La doctrine sociale de l’Eglise du Chili : témoignage pour le centenaire
Par José Aldunate, SJ
Je ressens la nécessité de relater quelques faits et de les analyser. Je me réfère à la doctrine sociale de l’Église développée au cours de ces cent dernières années. On peut au moins soupeser des points de vue de notre histoire chilienne.
La doctrine sociale de l’Église a un point de départ bien marqué. Ce fut la promulgation de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII en 1891. Le pape s’était préoccupé quelque temps du « problème du travail » ou de la « question sociale ». De la situation du monde du travail extrêmement déprimé par l’effet de la révolution industrielle, en particulier en Europe et en Amérique du Nord. Deux « écoles » de pensée chrétienne étaient à la recherche d’une solution à la crise que cette situation impliquait pour l’Église. Il s’agissait de la crise de l’abandon de l’Église par le monde du travail. L’école d’Angers a cherché la solution par la voie de la charité ; celle de Liège la cherchait à travers le chemin de la justice. Léon XIII a dû faire face aux positions libérales qui mettaient l’accent sur les normes d’une économie libérale dans le style d’Adam Smith, Ricardo et Malthus qui cherchaient à définir les règles de la «science économique». En revanche, les socialismes mettaient en avant leurs positions rebelles à travers la ligne de la révolution industrielle : la propriété est du vol, la solution est l’unité du monde prolétaire et la révolution.
Léon XIII a rejeté toute forme de socialisme en établissant le principe que la propriété est un droit naturel. Ce droit doit être protégé dans toute solution, mais il a reconnu et fermement condamné les abus de la possession. Le travailleur peut faire valoir ses droits par une grève juste.
Léon XIII fait appel à saint Thomas d’Aquin pour légitimer le droit de propriété, certifiant que cette propriété comporte une hypothèque – servir le bien commun, en contribuant au bien de ceux qui ne possèdent rien. Dieu nous a donné la richesse de la nature afin que toute l’humanité sans exception puisse en profiter. Il incombe aux possédants de contribuer avec leurs biens à ce que les pauvres soient en mesure de prendre part aux biens de la création. Léon XIII parle aussi de cette hypothèque, mais pas en termes d’une obligation de justice, qu’il remplace par la charité. Le langage des Pères de l’Église qui ont déclaré que le superflu des riches était la propriété des pauvres n’est pas reconnu par Léon XIII.
Venons-en maintenant au catholicisme social de notre Chili. À cette époque, nous avons assisté à la pratique des conférences Saint-Vincent-de-Paul par nos ancêtres catholiques propriétaires de biens, qui ont fait la charité de plusieurs façons sans se poser aucune question sur leurs possessions. Mais il y eut quelqu’un qui posa des préoccupations majeures : Fernando Vives Solar.
Je rencontrai Fernando Vives (1871 à 1935) comme jésuite – moi étudiant au Collège San Ignace et lui comme un vieux professeur de la même école. Lors de son ordination, il avait signé avec son sang un engagement de dévouement à la cause de la justice sociale au Chili. Son influence sur les élèves perturba un groupe de parents ; ils obtinrent de ses supérieurs jésuites de le renvoyer et il fut envoyé à Mendoza. Puis ils ont obtenu son expulsion vers l’Espagne, mais Fernando a pu faire du travail au Chili dans les années qu’il y a passées.
Il a fondé le « syndicat de l’aiguille », pour la défense des droits des travailleuses. Il a formé une génération de jeunes prêtres qui ont ensuite été influents dans la vie publique du Chili (on peut trouver une bonne autobiographie dans la revue Mensaje).
L’encyclique Rerum Novarum a été le grand outil de travail de Fernando Vives. Parmi les élèves de San Ignacio, il en est un qui fut façonné dans ses idées : Alberto Hurtado Cruchaga.
Alberto Hurtado devint jésuite : il entra au noviciat des Jésuites en 1920. En 1936, il retourna au Chili en tant que prêtre pour effectuer un travail social auprès des jeunes et des prêtres. Il a fondé l’ASICH (Acción Sindical Chilena – Action syndicale chilienne) engagée dans le travail de plaidoyer pour la justice. Hurtado était un apôtre de la charité à travers Hogar de Cristo (« L’accueil du Christ »), mais dans ses dernières années, il s’est engagé pour la justice grâce à l’appui de ASICH – la cause du syndicalisme au Chili -. En 1951, j’étais compagnon de Hurtado dans ce travail syndical. En 1952, il est mort d’un cancer à 52 ans. Et ASICH ne put survivre plus de cinq ans après la mort de Hurtado. Le contexte social et politique était dur et, sans lui, nous n’avons pas pu maintenir le mouvement en vie.
