La désinvention de la démocratie
L’attaque contre la Grèce n’est que le nouvel épisode de la longue histoire du blocage de toute alternative dans l’intérêt de l’élite financière.
Par George Montbiot [1], publié par le Guardian le 8 juillet 2015
Il se peut que la Grèce soit financièrement en banqueroute ; la troïka connaît, elle, une banqueroute politique. Ceux qui persécutent cette nation jouissent de pouvoirs illégitimes, non démocratiques : des pouvoirs d’un genre qui nous atteint tous.
Stèle dite de la Démocratie : loi contre la tyrannie vers 336 a. C. Le bas-relief représente la personnification du Démos couronné par la Démocratie. Musée de l’Agora antique d’Athènes.
Voyez le Fond Monétaire International. La répartition du pouvoir y est parfaitement figée : les décisions du FMI requièrent une majorité de 85%, et les états-Unis détiennent 17% des voix. Il est contrôlé par les riches, et gouverne les pauvres dans l’intérêt des premiers. Il fait maintenant à la Grèce ce qu’il a fait aux nations pauvres les unes après les autres, de l’Argentine à la Zambie. Ses programmes d’adaptation structurelle ont forcé des dizaines de gouvernements élus à démanteler la dépense publique, à détruire la santé, l’éducation et les autres moyens grâce auxquels tous ceux qui sont dans la misère sur la planète pourraient améliorer leur vie.
La même politique est imposée sans tenir compte des circonstances : tout pays colonisé par le FMI doit mettre le contrôle de l’inflation avant tout autre objectif économique ; immédiatement lever toute entrave au commerce et à la circulation des capitaux ; libéraliser son système bancaire ; réduire les dépenses publiques sur tout sauf sur le remboursement de la dette ; et privatiser les actifs qui peuvent être vendus à des investisseurs étrangers.
En se servant de la menace de ses prophéties auto-réalisatrices (il avertit les marchés financiers que les pays qui ne se soumettent pas à ses demandes sont condamnés), il a forcé les gouvernements à abandonner leurs politiques progressistes. Il a presque à lui tout seul mis en place la crise financière asiatique de 1997 : en forçant les gouvernements à lever le contrôle des capitaux, il a exposé les devises à l’attaque des spéculateurs financiers. Seuls des pays tels que la Malaisie et la Chine, qui ont refusé de se laisser faire, ont échappé à la crise.
Observons la Banque Centrale Européenne. Comme la plupart des autres banques centrales, elle jouit de « l’indépendance politique ». Cela ne signifie pas qu’elle ne dépend pas de la politique ; seulement qu’elle n’est pas dépendante de la démocratie. Au lieu de cela, elle est dominée par la finance, dont elle est constitutionnellement obligée de défendre les intérêts, au moyen d’un objectif d’inflation d’environ 2%. N’oubliant jamais où le pouvoir se trouve, elle a outrepassé cette obligation, infligeant déflation et chômage dément aux membres les plus pauvres de la zone euro.
Le traité de Maastricht, qui établissait l’Union Européenne et l’euro, fut élaboré sur une illusion mortelle : la conviction que la BCE pouvait fournir la seule gouvernance économique commune que requérait l’union monétaire. Elle provenait d’une version extrémiste du fondamentalisme de la loi du marché : si l’inflation était maintenue faible, comme ses créateurs l’imaginaient, la magie des marchés résoudrait tous les autres problèmes sociaux et économiques, rendant la politique obsolète. Ces gens sérieux, à jeun, en complet veston, qui se considéraient comme les seuls adultes dans les lieux, se révèlent être des utopistes fantaisistes fous, les adeptes d’un culte économique fanatique.
Tout cela n’est qu’un nouveau chapitre de la longue tradition qui consiste à faire dépendre le bien de l’humanité du pouvoir financier. L’austérité maintenant imposée à la Grèce, toute brutale qu’elle soit, est douce comparée à des versions antérieures. Prenons par exemple les famines en Irlande et en Inde, toutes deux aggravées (dans le second cas causée) par la doctrine connue sous le nom de laissez-faire, mais que nous appelons maintenant fondamentalisme du marché ou néolibéralisme.
Dans le cas de l’Irlande, un huitième de la population fut tué – on pourrait presque dire assassiné – à la fin des années 1840, en partie à cause du refus britannique de distribuer de la nourriture, d’exporter du blé, ou de soulager effectivement la pauvreté. De telles politiques offensaient la sainte doctrine selon laquelle rien ne doit arrêter la main invisible.
Lorsque la sécheresse frappa l’Inde en 1877 et 1878, le gouvernement impérial britannique maintint un chiffre record d’exportations de riz, provoquant une famine qui tua des millions de gens. L’Anti-Charitable Contributions Act de 1877 interdit « sous peine d’emprisonnement les dons privés pour assistance qui risquaient d’interférer avec la fixation par le marché du prix des céréales. » La seule assistance autorisée fut le travail forcé dans des camps de travail, dans lesquels on fournissait moins de nourriture qu’aux prisonniers de Buchenwald. En 1877, la mortalité mensuelle dans ces camps équivalait à un taux annuel de 94%.
