BRÉSIL – La nouvelle conquête de l’Amazonie. 2
Nos amis de Dial ont entrepris la traduction de plusieurs articles de Raúl Zibechi sur l’Amazonie Brésilienne (extraits d’un ouvrage intitulé Brasil potencia : entre la integración regional y un nuevo imperialismo, paru à Bogotá en 2012). Ces textes montrent de manière détaillée, à partir de l’exemple amazonien, que l’extractivisme ne se limite pas à l’exploitation minière ou pétrolière, mais requiert en parallèle le développement d’un réseau d’infrastructures (énergie, transports) nécessaires à la transformation et à l’exportation des ressources extraites. Nous avons publié précédemment « La rébellion de Jirau ». Voici le second.
Les centrales hydroélectriques
par Raúl Zibechi
Les pays émergents sont en quête d’énergie et investissent des montants considérables d’argent frais dans de grands travaux d’infrastructure. La Chine a en projet 81 centrales hydroélectriques sur les fleuves Mékong, Yangzi Jiang et Salouen et elle construit des barrages dans de nombreux pays, dont certains en Amérique latine [1]. Le Brésil construira 24 barrages hydroélectriques entre 2016 et 2020, en plus de ceux qui sont en construction actuellement, sans compter ceux qui sont prévus dans la région sud-américaine, comme ceux d’Inambari au Pérou, de Cachuela Esperanza en Bolivie et de Garabí sur la frontière avec l’Argentine. Presque tous seront construits sur des fleuves amazoniens. Parmi eux, le premier des cinq barrages du complexe Tapajós, qui aura une puissance installée de 6133 MW [2].
Le Brésil est le pays le mieux préparé pour tirer parti de l’énergie amazonienne et c’est « le seul qui lance une proposition intégrale d’appropriation de cette richesse stratégique, à court et à moyen terme » [3]. Il a des projets pour construire des centrales hydroélectriques dans sept pays d’Amérique latine : le Pérou, la Bolivie, l’Argentine, le Nicaragua, le Guyana, le Surinam et la Guyane française [4]. Les projets les plus importants se situent au Pérou et en Bolivie et des centrales binationales sont à l’étude sur le cours du fleuve Uruguay, qui généreraient à terme 2000 MW. Même pour la petite Guyane, la compagnie publique Eletrobras a réalisé une évaluation de son potentiel hydroélectrique et étudie la possibilité de construire une centrale de 1500 MW. Tous ces projets impliquent de fortes exportations d’énergie vers le Brésil, dans le cadre d’une proposition de la CEPAL qui supposerait de doubler la production d’électricité de la région d’ici à 2030 [5].
Le régime militaire avait réalisé un inventaire des cours d’eau brésiliens, en vue d’exploiter leur potentiel hydroélectrique, mais de nombreux projets furent classés parce que trop sujets à polémique et en raison de leur manque de viabilité technique. Le gouvernement de Lula a repris nombre d’entre eux, comme celui de Belo Monte, et a suivi une démarche similaire en étudiant à fond les manières de tirer le plus grand profit possible des fleuves amazoniens. Les raisons de cette décision sont les mêmes, dans ces deux périodes de l’histoire : fournir en énergie les industries exportatrices qui sont de grandes consommatrices d’eau et d’énergie. En 2008, le secteur industriel a consommé 46% de l’énergie électrique tandis que le secteur résidentiel n’en a consommé que 24% [6]. Par ailleurs, les grands barrages supposent des budgets énormes, mais représentent aussi des gains substantiels pour les entreprises de construction.
Pour comprendre cette nouvelle offensive sur les fleuves amazoniens et les multiples impacts qu’elle suppose, il faut se défaire de l’idée que les barrages sont des interventions localisées dans un espace géographique ,car il ne s’agit plus désormais d’initiatives isolées, mais bien de véritables complexes qui englobent des séries d’ouvrages interdépendants. Cela suppose des interventions multiples sur un fleuve, sur ses affluents et son environnement : en plus de construire des barrages en chaîne, cela implique aussi la construction de ports et d’écluses, qui en fassent des voies navigables. Nous sommes alors face à des interventions globales qui modifient les cours d’eau dans le cadre du projet beaucoup plus ambitieux de conversion de toute la région en plateforme pour les déplacements de marchandises et de transformation de la nature en valeurs d’échange. Le complexe Tapajós comprend cinq barrages, le complexe Rio Madeira comptera quatre barrages ainsi que des ouvrages pour faciliter la navigabilité [7] ; de la même manière Belo Monte sera beaucoup plus qu’un grand barrage avec des interventions sur plus de cent kilomètres du cours du Rio Xingu.
