Dans l’intimité de Mohammed Arkoun
Par El Watan
« Les vies de Mohammed Arkoun » (éditions Barzakh), écrit par sa fille Sylvie, est un livre nécessaire en ces temps d’amalgames et de violences, de Reqqa à Ghardaïa. Nécessaire pour renouer enfin avec une pensée critique et apaisée du fait religieux portée par Arkoun durant toute sa vie.
La rencontre d’avec l’œuvre de Taha Hussein
Tout avait commencé avec Taha Hussein, grand écrivain égyptien, considéré comme l’un des plus grands penseurs arabes du XXe siècle. C’est en découvrant ses textes que, pour la première fois, Med [Mohammed : NDLR] s’était rendu compte que l’arabe n’était pas une langue résiduelle et dépendante du modèle occidental, comme tentaient de le lui inculquer les mandarins de la fac d’Alger.
Taha Hussein lui avait ouvert l’esprit sur la richesse de la culture arabe, sur l’existence d’une poésie antéislamique, source d’épanouissement de la langue, et sur l’incroyable lien entre les différentes cultures grecque antique, chrétienne et arabe. Il découvrit avec stupeur que ces cultures s’étaient fécondées les unes les autres dans un temps ancien, et que leur genèse provenait d’un creuset commun : la Méditerranée.
C’est en lisant cet immense penseur arabe que Med comprit qu’il existait un certain parallélisme entre son histoire personnelle et la grande histoire du monde méditerranéen. On faisait ressentir tous les jours au petit Kabyle de Taourirt-Mimoun qu’il était d’une origine globalement inférieure, puis on insinua à Alger que la culture arabe était inférieure à la culture occidentale.
Cette métaphore évidente de sa propre vie devint son moteur, son énergie vitale, sa volonté de s’en sortir. Il découvrait enfin, par la lumineuse écriture du grand penseur Taha Hussein, que l’ordre établi, celui qu’on lui imposait quotidiennement, revêtait une réalité beaucoup plus complexe, où l’histoire déjouait les rôles des vainqueurs et des vaincus, où l’érudition permettait de faire émerger des trésors qui rendaient incertains les équilibres du temps présent.
Med fit son mémoire de maîtrise sur l’aspect réformiste de la pensée de Taha Hussein, se mit à penser comme lui, à voir le monde comme lui, à vouloir changer le regard porté sur la culture arabe pour lui redonner ses lettres de noblesse, à ouvrir un dialogue islamo-chrétien, à relire les textes sacrés à la lumière d’un esprit critique et dans l’idée d’une adaptation au monde moderne.
Taha Hussein fut son premier jumeau intellectuel, initiant pour lui le début d’une chaîne d’autorité intellectuelle et spirituelle qu’il définirait toute sa vie comme son isnâb. Taha Hussein était égyptien et son oeuvre avait irradié les universités du Caire et de Tunis.
Mais il était aussi marié avec une Française qui l’avait accompagné dans sa vie et dans son oeuvre, au sens propre, car le grand homme était aveugle depuis l’enfance. Il avait étudié en France dans les années 1920, et avait tissé tout au long de son existence des liens très intimes avec les grands orientalistes français, dont Louis Massignon était la figure de proue. Pour Med, il devint vite évident que l’épicentre de son avenir intellectuel se situait à Paris. Encouragé par ses amis les Pères Blancs, il avait enfin osé écrire à Louis Massignon, alors professeur au Collège de France, une longue lettre dans laquelle il lui faisait part de ses interrogations spirituelles et scientifiques concernant la culture arabo-islamique.
Med avait vaincu ses peurs en rédigeant cette lettre, mais sa soif de savoir avait pris le pas sur sa timidité. Il fut bouleversé de recevoir une réponse par retour de courrier du maître lui-même, qui lui adressait un ô combien flatteur « cher collège ». Cette missive constitua le tournant décisif de la vie de Med. Elle arriva à Alger le 16 juillet 1954. Le 1er novembre 1954, il partait pour Paris, son inscription pour l’agrégation d’arabe en poche.
À propos du colloque juillet 1985 à Béjaïa
Quand arriva le tour du professeur Arkoun, l’animateur fit un bref résumé de sa carrière universitaire et de ses écrits. Un calme attentif avait envahi la salle. (…) Tranquille et serein, il monta sur l’estrade, posa les mains sur le bord du pupitre et, embrassant l’auditoire d’un regard circulaire, commença à s’exprimer de sa voix puissante et claire. (…) Ce jour-là, il avait décidé d’évoquer le sujet qui occupait toutes ses pensées : l’authenticité de la parole divine dans le Coran, les problèmes de transmission d’une tradition orale à des textes écrits, et la nature mythique du Livre saint, reprenant sa démonstration selon laquelle la loi islamique n’était au final qu’une construction humaine.
Il parla longtemps, utilisant la langue arabe comme les autres intervenants, (…) faisant référence à de multiples reprises au texte sacré, modulant sa voix comme un acteur pour communiquer le doute, le questionnement, l’opposition, l’adhésion ou l’enthousiasme. Il n’était pas un bon orateur, mais un tribun hors norme. Ses questions touchaient le coeur de son auditoire avec la précision d’une flèche ; il le savait, c’était sa force. Au premier rang, le cheikh Al-Ghazali l’écoutait, médusé, et une vague de doute se propagea dans l’auditoire (…).
Quand le professeur Arkoun se tut, quelques timides applaudissements jaillirent aux quatre coins de la salle, immédiatement étouffés par un silence de mort. Al-Ghazali demanda alors à un organisateur de lui apporter un micro et, devant un public interdit, prit la parole, en pointant d’un doigt vengeur le professeur Arkoun, encore sur l’estrade : «Tu oses blasphémer sur le Livre saint, tu oses remettre en cause le caractère sacré du Coran qui est la parole de Dieu, tu es un mauvais musulman, un apostat, un blasphémateur, ta parole est une honte. Hors d’ici, ta place n’est pas dans ce pays.» Les mots du cheikh avaient la force d’une imprécation, et cette violence ressemblait à une condamnation à mort.
Debout face à la tribune, il menaçait le professeur Arkoun de la foudre divine. Alors, montant du fond de la salle, gagnant les rangs comme une mauvaise houle, des cris se firent entendre : «Allah akbar», d’abord comme une protestation, puis très vite comme des exhortations vengeresses psalmodiées en rythme, comme un appel au meurtre. Blême, le professeur Arkoun restait pétrifié (…).
Pas un officiel ne s’était dressé pour le défendre, pas un ministre n’avait pris la parole pour le soutenir, instaurer une distance entre le pourfendeur d’hérétiques et l’illustre professeur porteur de concepts novateurs. (…) Au-delà de la peur, il y avait la honte d’avoir été chassé de son pays par un homme qu’il méprisait à plusieurs titres, et qui, comble de l’ironie, n’était même pas algérien.
Non seulement le prédicateur défendait un islam rétrograde et violent, mais, en plus, il avait réussi, au nom de cet islam craint par le pouvoir, à devenir suffisamment respecté dans le pays pour y lancer des fatwas que ce gouvernement, soi-disant démocratique et moderne, acceptait sans ciller.
L’humiliation était profonde, insupportable, car elle touchait à la nature même de ses origines : il était un Algérien que son pays chassait, et assistait, impuissant, à la montée de forces obscures qui utilisaient l’islam à des fins hégémoniques. Cette humiliation l’affectait dans sa personne et dans ses idées, elle était la négation même de la lutte de sa vie. Elle faisait de lui un apatride, un orphelin, un homme définitivement seul.
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