L’Europe dont nous ne voulons plus
par Serge Halimi, août 2015
Un mouvement jeune et plein d’énergie entendait transformer une nation et réveiller le Vieux Continent. L’Eurogroupe et le Fonds monétaire international (FMI) ont écrasé cette espérance.
Au-delà du choc que les événements grecs représentent pour certains des partisans du projet européen, trois enseignements s’en dégagent. D’abord, la nature de plus en plus autoritaire de l’Union à mesure que l’Allemagne y impose sans contrepoids ses volontés et ses obsessions. Ensuite, l’incapacité d’une communauté fondée sur une promesse de paix à tirer la moindre leçon de l’histoire, même récente, même violente, dès lors qu’il lui importe avant tout de sanctionner les mauvais payeurs, les fortes têtes. Et enfin, le défi que pose ce césarisme amnésique à ceux qui voyaient dans l’Europe le laboratoire d’un dépassement du cadre national et d’un renouveau démocratique.
Au départ, l’intégration européenne a prodigué à ses citoyens les avantages matériels collatéraux de l’affrontement Est-Ouest. Dès le lendemain de la guerre, le projet fut impulsé par les États-Unis, qui recherchaient un débouché pour leurs marchandises et un glacis contre l’expansion soviétique. Mais Washington avait alors compris que, si le monde qui se disait « libre » voulait concurrencer efficacement les républiques « démocratiques » membres du pacte de Varsovie, il devait conquérir les cœurs et les esprits en démontrant sa bonne volonté sociale. Depuis que cette corde de rappel stratégique n’existe plus, l’Europe se dirige comme le conseil d’administration d’une banque.
Certains acteurs de la guerre froide, comme l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), ont survécu à la chute du Mur en s’inventant d’autres monstres à détruire sur d’autres continents. Les institutions européennes ont elles aussi redéfini leur adversaire. La paix et la stabilité dont elles se gargarisent réclament dorénavant à leurs yeux la neutralisation politique des populations et la destruction des outils de souveraineté nationale dont celles-ci disposent encore. C’est l’intégration à marche forcée, la mise en bière des questions démocratiques dans les traités, le projet fédéral. L’entreprise ne date pas d’hier ; le cas grec illustre avec quelle brutalité elle est conduite aujourd’hui.
« Le Vatican, combien de divisions ? », aurait répliqué Joseph Staline au moment d’éconduire un dirigeant français qui le pressait de ménager les susceptibilités du souverain pontife. Huit décennies plus tard, les États de l’Eurogroupe semblent avoir raisonné de la même manière à propos de la Grèce. Estimant que le gouvernement qui les gênait serait incapable de se défendre, ils l’ont asphyxié en l’obligeant à fermer ses banques et à interrompre ses achats à l’étranger.
A priori, les rapports entre des nations membres de la même union, qui se retrouvent dans les mêmes institutions, contribuent à l’élection du même Parlement, disposent de la même monnaie ne devraient pas permettre ce type de machination. Pourtant, assurés de leur supériorité écrasante, tous les Etats de l’Eurogroupe, Allemagne en tête, ont imposé à une Grèce affaiblie un diktat qui, chacun l’admet, aggravera la plupart de ses problèmes. L’épisode éclaire la profondeur de la malfaçon européenne [1].
En janvier dernier, quand Syriza remporte les élections, ce parti de gauche a raison sur (presque) toute la ligne. Raison de lier l’effondrement de l’économie grecque à la purge administrée depuis cinq ans au pays tantôt par les socialistes, tantôt par la droite. Raison de plaider qu’aucun État au secteur productif disloqué ne saurait escompter son rétablissement s’il doit consacrer des sommes croissantes au remboursement de ses créanciers. Raison de rappeler qu’en démocratie la souveraineté appartient au peuple et que celui-ci s’en trouverait dépossédé si la même politique lui était imposée quoi qu’il décide.
À quoi bon plaider son dossier devant un peloton d’exécution ?
Trois cartes imbattables, mais à condition de les jouer entre gens de bonne compagnie. Dans les conseils européens, ces atouts se sont retournés contre leurs détenteurs, assimilés à des marxistes méridionaux, décalés de la réalité au point d’oser mettre en cause des postulats économiques issus de l’idéologie allemande (lire « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent »). Les armes de la raison et de la conviction sont impuissantes dans un cas pareil. À quoi bon plaider son dossier devant un peloton d’exécution ? Lors des mois de « négociations » auxquels il a participé, le ministre des finances grec Yanis Varoufakis a observé que ses homologues européens le regardaient fixement et semblaient lui répliquer : « Vous avez raison dans ce que vous dites, mais nous vous écraserons quand même [2] » (lire son témoignage, « Leur seul objectif était de nous humilier »).