Le second élément, à prendre en compte, est la décision de construire dans le futur « des usines plateformes », un concept imaginé par le ministère des mines et de l’énergie du Brésil, pour intervenir en Amazonie en atténuant les impacts sociaux et environnementaux, aux dires de ses promoteurs. Les « usines plateformes » sont une réponse politique et technique aux critiques des groupes de défenseurs de l’environnement, qui dénoncent les énormes saccages que suppose la phase de construction des barrages, mais cette réponse est destinée aussi à neutraliser les luttes des ouvriers qui ont toujours fait des grands chantiers des lieux de résistance.
La revue Corriente contínua, de la compagnie public Eletronorte, a été la première à diffuser le nouveau concept, qui s’inspire des plateformes pétrolières. On abandonne la construction de villes pour loger les ouvriers, qui dorénavant ne resteront que trois jours, une semaine au plus, sur le chantier et qui retourneront chez eux en hélicoptères ou en bateaux. De telle sorte qu’on ne construira qu’un petit nombre de logements, on ne construira pas de voie d’accès aux chantiers et les machines seront transportées par voie fluviale ou aérienne [8]. La réduction drastique des infrastructures traditionnelles permet de déboiser des zones beaucoup plus limitées, d’abattre un moins grand nombre d’arbres et de réduire l’impact environnemental. Mais la préoccupation n’est pas uniquement de préserver l’environnement. Humberto Gama, gérant des chantiers d’Eletronorte avance d’autres raisons : « L’idée est de sortir les hommes du chantier. Le travailleur s’y rend, accomplit son tour de travail et revient à sa base, qui doit se trouver dans la ville la plus proche. » [9].
Dans ce même reportage, on explique qu’on ne construit ni routes ni logements permanents, car, de cette manière, on « évite d’attirer des contingents de populations, de construire des villes dans les environs du chantier » [10]. La première intervention où seront mises en œuvre les usines-plateformes est le complexe Tapajós, dans l’État du Pará. Il s’agit de cinq centrales qui auront une puissance installée de 11 000 MW, semblable à celle d’Itaipú [11]. Les impacts de fond, les moins visibles, mais les plus permanents ne sont pas atténués par les usines-plateformes, car ils concernent le tissu social des populations affectées et la vie aquatique dans le cours d’eau concerné.
Le cas de l’État de Rio Grande do Sul peut servir de référence, car c’est l’une des régions où l’exploitation du potentiel hydroélectrique est allée le plus loin, quand bien même il ne s’agit pas de la région amazonienne. L’Université de Passo Fundo a réalisé une étude sur les impacts sociaux et économiques des centrales hydroélectriques construites en amont du fleuve Uruguay et en a conclu que les indicateurs de développement économique et social ont connu une chute de 40% et les indicateurs environnementaux, une baisse de 31 % [12].
Sur le fleuve Uruguay, quatre barrages ont été construits, mais dix sont en projet, sans compter ceux qui existent ou seront construits sur les affluents. Leandro Scalabrin, avocat du MAB [13] et du Mouvement des sans-terre, affirme que, dans la zone nord de Rio Grande do Sul, l’Uruguay a cessé d’être un fleuve et qu’il est devenu « un ensemble de lacs artificiels » [14]. Plus grave encore : le nombre de personnes installées par la réforme agraire dans cet État, au cours des 25 dernières années, est pratiquement le même que celui des personnes qui furent expulsées par la construction du barrage au cours des 15 dernières années.
