe pas est l’amour – et ce que nous savons de la vie c’est par l’amour que nous le savons. (…) L’amour suffit et relativise tout le reste. » (Sermon du 12 novembre 1905)
Une révolution des croyances
Devançant les idées de son époque, Schweitzer a développé une vision radicalement universaliste de la foi issue de l’Évangile. Un défi philosophique et éthique qui induit un bouleversement révolutionnaire de l’ordre religieux. S’il est vrai que Dieu n’appartient à aucune tradition religieuse et transcende les christianismes historiques comme les autres confessions, et si tous les humains ont pareillement vocation à être sauvés sous l’égide de l’Amour divin, chacune des grandes religions peut donner accès au salut et les prétentions exclusivistes des unes et des autres sont à abandonner.
Pour Schweitzer, le bon sens commun l’emportait sur les contradictions des spéculations théologiques. Il lui semblait inconcevable qu’un Dieu Amour puisse infliger d’atroces et éternelles souffrances à une partie de ses créatures, et il trouvait scandaleux que les Églises cultivent la crainte de l’enfer pour assujettir leurs fidèles. Suivre concrètement Jésus importait plus pour lui que de disserter sur la nature du Christ ou sur celle de Dieu. L’audacieux vicaire de Saint Nicolas n’a pas hésité, sur ces points et sur d’autres aussi importants que la Révélation, à prendre le contrepied des enseignements dispensés par les Écritures, les Pères de l’Église et les fondateurs de la Réforme.
« Nous ne ressentons nul besoin de nous accrocher à l’idée sophistiquée et indémontrable d’une Révélation, car nous croyons que le révélé nous vient des profondeurs de la simple pensée et de la sensibilité, nous croyons qu’à ces profondeurs l’âme humaine plonge dans l’Esprit infini et qu’elle en est transie, nous croyons donc que la pensée humaine peut toucher aux profondeurs de l’être, sans révélation particulière. » (Sermon du 16 janvier 1910)
Schweitzer avait la ferme conviction que l’Esprit de Dieu n’est captif d’aucun écrit, et il insistait sur le fait que le christianisme est la seule grande religion qu’aucun texte sacré ne fige. Contrairement à d’autres fondateurs de religion, Jésus n’a rien écrit et son message ne peut s’accomplir qu’en évoluant. Son Esprit continue à intervenir dans le monde pour le renouveler sans cesse à la faveur d’une Pentecôte permanente, et les Églises qui se réclament de lui ne sauraient lui être fidèles que dans cette voie. Une perspective qui a inspiré à Schweitzer de sublimes envolées mystiques laissant entrevoir l’homme et l’immensité de l’univers transfigurés par le feu de l’Esprit.
« Le devenir-homme de Dieu ne s’est pas uniquement produit en notre Seigneur Jésus, il se répète infiniment en ces hommes dans la vie desquels l’étincelle de son Esprit prend feu. Le processus du devenir-homme de Dieu, c’est l’histoire même du monde et c’est l’histoire, accomplissement ou échec, de chacun d’entre nous. (…) Ainsi représentons-nous chaque vie humaine comme un monde dans l’infini des mondes qui font l’univers, non pas visible, mais l’invisible. » (Sermon du 6 décembre 1903)
Cette liberté de pensée a suscité des suspicions et des conflits. Mais Schweitzer se sentait tellement redevable de l’héritage transmis par les Églises – malgré leurs infidélités -, qu’il a tenu à le repenser à frais nouveaux pour en assurer la crédibilité et l’avenir. Son maître-mot : se fier à l’Esprit qui a conduit Jésus, au souffle de vie qui sauvegarde les hommes au fil des réalités qu’ils traversent, quelles que soient leurs croyances religieuses. Conscient de l’importance de la tradition, ii appréciait les efforts faits dans le passé pour formuler la foi chrétienne – à l’occasion des conciles par exemple -, mais il refusait le piège des énoncés dogmatiques devenus abscons, et cherchait à dire Dieu et l’homme dans l’inédit du présent.
Combattre pour humaniser le monde
Tout en s’inscrivant dans le contexte social, économique et politique actuel, le Royaume prêché par Schweitzer s’identifiait au règne de justice et de paix annoncé par les prophètes d’Israël et par l’Évangile. Un Royaume auquel aspire profondément et depuis toujours le cœur humain à travers la plupart des religions et hors d’elles – et en particulier le cœur des hommes les plus déshérités. Mais Schweitzer considérait que cette espérance doit être spiritualisée en étant débarrassée des croyances apocalyptiques qui furent partagées par Jésus et par les premiers chrétiens, puis réinterprétées par les Églises selon leurs propres idées et intérêts.