Toutefois, le succès au moins provisoire du projet allemand de relégation de la Grèce au rang de protectorat de l’Eurogroupe s’explique aussi par l’échec des paris, trop optimistes, engagés dès le départ à Athènes par la majorité de gauche qui espérait changer l’Europe [3]. Pari que les dirigeants français et italien l’aideraient à surmonter les tabous monétaristes de la droite allemande. Pari que les peuples européens, accablés par les politiques d’austérité qu’ils subissaient eux-mêmes, feraient pression sur leurs gouvernements pour qu’ils relaient la réorientation keynésienne dont la Grèce s’imaginait être l’éclaireur sur le Vieux Continent. Pari que ce tournant serait envisageable à l’intérieur de la zone euro, au point même qu’aucune solution de repli ne fut envisagée ni préparée. Pari, enfin, que la suggestion intermittente d’une « option russe » contiendrait, pour des raisons géopolitiques, les tentations punitives de l’Allemagne et amènerait les États-Unis à retenir le bras vengeur de Berlin. À aucun moment un seul de ces paris n’a semblé en voie d’être remporté. Hélas, on ne combat pas un char d’assaut avec des violettes et une sarbacane.
Coupables de leur innocence, les dirigeants grecs ont pensé que les créanciers du pays seraient sensibles au choix démocratique du peuple grec, de sa jeunesse en particulier. Les élections législatives du 25 janvier dernier d’abord, le référendum du 5 juillet ensuite, provoquèrent au contraire la stupéfaction outragée de Berlin et de ses alliés. Ils n’eurent plus qu’un but : châtier les rebelles et ceux que leur vaillance aurait pu inspirer. La capitulation ne suffisant plus, elle devrait s’accompagner d’excuses (Athènes a admis que ses choix économiques avaient provoqué une rupture de confiance avec ses partenaires) doublées de réparations : des actifs publics privatisables d’une valeur égale au quart du produit national grec seront gagés pour le compte des créanciers. Grâce au soutien décidément inestimable de M. François Hollande, la Grèce a simplement obtenu que ces gages ne soient pas transférés au Luxembourg. Chacun se prétend soulagé : la Grèce paiera.
« L’Allemagne paiera. » La formule, soufflée à Georges Clemenceau par son ministre des finances Louis Klotz à la fin de la Grande Guerre, était devenue le talisman des épargnants français qui avaient prêté au Trésor pendant la mêlée sanglante. Confiants, car ils se souvenaient qu’en 1870 la France avait réglé l’intégralité du tribut exigé par Bismarck, pourtant supérieur à ce que la guerre avait coûté aux Allemands. Ce précédent inspira le président du conseil Raymond Poincaré lorsque, las de ne pas recevoir le versement des réparations prévues par le traité de Versailles [4], il décida en janvier 1923 de se servir en occupant la Ruhr.
L’économiste britannique John Maynard Keynes avait compris d’emblée la vanité d’une telle politique d’humiliation et de prise de gages : si l’Allemagne, comme aujourd’hui la Grèce, ne payait pas, c’est qu’elle ne le pouvait pas. Seuls les surplus éventuels de sa balance commerciale auraient pu venir à bout de sa gigantesque créance. Or la France refusait alors la résurrection économique de sa rivale, laquelle lui aurait permis de « payer », mais peut-être aussi de financer son armée, au risque d’ouvrir la perspective d’une troisième manche meurtrière. Le succès économique de la gauche grecque n’aurait pas eu, bien sûr, des conséquences humaines aussi dramatiques pour les peuples européens. Mais il aurait flanqué par terre la justification des politiques austéritaires de leurs dirigeants…
Punir Athènes coûtera encore plus cher aux autres Européens
Un an environ après sa prise de gages, Poincaré dut augmenter les impôts de 20 % afin de financer les frais de l’occupation de la Ruhr. Pour un dirigeant de droite anti-impôts qui n’avait cessé de claironner que l’Allemagne paierait, le paradoxe apparut cruel. Poincaré perdit les élections ; son successeur évacua la Ruhr. Nul n’imagine encore des conséquences de cet ordre dans un des pays européens qui viennent d’étrangler la Grèce afin qu’elle règle les échéances d’une dette dont même le Fonds monétaire international (FMI) reconnaît qu’elle est « totalement non viable ».