La proposition de construire des usines-plateformes peut contribuer à résoudre certains aspects des problèmes engendrés par les centrales hydroélectriques. La proposition semble ainsi destinée à affaiblir les résistances à deux moments : lors de la phase qui précède les travaux, souvent caractérisée par les critiques des défenseurs de l’environnement et la mobilisation des peuples affectés, puis lors de la construction, avec la résistance potentielle des ouvriers, comme cela a été le cas avec les révoltes de Jirau et Santo Antônio.
Un bref aperçu du complexe du Rio Madeira permet de mesurer l’enchevêtrement des interventions qui se cachent derrière les centrales hydroélectriques. Le complexe consiste en une série de chantiers dont, pièce centrale, quatre barrages : deux grandes centrales en amont de la ville brésilienne de Porto Velho (Jirau et Santo Antônio), un barrage sur les eaux binationales boliviano-brésiliennes (Ribeirão) et un quatrième sur le Rio Beni, en territoire bolivien (Cachuela Esperanza). Les travaux ont été planifiés pour la production d’hydroélectricité (17 000 MW au total) et la navigation, car les barrages comporteront des écluses. De cette manière on constitue une voie navigable fluviale de 4 200 km, qui rend possible la navigation sur les rios Madeira, Madre de Dios, et Beni, et permet l’intégration commerciale du nord du Brésil, du Pérou et de la Bolivie, avec pour finalité l’exportation de la production de soja par les ports du Pacifique.
Ce projet fait partie de l’Initiative d’intégration de l’infrastructure de la région sud-américaine (IIRSA) [15] et comprend également la construction de routes, d’aéroports, de voies ferrées, de gazoducs, de lignes électriques et de fibre optique, pour faciliter l’extraction de matières premières. Jusqu’à présent, le Rio Madeira n’est navigable que depuis sa confluence avec l’Amazone, jusqu’à Porto Velho, mais, à l’avenir, on pourra naviguer sur les ríos Madre de Dios et Beni jusqu’à Puerto Maldonado (Pérou), point de jonction avec l’axe Pérou-Brésil. Par le Rio Mamoré, on pourra naviguer du Rio Beni jusqu’à l’Axe interocéanique central. Grâce à ces voies fluviales, les États de Matto Grosso et Rondônia pourront augmenter leur production de soja de 3 à 28 millions de tonnes, sur 7 millions d’hectares, tandis que la production bolivienne pourrait atteindre 24 millions de tonnes de soja par an ; dans les deux cas, l’acheminement se fera par l’axe Pérou-Brésil-Bolivie [16].
Ce projet a connu des antécédents. En 1971, la dictature militaire identifia les zones de Jirau et Santo Antônio comme emplacements possibles pour construire des centrales hydroélectriques et, en 1983, l’entreprise Eletronorte réalisa un inventaire du bassin du Rio Madeira. En 2001 et 2002, les compagnies brésiliennes Furnas Centrais Elétricas et Norberto Odebrecht entreprirent les études de faisabilité et d’impact environnemental. Les entreprises signalèrent l’importance de la navigabilité des fleuves pour faciliter le transport du soja et proposèrent d’agrandir le port de Iticoatiara, au confluent du Rio Madeira et de l’Amazone, pour faciliter le transport de marchandises du Brésil, du Pérou, de la Bolivie, de la Colombie et de l’Équateur [17].
La production des centrales en projet sera quatre ou cinq fois supérieure à la consommation électrique de la Bolivie. C’est le Brésil qui profitera de ces barrages et qui jouira, en outre, d’une liaison plus directe et plus rapide avec les marchés de la Chine et de l’Inde. Les entreprises brésiliennes Odebrecht et Furnas feront aussi des profits extraordinaires qui ont été chiffrés, avant que n’augmente le montant de l’ouvrage, à 8,4 milliards de dollars [18].
