Une peinture vieille de 200 ans qui fait honte à la peur que les Européens ont des migrants
Par Jonathan Jones
En 1819, les gens ont été scandalisés par la représentation de migrants abandonnés en mer, illustrée par le Radeau de la Méduse. Aujourd’hui, la plupart des gens ignorent ceux qui meurent pour franchir les frontières, la tragédie génocidaire de notre temps. Le racisme est la seule explication.
Il y a près de 200 ans, Théodore Géricault a peint un chef-d’œuvre de pitié qui fait honte à l’Europe d’aujourd’hui.
Le Radeau de la Méduse (1818-1819) est l’un des tableaux les plus surprenants et les plus puissants du monde. Il est aussi un appel à la compassion, à l’humanité et à une décence commune. Frappant dans la reproduction, il est vraiment obsédant dans la vie réelle, par tous ses 7×5 mètres, qui jaillissent sur vous au Louvre. Les ténèbres sont littéralement en train d’absorber la peinture ; une ombre mortelle semble vous aspirer en elle. Il a en son cœur un trou noir d’horreur.
Et maintenant, je dois poser la question : pourquoi ne pouvons-nous pas, nous les Européens modernes, faire preuve de la même compassion et de la même humanité qui a fait affluer nos ancêtres pour contempler cette protestation contre l’indifférence insensible aux personnes abandonnées à la mer?
La Méduse était un navire de la marine française qui a eu des problèmes en quittant Afrique de l’Ouest en 1816. Environ 147 personnes ont été expulsées du navire et mises sur un radeau ouvert, par une décision cruelle dont les contemporains ont blâmé la monarchie française récemment restaurée. Elles ont été jeté, impuissantes, à la dérive en mer, exactement comme tant de migrants faisant la tentative périlleuse de traverser vers l’Europe sont aujourd’hui cruellement laissés à la dérive dans des embarcations qui ne sont pas en état de naviguer par des trafiquants d’êtres humains sans scrupules. Seules 15 personnes ont survécu au radeau de la Méduse.
La peinture de Géricault représente une tragédie dans l’Atlantique et non dans la Méditerranée – à cela près, les parallèles avec les migrants d’aujourd’hui sont terrifiants. Mais il y a une différence épouvantable. Géricault peut imaginer ce qu’était vivre cette catastrophe. Sa peinture est une tentative monumentale pour forcer le spectateur à sentir l’horreur de ces événements et la souffrance de ces personnes. Nous refusons d’avoir cette empathie pour les gens qui meurent en essayant de franchir les frontières, qui se sont noyés en mer ou tuées en essayant de franchir le tunnel sous la Manche.
Le Radeau de la Méduse brise la frontière entre l’art et la vie. Il est littéralement si grand que l’action semble faire irruption dans la réalité, débordant du cadre. En vous tenant devant lui, vous sentez la mer monter vers vous. Dans cette expérience troublante de la contemplation, l’angoisse des gens sur le radeau devient vive et immédiate. Nous sommes là, à côté d’eux. Tandis qu’un jeune survivant tente désespérément de se signaler à un navire lointain, un vieil homme assis parmi les morts a déjà abandonné tout espoir. La masse humaine est agencée comme une pyramide d’espoir et de désespoir, de ceux qui luttent pour continuer et s’enthousiasment pour le navire à l’horizon, aux cadavres pitoyables à demi-glissés dans la mer.
Géricault nous fait sentir la perte de chacun des morts et la douleur de chacun des vivants. Cette peinture est un acte d’empathie pour nos compagnons humains. Mais où est une telle empathie aujourd’hui?
Il y a quelques jours, Leoluca Orlando, le courageux maire réformateur de Palerme qui a combattu le crime organisé pendant des décennies, a rompu avec les rangs de la malhonnêteté cynique de cette génération pour dire la vérité. “Dans l’avenir, l’Union européenne sera tenue pour responsable de ce génocide, exactement comme nous avons tenu le fascisme nazi responsable d’un génocide il y a 70 ans,” a-t-il dit. “Il est impossible d’arrêter la mobilité humaine dans le monde et si vous essayez de l’arrêter par la violence, nous sommes responsables de génocide.”
En attendant, quand le gouvernement britannique tente de convaincre les électeurs qu’il faut « faire quelque chose », sa langue est devenue honteusement insensible. Les termes infâmes d’« essaims » ou de migrants « en maraude » sont brutaux. Mais ils reflètent le calcul cynique que le sentiment public britannique est lui aussi brutal, tout comme il semble l’être dans une grande partie du continent, tandis que les Européens du sud, comme Orlando, qui voient de près la véritable tragédie de notre temps, disent parfois la vérité humaine à ce sujet.
Sommes-nous vraiment, en tant que nation, si sans cœur que lorsque les gens désespérés risquent leur vie pour essayer d’entrer dans notre pays, nous ne nous demandons pas pourquoi, mais sommes simplement contrariés pour nos vacances et tracassés pour les chauffeurs routiers ?
Il est probable que le racisme peut expliquer une telle intolérance profonde, une telle incapacité terrifiante à s’imaginer à la place des autres.
Pourquoi l’Amérique est-elle si différente ? Les candidats républicains à la présidence font actuellement assaut de propos insultants pour les migrants latino-américains, mais ils sont perdants – l’adhésion des électeurs latinos au président Obama et la tolérance pour la migration ont été les facteurs de sa deuxième victoire présidentielle. L’Amérique est en train de devenir une société de plus en plus plurielle, tandis que l’Europe ferme les portes et ferme les yeux sur les terribles décès de personnes essayant de traverser les frontières pour une vie meilleure. Vos masses pauvres et blotties ? Elles ne sont pas les bienvenues ici.
Est-ce un écho aux anciennes théories économiques européennes mercantilistes d’il y a 350 ans, qui ont imaginé les économies nationales comme des systèmes fermés ? Pourtant, c’est être aujourd’hui économiquement analphabète que de croire que la migration est mauvaise pour l’économie (mondialisée). Elle est évidemment bonne. Elle est source de créativité.
Nous avons perdu la décence humaine fondamentale qui devrait être synonyme d’Europe, et de Grande-Bretagne.
Le Radeau de la Méduse nous condamne.
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Source de l’illustration : wikimedia commons
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