Toutefois, leur acharnement punitif a déjà obligé les pays de l’Eurogroupe à engager en juillet trois fois plus d’argent (86 milliards d’euros) qu’il n’aurait été nécessaire si la somme avait été débloquée cinq mois plus tôt, puisque, entre-temps, l’économie grecque s’est écroulée faute de liquidités [5]. La rigueur du ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble coûtera donc presque aussi cher que celle de Poincaré, avec qui il partage la conviction que durcir une politique qui a échoué inversera forcément son résultat. L’interminable humiliation d’Athènes aura néanmoins valeur d’exemple pour les prochains récalcitrants — Madrid ? Rome ? Paris ? Elle leur rappellera le « théorème de Juncker », formulé par le président de la Commission européenne quatre jours seulement après la victoire législative de la gauche grecque : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens [6]. »
Quand dix-neuf rêves s’y côtoient, un même lit ne devient-il pas trop étroit ? Imposer en quelques années la même monnaie à des peuples qui n’ont ni la même histoire, ni la même culture politique, ni le même niveau de vie, ni les mêmes amis, ni la même langue a constitué une entreprise quasiment impériale. Comment un Etat peut-il encore concevoir une politique économique et sociale soumise à débat et à arbitrages démocratiques si tous les mécanismes de réglage monétaire lui échappent ? Et comment imaginer que des peuples qui parfois ne se connaissent pas acceptent une solidarité comparable à celle qui lie aujourd’hui la Floride et le Montana ? Tout reposait sur une hypothèse : le fédéralisme à marche forcée devait rapprocher les nations européennes. Quinze ans après la naissance de l’euro, l’animosité est à son comble.
Le 27 juin, lorsqu’il annonce son référendum, le premier ministre Alexis Tsipras recourt d’ailleurs à des termes proches de ceux d’une déclaration de guerre. Il vilipende « une proposition [de l’Eurogroupe] en forme d’ultimatum adressé à la démocratie grecque ». Et il accuse certains de ses « partenaires » d’avoir pour objectif d’« humilier tout un peuple ». Les Grecs appuieront massivement leur gouvernement ; les Allemands feront bloc derrière les exigences rigoureusement contraires du leur. La famille européenne peut-elle associer plus étroitement encore le destin de ses membres sans encourir le risque de nouvelles violences conjugales ?
Car l’inimitié ne concerne plus seulement Athènes et Berlin. « Nous ne voulons pas être une colonie allemande », insiste M. Pablo Iglesias, dirigeant de Podemos en Espagne. « Je dis à l’Allemagne : ça suffit ! Humilier un partenaire européen est impensable », laisse échapper le président du conseil italien Matteo Renzi, d’une discrétion pourtant remarquée dans toute cette affaire. « Dans les pays méditerranéens, et dans une certaine mesure en France, observe le sociologue allemand Wolfgang Streeck, l’Allemagne est plus détestée qu’elle l’a jamais été depuis 1945. (…) L’Union économique et monétaire, qui devait consolider définitivement l’unité européenne, risque à présent de la faire voler en éclats [7]. »
Les Grecs à leur tour suscitent des sentiments hostiles. « Si l’Eurogroupe fonctionnait comme une démocratie parlementaire, tu serais déjà dehors, car la quasi-totalité de tes partenaires le souhaitent », aurait conclu, en s’adressant à M. Tsipras, M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne [8]. Et, selon une mécanique conservatrice bien connue, cette fois élevée au niveau des nations, les pauvres furent encouragés à se soupçonner mutuellement de vivre en assistés aux frais des autres, surtout quand ceux-ci étaient encore plus pauvres qu’eux. Le ministre de l’éducation estonien morigéna ainsi son « partenaire » d’Athènes : « Vous avez fait trop peu, trop lentement, et infiniment moins que l’Estonie. Nous avons souffert bien davantage que la Grèce. Mais nous ne nous sommes pas arrêtés pour gémir, nous avons agi [9]. » Les Slovaques s’offusquèrent du niveau, selon eux trop élevé, des retraites en Grèce, un pays que le très généreux ministre des finances tchèque aurait aimé voir « enfin mis en faillite afin de purger l’atmosphère [10] ».