Barrages sur les rios Madeira et Beni (Santo Antonio et Jirau en construction, Guajará Mirim et Cachuela Esperanza en projet — source : FOBOMADE)
En Bolivie, le débat fait rage sur la question de la construction de barrages que le gouvernement Morales, en un premier temps, avait rejetée, avec, d’un côté, les défenseurs de l’environnement et les ONG, et, de l’autre, l’ambassade du Brésil, la Corporation andine de développement, la Banque mondiale et le Groupe d’études du secteur électrique de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. À la mi-2011, le vice-ministre des Relations extérieures, Juan Carlos Alurralde, fit part de sa préoccupation sur le fait que les barrages de Jirau et Santo Antônio peuvent occasionner des inondations sur le territoire bolivien et altérer le cours du Rio Madeira, compromettant du même coup la faisabilité d’autres projets hydroélectriques [19]. En plus de Cachuela Esperanza sur le Rio Beni, qui produira 990 MW à partir de 2019, le gouvernement bolivien prévoit de réaliser des barrages hydroélectriques en cascade, sur le tronçon binational du Rio Madeira, pour une puissance installée d’environ 3000 MW.
Le Brésil compte très fortement sur les investissements dans les barrages hydroélectriques en Bolivie. Selon son ambassadeur à La Paz, Marcel Fortuna Biato, il s’agit d’exploiter le potentiel des ríos boliviens, qui serait de 40 000 MW, soit plus de vingt fois la consommation actuelle du pays et le troisième plus grand potentiel d’Amérique du Sud [20]. La construction du barrage de Cachuela Esperanza a, pour le moins, deux conséquences graves, en plus des répercussions sur l’environnement : le village de Cachuela Esperanza compte moins de mille habitants, mais l’exécution des travaux requiert 18 000 ouvriers qui devront venir de localités très éloignées, parcourant pas moins de cent kilomètres. Par ailleurs, tandis que les barrages construits au Brésil sont financés par la BNDES, ceux qui seront construits en Bolivie, pour exporter de l’énergie vers le Brésil, n’ont pas de financement national, raison pour laquelle le pays devra s’endetter, comme ce fut le cas du Paraguay pour la construction d’Itaipú [21].
Carlos Lessa, ancien président de la BNDES, soutient qu’avec le complexe du Rio Madeira « le Brésil promeut sa propre version de la conquête de l’ouest dans une zone de forêt voisine du Pérou et de la Bolivie, avec son mégaprojet qui illustre les rêves d’intégration de l’Amérique latine, dans des zones frontalières où tout est à faire. » [22]. Les centrales hydroélectriques permettent « la production d’énergie en quantités significatives et à bas coût, pour la consolidation du Pôle de développement de l’agrobusiness dans la région ouest du Brésil et l’Amazonie bolivienne » ce qui permet la réduction des coûts de transport des grains et autres commodities [23].
Les entreprises brésiliennes seront les seules acheteuses de l’énergie que produira la Bolivie, elles imposant les conditions de vente, les contrats et les tarifs. Les investissements dans ces barrages profitent aux entreprises brésiliennes Odebrecht, Furnas Centrais Elétricas et au groupe Tedesco Maggi (le plus gros exportateur de soja du Brésil), qui a investi 100 millions de dollars pour rendre navigable le Rio Madeira « sur lequel elle possède la plus importante flotte de péniches et de remorqueurs, d’une capacité de transport fluvial de 210 000 tonnes par mois » [24].
Mis en perspective, des projets comme celui du complexe du Rio Madeira participent de la géopolitique brésilienne d’expansion vers l’ouest, d’occupation de territoires « vides » et de contrôle des ressources stratégiques comme les hydrocarbures boliviens. Cela confirme l’impression que « les gouvernants brésiliens semblent être parvenus à la conclusion que l’augmentation de la compétitivité brésilienne sur le marché international dépend, en grande part, de l’intégration de l’Amérique du Sud » [25]. Il faudrait cependant ajouter qu’il s’agit d’une intégration doublement subordonnée : au Brésil, d’une partie des pays d’Amérique du sud, et de l’ensemble de la région, au marché et aux entrepreneurs mondiaux.
Source Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3327 : http://www.alterinfos.org/spip.php?article6467
- Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
- Source (espagnol) : Raúl Zibechi, Brasil potencia : entre la integración regional y un nuevo imperialismo, Bogotá, Ediciones Desde Abajo, 2012, chapitre 7 (p. 194-200). Traduction et publication autorisées par l’auteur.