J’y ai pensé quelquefois. Si Hurtado avait pu survivre 20 ou 30 ans… J’ai rêvé que l’histoire du Chili aurait été tout à fait différente. Un mouvement social chrétien comme celui auguré par ASICH aurait permis au style de gouvernement de Frei Montalva de rester au pouvoir pendant plusieurs années ; nous n’aurions pas eu un procès du socialisme « de style chilien» ni un coup d’État militaire pendant des décennies. Quoi qu’il en soit… il est facile de rêver.
La doctrine sociale de l’Église au Chili était sensiblement celle de l’encyclique Rerum Novarum. Elle a été réalisée dans les coulisses d’un mouvement – la Phalange, puis d’un parti – les Démocrates chrétiens. Elle a été enrichie par la philosophie de Jacques Maritain – le personnalisme chrétien. Ce dernier lui a donné une signification politique avec la notion de « personne » qui a permis à la primauté de l’individu de surplomber le social. Cette doctrine sociale a été renforcée par la prédominance de la Démocratie chrétienne qui, en tant que parti centriste, a évincé le parti radical et a pris la place du Parti conservateur comme parti préféré par l’Église catholique. Ce Parti de la Démocratie chrétienne a maintenu une position radicale contre le socialisme et le marxisme. Cette opposition a été à l’origine de sa division en plusieurs tendances, ce qui l’a affaibli politiquement – comme nous l’avons dit – à la fin du gouvernement d’Eduardo Frei Montalva.
En effet, la Démocratie chrétienne a donné naissance à des choix de parti comme le Izquierda Cristiana (“gauche chrétienne”) et MAPU [Movimiento de Acción Popular Unitaria – Mouvement d’action populaire unitaire]. Un secteur rejoignit le mouvement des Chrétiens pour le socialisme. Le candidat Radomiro Tomic n’a pas recueilli la majorité requise et la démocratie qui avait triomphé si largement a été vaincue par ses prétendants. Mon interprétation est que la doctrine sociale entretenue par le parti Démocrate chrétien ne s’est pas adaptée comme elle l’aurait pu au Concile Vatican II (1962-1965). La doctrine sociale est restée dans la ligne de l’enseignement pontifical inaugurée par Rerum Novarum et continuée plus tard par Quadragesimo Anno (1931), Mater et Magistra (1961) et Pacem in Terris (1963) que les pontifes suivants devaient maintenir avec la série Octogésimo Anno [“Octogesima Adveniens “], Centesimus Annus, et n’a pas adopté les nouvelles lignes méthodologiques de Vatican II.
J’ai eu de divergences majeures avec Pierre Bigo et François Francou, qui sont des maîtres connus de la doctrine chrétienne dans de nombreux centres de l’Église d’Amérique latine. Je pense que, de même que des mouvements comme la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) ont subi un grand préjudice de l’absence d’ouverture de l’Église aux changements doctrinaux et sociologiques, la doctrine sociale chrétienne n’a pas été capable de se renouveler.
Beaucoup de ces différends entre la démocratie chrétienne et le socialisme ont été pratiquement surmontés au cours des 20 années de co-gouvernement qui ont suivi 1990. Mais auparavant, dans les années au cours desquelles le cardinal Silva Henriquez a occupé le siège de Santiago, la divergence entre la doctrine sociale qu’il patronnait et Vatican II a été négative pour le renouvellement de cette doctrine.
Le cardinal soutenait que l’Église n’avait pas à participer politiquement aux affaires de l’État, se fondant en partie sur la déclaration de 1933 du cardinal Pacelli. Une méfiance radicale du communisme et de ses pratiques et analyses a été maintenue. La même attitude a été adoptée par ses successeurs, le cardinal Fresno et le cardinal Oviedo. Le cardinal Raul Silva, malgré tout ce qui précède, était nettement plus adepte des positions du Concile que ses successeurs et ses autorités romaines. Immédiatement après le Concile, il y eut une vague de méfiance et de régression par rapport aux positions prises par le Concile. Après la première, à Medellin, les conférences d’Amérique latine qui suivirent le Concile furent des champs de bataille entre les positions régressives et le renouveau conciliaire.