Clôturant à sa façon ce festival estival de l’Europe sociale, M. Pierre Moscovici, socialiste français et commissaire européen aux affaires économiques et financières, répéta avec beaucoup de gourmandise la même « anecdote » à tous les micros qui se tendaient vers lui : « Lors d’une réunion de l’Eurogroupe, un ministre socialiste lituanien a dit à M. Varoufakis : “C’est très sympathique, que vous vouliez augmenter le smic de 40 %, mais votre smic est déjà deux fois supérieur au nôtre. Et vous voulez l’augmenter avec l’argent que vous nous devez, avec la dette !” Eh bien ça, c’est un argument assez fort [11]. » Très fort même quand on sait qu’il y a un an seulement le parti de M.Moscovici annonçait : « Nous voulons une Europe qui protège ses travailleurs. Une Europe du progrès social et non de la casse sociale. »
Le danger d’un nouveau bond en avant fédéral
Le 7 juillet 2015, lors de la réunion d’un Conseil européen, plusieurs chefs d’Etat et de gouvernement ont signifié à M. Tsipras l’exaspération qu’il leur inspirait : « On n’en peut plus ! Ça fait des mois qu’on ne parle que de la Grèce ! Il faut prendre une décision. Si tu n’es pas capable de la prendre, on la prendra à ta place [12]. » Ne devait-on pas voir là déjà le prélude, certes un peu rude, du fédéralisme qui vient ? « Il nous faut avancer » fut en tout cas la conclusion que M. Hollande tira, le 14 juillet dernier, de tout cet épisode. Avancer, mais dans quelle direction ? Eh bien, la même que d’habitude : « le gouvernement économique », « un budget de la zone euro », « la convergence avec l’Allemagne ». Car en Europe, quand une prescription détruit la santé économique ou démocratique d’un patient, on double toujours la dose. Dès lors que, selon le président français, « la zone euro a su réaffirmer sa cohésion avec la Grèce (…) les circonstances nous conduisent à accélérer [13] ».
Un nombre croissant de militants de gauche et de syndicalistes estiment au contraire qu’il vaudrait mieux s’arrêter et réfléchir. Même pour ceux qui redoutent qu’une sortie de l’euro ne favorise la dislocation du projet européen et le réveil des nationalismes, la crise grecque a offert un cas d’école démontrant que la monnaie unique s’oppose frontalement à la souveraineté populaire. Loin de contenir l’extrême droite, une telle évidence la conforte puisque celle-ci ne manque jamais de railler les leçons de démocratie de ses adversaires. Et comment imaginer par ailleurs que la monnaie unique puisse s’accommoder un jour d’une politique de progrès social après avoir lu la feuille de route que les Etats de l’Eurogroupe, unanimes, ont envoyée à M.Tsipras pour enjoindre à ce Premier ministre de gauche d’appliquer sans tarder une politique néolibérale de fer ?
Dans son histoire, la Grèce a déjà soulevé de grandes questions universelles. Cette fois, elle vient de révéler à quoi en vérité ressemble l’Europe dont nous ne voulons plus.
Serge Halimi
[1] Lire Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014. [2] New Statesman, Londres, 13 juillet 2015. [3] Lire « La gauche grecque peut-elle changer l’Europe ? », Le Monde diplomatique, février 2015. [4] Lire « A Versailles, la guerre a perdu la paix », Manuel d’histoire critique, éditions Le Monde diplomatique, Paris, 2014. [5]) Gabriele Steinhauser, Viktoria Dendrinon et Matthew Dalton, « Europe reaches rescue deal for Greece », The Wall Street Journal, New York, 14 juillet 2015. [6] Le Figaro, Paris, 29 janvier 2015. [7] Wolfgang Streeck, « Une hégémonie fortuite », Le Monde diplomatique, mai 2015. [8] Libération, Paris, 11 au 12 juillet 2015. [9] The Wall Street Journal, 13 juillet 2015. [10] Le Figaro, 3 juillet 2015. [11] France Inter, 1er mars 2015. [12] Selon Le Figaro, 9 juillet 2015. [13] Le Journal du dimanche, Paris, 19 juillet 2015.Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2015/08/HALIMI/53505