Au cœur du pouvoir : la relation à Dieu !
Le Père Elias Zahlaoui est un prêtre catholique, melchite, de Damas. Il a été prié par l’Assemblée Nationale de Syrie de s’exprimer le 16 février 2015 sur le drame que connaît son pays. Nos amis de « Dieu maintenant [1] » ont publié sur leur site la traduction de son intervention, faite par Nour Hallaq. Nous publions ici la seconde des trois parties de ce « témoignage de foi dans un pays laïque face à un pouvoir particulièrement contesté ».
Je vois bouger, à l’intérieur de la Syrie, certains aspects des problématiques entre l’individu et le pouvoir central. Reste que les relations entre l’individu et le pouvoir central se compliquent lorsqu’on introduit, au cœur de cette relation, Dieu qui est supposé l’autorité suprême, au-dessus de toute autorité humaine. Il me semble que cette problématique nous concerne au premier degré en Syrie, aujourd’hui comme demain. Je vais essayer d’en parler à partir de ces deux grands ensembles que sont les musulmans et les chrétiens en évoquant les étapes les plus importantes. Ceci devrait nous aider, en Syrie, à édifier sur des fondations solides et claires, dans nos esprits d’abord, dans nos lois et constitutions ensuite. Il s’agit de restituer sa majesté et sa pureté au Dieu unique que nous adorons tout en laissant à chacun sa liberté et sa responsabilité.
Une chrétienté infidèle à Jésus
Donc, qu’en est-il de l’homme dans la chrétienté et qu’en est-il du pouvoir à son sujet ?
Lorsque j’étais un jeune étudiant et pendant longtemps, j’ai eu honte, en lisant l’histoire de l’Église, d’un paradoxe terrible qu’il nous faut affronter absolument chaque jour comme je vais le faire devant vous aujourd’hui.
L’homme pour le Christ est tout ; il est le centre d’intérêt de son amour entier et l’objet permanent de son accueil ; après Dieu, il est la valeur suprême parmi tout ce que Jésus voit dans l’univers. Vie, amour, nature, esprit, beauté, joie, sciences, lois, invention, institutions doivent respecter l’homme, être à son service et chercher son bonheur jusqu’à ce qu’il rencontre la face de Dieu, son créateur. Jésus a tenu à conseiller à ses disciples d’être toujours au service de tous, comme lui. Souvent, il leur disait qu’il n’était pas venu pour servir, mais se donner en sacrifice pour sauver la multitude des hommes. Il est allé jusqu’à s’identifier absolument avec tous les torturés, les faibles, les affamés et les écrasés, c’est-à-dire à ceux à qui la société ne reconnaît aucune valeur. Personne n’ignore ce qu’il a dit à son dernier repas, après avoir lavé les pieds de ses disciples : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l’exemple pour que vous agissiez comme j’ai agi envers vous. En vérité, je vous le dis, l’esclave n’est pas plus grand que son maître ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé. Sachant cela, heureux serez-vous si vous le faites. » (Jean 13,12-17)
Ce que Jésus a dit de faire, il l’a fait. Ce qu’il disait de lui, il l’était. En comparaison qu’a fait l’Église après lui et que fut-elle ? Je résume un peu plus de deux mille ans de façon rapide, mais suffisante pour qu’on comprenne.
1 – Aux débuts, par exemple à Jérusalem, les fidèles fortunés, dans les Actes des Apôtres, se pressaient spontanément pour vendre leurs biens et les mettre aux pieds des disciples pour les distribuer aux nécessiteux. De même, certaines jeunes églises, plus ou moins riches, partageaient ce qu’elles possédaient avec les autres plus démunies.
2 – Le christianisme s’est répandu dans tout l’ancien Orient, seulement par la parole et le comportement vertueux malgré les machinations continuelles et féroces de l’entourage et malgré l’oppression des Empereurs de Rome et de leurs alliés partout dans l’Empire, jusqu’à l’époque de Constantin.