Non seulement la fin du monde n’apparaît plus imminente et n’est plus attendue par nos contemporains, mais Schweitzer estimait illusoire d’espérer l’avènement d’un ordre mondial conforme à la volonté divine ou, en version sécularisée, à des utopies terrestres nouvelles ou de remplacement. Il n’y aura ni apocalypse ni Grand Soir. Ce n’est, d’après lui, que là où des personnes s’engagent corps et âme pour humaniser le monde qu’advient, même à leur insu, le Royaume de Dieu – aux antipodes des fondamentalismes réactionnaires des religions et des mirages politiques totalitaires. Pour le reste, il faut vivre dans la société et dans les Églises telles qu’elles sont en se battant contre le mal sans juger autrui, de manière à anticiper avec résolution et douceur ce Royaume déjà là et toujours à bâtir.
« La volonté de justice, le sens de l’humain et l’exigence de vérité forment ensemble le fondement du Royaume de Dieu ou, autre image, ils en sont comme l’eau souterraine, invisible, et pourtant répandue partout. Si cette nappe phréatique disparaissait, les rivières et les fleuves se tariraient rapidement. » (Sermon du 12 mars 1911)
Sans craindre de s’engager dans les enjeux politiques, Schweitzer stigmatisait avec vigueur l’égoïsme et la violence des puissants, et l’iniquité des systèmes dominants – notamment la rapine coloniale se perpétrant sous le couvert de visées civilisatrices, et les délires guerriers attisés par un patriotisme perverti. Au nom de l’Évangile, il dénonçait l’idéologie qui prône la résignation face aux rapports de force et à une évolution sociale présentée comme une fatalité. Les Béatitudes constituent, selon lui, un idéal de vie à mettre en pratique jour après jour, dans le sillage de Jésus qui en a témoigné au prix de sa vie, avec joie malgré les épreuves frappant ceux qui ne se soumettent pas à la logique du monde.
Se fier à l’Esprit qui porte la vie
Le croyant non averti se trouvera sans doute déconcerté par divers passages de ces sermons. Substituer une éthique de terrain, aussi évangélique soit-elle, aux somptueuses métaphysiques religieuses édifiées par les Églises au cours des siècles, n’est-ce pas risquer un saut dans le vide ? L’inspecteur ecclésiastique Michel Knittel n’avait-il pas raison de mettre en garde le jeune Schweitzer – comme le rapporte la remarquable introduction rédigée par Jean-Paul Sorg pour ces sermons – contre des dérives jugées « panthéistes » ? Et Schweitzer n’était-il pas présomptueux de s’autoriser, dans une lettre à son amie Hélène Bresslau, à passer pour « hérétique » si nécessaire ?
De fait, nombre de faux savoirs qui étayent de fausses croyances s’effondrent devant les perspectives ouvertes par ce livre, et bien des frontières qui protègent nos superficielles et incertaines certitudes habituelles s’estompent. Mais ce dépouillement permet de mieux se mettre au diapason de l’Esprit qui, selon Schweitzer, agit au plus intime des hommes pour les inciter à humaniser et à diviniser leur propre devenir et celui du monde. Au plan communautaire, il est indispensable que les Églises, « conformistes » et « fonctionnarisées » au dire de Schweitzer, renoncent à l’ordre sacralisé qu’elles présentent comme immuable alors que tout change, et qu’elles reviennent à l’Évangile pour servir les hommes.
« Il paraît de plus en plus évident que nos Églises, telles qu’elles sont, ne peuvent susciter une vie authentique, qu’elles ne le pourront que le jour où leurs formes se briseront, où les paroisses deviendront de vraies communautés, où les fonctions s’effaceront pour faire place à des engagements et à des pratiques enthousiastes, où donc toutes ces forces qui ont été enchaînées seront libérées . » (Sermon du 11 juin 1905).
Babylone, Ninive et Rome sont tombées en ruines, mais l’Évangile a survécu aux empires, constatait Schweitzer. Pour vivre la Bonne Nouvelle du Royaume et en témoigner, il ne suffit pas de prêcher, ni de louer Dieu ou de le prier. Il faut agir selon l’amour prescrit par Jésus, car tranchant est le critère qui préside sans la moindre considération religieuse au « Jugement dernier » qui nous juge dès à présent : « Ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. (…) Et ce que vous n’avez pas fait à un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » (Mt 25, 40-46). C’est à cette aune que l’Évangile libérateur annoncé par le prophète de Nazareth peut déplacer des montagnes en chacun de nous et jusque dans la société, et faire advenir sur terre une part de ciel.
Notes :
[1] L’Esprit et le Royaume, Albert Schweitzer, traduit de l’allemand par Jean-Paul Sorg, Arfuyen, Paris-Orbey, 2015.
Donnés dans l’église luthérienne Saint-Nicolas de Strasbourg (sauf un à Gunsbach), la moitié des trente sermons qui composent ce livre portent sur le Royaume de Dieu, l’autre moitié sur le thème de l’Esprit.
Cet article résume les échanges intervenus autour de ce livre au sein d’un petit groupe de lecteurs – à poursuivre ici ou là…
[2] Les termes bibliques employés pour désigner Dieu et son règne, ou Jésus le Christ, peuvent paraître obsolètes dans l’environnement sociopolitique et culturel d’aujourd’hui, mais leur usage se maintient à défaut de mieux.
Source de la photo d’Albert Schweitzer :