Comme Karl Polanyi l’a avancé dans « The Great Transformation », l’étalon or – le système autorégulateur au cœur de l’économie du laissez-faire – a empêché les gouvernements du XIXème et du début du XXème siècles d’augmenter les dépenses publiques ou de stimuler l’emploi. Il les a obligé à maintenir le plus grand nombre dans la pauvreté, tandis que les riches jouissaient d’un âge d’or. Il existait peu de moyens de contenir l’insatisfaction populaire, si ce n’est pomper les richesses des colonies et promouvoir un nationalisme agressif. Ce fut l’un des facteurs qui amenèrent la Première guerre mondiale. Le rétablissement de l’étalon or par de nombreuses nations après la guerre a accéléré la Grande dépression, en empêchant les banques centrales d’accroître les disponibilités monétaires et d’abonder les déficits. On aurait pu espérer que les gouvernements européens se seraient souvenus de ces suites.
Aujourd’hui, les équivalents de l’étalon or – engagements inflexibles dans la voie de l’austérité – abondent. En décembre 2011, le Conseil Européen a accepté un nouveau pacte budgétaire, imposant à tous les membres de la zone euro une règle selon laquelle « les budgets des états seront en équilibre ou en excédent. » Cette règle, qui a dû être traduite en loi nationale, contiendrait « un dispositif de correction automatique qui sera enclenché dans le cas d’un manquement. » Voilà qui peut expliquer le sentiment de lèse-majesté avec lequel les technocrates non-élus de la troïka ont accueilli le retour de la démocratie en Grèce. Ne s’étaient-ils pas assuré que ce choix était illégal ? De tels diktats signifient que la seule issue démocratique possible en Europe est maintenant l’effondrement de l’euro : qu’on le veuille ou non, tout le reste n’est que la combustion lente de la tyrannie.
C’est difficile à admettre pour ceux d’entre nous qui sont à gauche, mais Margaret Thatcher a épargné au Royaume Uni ce despotisme. L’union monétaire européenne, a-t-elle prédit, ferait en sorte que les pays les plus pauvres ne puissent pas se tirer d’affaire, « ce qui anéantirait leurs économies peu performantes. »
C’était seulement, semble-t-il, pour la remplacer par une tyrannie bien de chez nous. « L’engagement par la loi à un excédent budgétaire » proposé par George Osborne [2] va encore plus loin que la règle de la zone euro. Le « verrouillage d’un budget de responsabilité » promis par le parti travailliste, bien que plus doux, provient d’une intention similaire. Dans tous les cas, les gouvernements s’interdisent la possibilité de changement. En d’autres termes, ils s’engagent à s’opposer à la démocratie.
Ainsi en a-t-il été durant les deux derniers siècles, avec l’exception des 30 années de répit keynésien. L’écrasement du choix politique n’est pas un effet collatéral de ce système de croyance utopique, mais il en est une composante nécessaire. Le néolibéralisme est intrinsèquement incompatible avec la démocratie, tandis que le peuple se rebellera toujours contre l’austérité et la tyrannie fiscale qu’il prescrit. Quelque chose doit donner, et c’est forcément le peuple. C’est le vrai chemin de l’esclavage : désinventer la démocratie dans l’intérêt de l’élite.
Traduit par Didier Vanhoutte, 8 juillet 2015
Notes :
[1] www.monbiot.com [2] Chancelier de l’échiquier actuel, soit le ministre des finances.Source de l’article : http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/jul/07/greece-financial-elite-democracy-liassez-faire-neoliberalism?CMP=EMCNEWEML6619I2
Source de l’illustration : Marsyas (Self-published work by Marsyas) [CC BY-SA 2.5 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5)], via Wikimedia Commons
“Lorsque la sécheresse frappa l’Inde en 1877 et 1878, le gouvernement impérial britannique maintint un chiffre record d’exportations de riz, provoquant une famine qui tua des millions de gens. L’Anti-Charitable Contributions Act de 1877 interdit « sous peine d’emprisonnement les dons privés pour assistance qui risquaient d’interférer avec la fixation par le marché du prix des céréales. » La seule assistance autorisée fut le travail forcé dans des camps de travail, dans lesquels on fournissait moins de nourriture qu’aux prisonniers de Buchenwald. En 1877, la mortalité mensuelle dans ces camps équivalait à un taux annuel de 94%.”Merci de me faire découvrir cet épisode de l’Histoire que je ne connaissais pas. Le fanatisme de marché, comme tous les fanatismes, ne connaît décidément aucune limite dans l’abjection pour imposer la domination de l’oligarchie. C’est pourquoi je pense que tous les pays engagés dans une perspective d’émancipation sociale devraient rompre définitivement avec toutes ces institutions internationales qui sont au service unique du Capital, et qui sont, par nature, irréformables : FMI, OMC, OTAN, et aussi l’Union Européenne.
Amitiés
BREYSACHER Christophe