3 – En 313, l’Empereur Constantin a reconnu officiellement le droit d’existence du christianisme. Depuis ce jour-là, le vrai désastre a commencé dans le christianisme. C’était le début de son glissement dans le labyrinthe du pouvoir temporel : un début qui n’a pas de fin.
De nombreux responsables des Églises, alors qu’ils n’étaient plus persécutés, se sont mis à flatter les responsables du pouvoir en place, surtout à Constantinople, la capitale. Beaucoup sont devenus, volontairement ou involontairement des hommes de pouvoir. Certains ont commencé à imiter les hommes de pouvoir en matière d’habitat, de privilèges et même d’habillement dans les cérémonies religieuses (diadèmes, vêtements dorés et crosse). Nous en sommes étonnés jusqu’à nos jours. Ils ont désiré s’approcher d’eux, vivre dans leur voisinage, imiter leur comportement. Ils en sont venus jusqu’à demander leur aide contre leurs adversaires ecclésiastiques ainsi que contre les Juifs, leurs ennemis de toujours.
Le pouvoir antisémite de l’Église
Il est également nécessaire de resituer dans un contexte historique ce qui s’est passé et ce qui se passe depuis plus de cent ans en Palestine et qui a des répercussions sur tout le monde arabe et musulman, et même au niveau du monde entier.
L’Église, qui a été persécutée durant 250 ans à peu près, a pratiqué une persécution contre les Juifs. Elle poussait les responsables dans l’Empire à légiférer pour limiter leur activité commerciale. Il leur fut interdit d’habiter certains quartiers, ce qui les a obligés à vivre dans des ghettos spécifiques. Cette relation s’est énormément aggravée entre l’Église et l’État d’un côté et les Juifs de l’autre jusqu’à ce qu’apparaisse l’antisémitisme. Cet antisémitisme a atteint son sommet dans les prières officielles de l’Église, surtout pendant la Semaine sainte, par des paroles blessantes, en particulier dans les prières où le Christ dit qu’Il leur avait pardonné !
En vérité c’est une contradiction flagrante, mais c’est une réalité qui n’a fait que s’aggraver dans tout l’Occident, engendrant parfois, surtout pendant la Semaine sainte, des massacres dans les quartiers juifs, quand les fidèles sortaient des offices.
C’est ainsi que certains responsables dans l’Église ont compris leur pouvoir depuis l’époque de Constantin, et ils l’ont pratiqué pendant des siècles et des siècles, jusqu’à l’arrivée d’Hitler au milieu du 20e siècle ! Oh ! Combien m’afflige, moi le prêtre arabe chrétien, d’avoir à raconter cette réalité qui explique le terrible complexe maladif qu’affrontent tout l’Occident et toutes ses Églises en ce qui concerne les Juifs depuis le décret de division en 1947, jusqu’à maintenant et pour longtemps encore.
L’Église d’Occident
Ce ne sera une nouvelle pour personne si je vous dis que les affaires dans les deux grandes capitales chrétiennes (Byzance en Orient et Rome en Occident) se sont aggravées d’une manière affligeante, au point de vue de la compréhension du pouvoir de l’Église : comportements hautains, alliances ou rivalités avec le pouvoir séculier pour des gains temporels. Elles ont d’abord abouti à un schisme entre eux qui existe encore. Dans l’Empire byzantin (Syrie, Égypte, Irak, Arménie) le désir du peuple de se libérer a conduit à accueillir les Arabes conquérants comme des sauveurs. Et Byzance est tombée entre les mains des Ottomans en 1453.
Tandis qu’en Occident, les papes se montraient hautains à l’égard de tous, les mises en garde sérieuses et fermes provenant de l’intérieur de l’Église restaient vaines et les critiques sévères n’étaient pas écoutées. La situation a continué de s’aggraver ; durant des siècles les tribunaux de l’Inquisition se sont développés. Beaucoup de gens ont été brûlés. De nombreux Empereurs, rois et princes étaient excommuniés. Les Papes ont appelé à des guerres qu’on appelle « croisades ». Des sectes extrémistes se sont formées, des guerres religieuses effroyables ont commencé et ont duré des centaines d’années. Par milliers on baptisait les gens errant sur les routes. Certains savants étaient empêchés de poursuivre leurs recherches. Après la découverte de l’Amérique en 1492, la sauvagerie a atteint son sommet : des millions d’Indiens (les Peaux-Rouges) ont été exterminés et des millions de noirs africains ont été emmenés par la force, vendus comme esclaves pour travailler dans les mines souterraines ou des plantations immenses dans le continent américain.
Suite à toutes ces tragédies, je souligne trois points qui sont d’une énorme importance.
Premier point : L’Église occidentale, qu’elle soit en Europe, en Amérique ou en Australie, était activement de mèche avec les autorités temporelles et militaires coloniales. Toutes les atrocités commises par ces autorités – depuis le début jusqu’à aujourd’hui – sont en contradiction absolue avec les enseignements du Christ. Par de tels actes, l’Église est en contradiction avec elle-même et avec sa mission. L’arrivée de Jean-Paul II a ouvert un nouveau chemin en relisant d’une manière audacieuse et globale l’histoire noire de l’Église d’antan, demandant pardon au nom de toute l’Église catholique à Dieu et aux peuples opprimés. Il voulait, ce faisant, sortir les Églises d’Occident de leur silence face aux nouvelles horreurs que commettent les gouvernements, en particulier les États-Unis. Il voulait que les Églises parlent face à ce qui menace l’humanité et, aujourd’hui, face à ce qui menace la Syrie. Mais ces Églises ne cessent de garder le silence. De là vient ma colère. Mes rencontres avec certains responsables religieux en Occident et mes lettres à différents responsables religieux et politiques n’ont servi à rien.
Deuxième point : Un profond fossé s’est creusé entre l’institution cléricale et le peuple dans l’Europe entière.
Troisième point : La majorité des intellectuels et des penseurs s’est retirée de l’Église en Occident. Avec beaucoup de sacrifices, ils ont réussi à trouver leur chemin loin de l’Église. Aujourd’hui, face aux grands défis qui menacent l’existence de ces sociétés, l’Église essaie de faire revenir ces fidèles. Comme elle essaye de rattraper le cortège des sciences et de la réflexion intellectuelle qui va de plus en plus vite !
Après cet exposé douloureux, permettez-moi de reconnaître avec vous que la relation à Dieu, surtout dans le domaine politique et social, est une affaire très épineuse. En fin de compte, c’est à Dieu lui-même qu’elle nuit le plus.
Le message de l’Islam
La deuxième partie de mon discours concerne l’Islam et son attitude vis-à-vis de l’homme.
Le Saint Coran cite, à propos de la création de l’homme et des sociétés, deux versets sublimes :
– « Nous avons créé l’homme en la plus belle stature » (Le figuier/4).
– « Oh ! Les gens ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et vous avons désignés en nations et en tribus, pour que vous en veniez à vous connaître mutuellement… Oui, le plus noble des vôtres, auprès de Dieu, c’est le plus pieux des vôtres » (Les cloisons/13).
Quelle est la réalité de l’homme en islam ? Quelle est la réalité du pouvoir ? Je laisse aux responsables musulmans la charge de répondre à ces deux questions, comme le l’ai moi-même fait pour les chrétiens. Pour ma part, je me contenterai de souligner trois points très importants.
L’Islam : une religion de progrès et de dialogue
Le premier point concerne, dans le monde arabo musulman, le développement scientifique en avance sur le reste du monde, surtout à l’époque abbasside. Tous les historiens et les scientifiques témoignent que la civilisation islamique a été pionnière face à l’Occident dans ce domaine vital et décisif. Donc une question s’impose : Qui a figé ce développement ? Au moment où l’Occident arriéré s’est lancé et nous a devancés, nous laissant loin derrière lui, nous nous nourrissions de ces productions étonnantes.
Le second point concerne les conquêtes arabes, dans le pays de Sham, d’Égypte et d’Andalousie. Ces conquêtes, personne ne peut le nier, diffèrent totalement de toutes les autres qui se sont produites dans l’histoire du monde. En effet, le principe du conquérant était le dialogue, l’entente avec les premiers habitants chrétiens. Il a construit avec eux une nouvelle société et une civilisation raffinée où le chrétien, le musulman et le juif ont vécu pacifiquement durant des siècles. Tous les historiens, entre autres les historiens juifs, anciens et contemporains, témoignent que la période du règne islamique en Andalousie fut une époque dorée. L’un d’entre eux a dit que « les Arabes étaient les conquérants les plus miséricordieux ». Je souligne, avec plaisir, l’inauguration récente du « Centre Culturel à Grenade » ; dans une des salles, il y a un tableau sur lequel est écrit : « Après deux ans de conquête arabo musulmane en Espagne, les juifs ont été libérés de l’esclavage. »
Je me pose avec vous la question : nos ancêtres musulmans et chrétiens avaient-ils tort d’adopter le dialogue et la vie commune ? Ont-ils agi selon les préceptes de Dieu ? N’ont-ils pas appris à l’humanité tout entière ce dont elle a besoin pour le présent et l’avenir ? Cette méthode sera un modèle rayonnant face au monde entier lorsque la Syrie sera sortie de ses difficultés. J’y vois son unique salut, malgré tous les troubles exorbitants, présents ou à venir, causés par les campagnes des Francs, les invasions des Mongoles et des Tatares, le règne des Mamlouks, l’Empire ottoman et les interventions occidentales répugnantes, qu’elles soient anciennes ou actuelles. Oui, ce dialogue poursuivi jusqu’à nos jours crée de la convivialité. Il a connu son apogée, durant la période nationale, lorsque Farès Khoury était Président de l’Assemblée des députés. Pour ma part, j’ai cru – voici déjà quelques années – que ce modèle de vie commune allait sans doute nous emmener, en Syrie, tôt ou tard, à ancrer les règles d’un pouvoir civil qui s’installerait naturellement. J’ai cru que ce pouvoir civil nous mettrait tous au niveau d’une égalité citoyenne, pionnière et en avance sur l’ensemble du monde arabe. Et soudain arriva ce qui arriva !!!
Le troisième point concerne le pouvoir religieux en Islam. Je vous invite, et à travers vous j’invite tous les musulmans, à réfléchir posément aux opinions de certains parmi les grands penseurs musulmans, tels Abdel Rahman Al Kawakibi, Le Cheikh El-Imam Al-‘azhari, Ali Abel Razzaq, le Docteur Mohamed Hamara notre contemporain. Tous sont unanimes pour reconnaître ce que dit Al-Shay Al Imam Mouhamad Abdou : « Dans l’Islam, il n’y a pas un pouvoir religieux, sauf celui de la prédication, de l’invitation au bien et à l’éloignement du mal. C’est un pouvoir que Dieu a donné au plus humble des musulmans, pour blâmer le plus haut comme il l’a donné au plus haut pour blâmer celui qui est plus bas. » (Mohammmad Amara : « L’Islam et le pouvoir religieux », Page 36) Est-ce que cela nuit à la grandeur divine ? Ou bien est-ce que cela n’éloigne pas l’homme de tout excès en lui donnant liberté et responsabilité ?
Source : http://www.dieumaintenant.com/discoursdupereeliaszahlaouiadamas.html
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Illustration : peinture de Marthe Péalat
Note :
[1] http://www.dieumaintenant.com