Un autre argument en faveur de notre thèse de la divergence entre la doctrine sociale accueillie par les papes et le Concile Vatican II serait le suivant. Notre thèse est que la doctrine sociale de l’Église qui domine notre Église n’est pas la doctrine de Vatican II. Notre argument est que les personnalités de nos six martyrs n’ont pas encore été acceptées avec bienveillance par notre hiérarchie ou par les milieux ecclésiastiques dominants. Oui, nous citons généralement le nombre de six martyres dans notre Église. Il y en a d’un côté cinq : Gerardo Poblete, Antonio Llidó, Miguel Woodward, Juan Alsina et Wilfredo Alarcon. André Jarlan et le seul à avoir été repris dans nos cercles d’Église et c’est parce que sa mort était accidentelle, due à une balle perdue. L’acceptation du martyre d’Arnulfo Romero par Rome va probablement changer ces attitudes, ce que je pense important.
À ce stade, nous aurions à poser la question fondamentale : quelle est la contribution ou le changement que Vatican II aurait dû donner à la « doctrine sociale de l’Église » pour guider ses progrès ?
La réponse est le concept de ce qu’est l’Église. Rien de plus et rien de moins que la définition de l’Église du Christ. L’Église est la communauté de fidèles réunis et appelés à cause de leur foi au Christ à travailler pour le Royaume de Dieu. L’Église persiste dans chaque communauté, mais celles-ci constituent l’Église chrétienne dans son ensemble.
Nous devons être conscients que cette définition de l’Église diffère notablement de celle qui a prévalu officiellement jusqu’à présent. Jusqu’ici, l’Église a été définie comme une société parfaite constituée par le Christ avec une hiérarchie qui dirige et les fidèles qui complètent le corps. Le Concile a décidé que les fidèles avec l’ensemble de la hiérarchie de l’Église sont le peuple de Dieu. De ce peuple émergent des pouvoirs, des ministères, des services, un magistère qui guide le travail de la communauté, la doctrine elle-même qui est destinée à l’éclairer.
Prenant la parole aujourd’hui à propos de la doctrine de l’Église, nous devons penser que « le sujet lui-même de l’Église » a changé. Il y a aussi de nouveaux concepts qui doivent guider la façon de penser cette Église et ses enseignements. L’Église guidée finalement par l’Esprit devrait apprendre des « signes des temps ». Cette docilité à l’Esprit conduit à la pratique souvent recommandée du voir, juger et agir.
En raison de tout cela, on comprend que notre doctrine sociale originaire aurait subi des changements majeurs en assimilant, ne serait-ce que partiellement, les concepts qui proviennent de Vatican II. La doctrine sociale de l’Église proclamée par Pierre Bigo et son équipe dans toute l’Amérique latine et diffusée à travers ses publications n’a pas été développée avec Vatican II à l’esprit, mais l’enseignement magistériel des pontifes romains, de Léon XIII et ses successeurs. De Rerum Novarum à Centesimus annus un siècle plus tard.
Il est clair que nous ne pouvons pas blâmer les hommes d’Église de ce temps de ne pas avoir adopté les lignes directrices du Concile Vatican II. Nous ne pouvons pas les blâmer de ne pas reconnaître les signes des temps, alors que nous n’avons pas actuellement adopté ces changements et que nous sommes encore si loin de le faire, mais il aurait pu y avoir une plus grande ouverture à saisir le message final du Concile contenu dans la phrase “les joies et les espoirs, les problèmes et les douleurs du monde sont les joies et les espoirs, les problèmes et les douleurs de l’Église, rien d’humain ne peut nous être étranger.”
Le même décret Gaudium et Spes nous laisse un code moral qui pourrait être appelé une doctrine sociale, mais ce code est transcendé par le dessin général. Les joies et les peines, etc. du monde sont nos joies et nos peines, rien d’humain ne doit être étranger à nous. Par conséquent, je dirais que plus qu’avec une doctrine sociale, nous nous retrouvons avec une ouverture sociale à l’Esprit, que nous devons traduire en contributions efficaces, en une contribution efficace au royaume de Dieu dans ce monde, guidé par les signes des temps.
Avant de conclure, parlons des courants successifs qui nous ont visités et ont construit nos critères de discernement spirituel des voies de Dieu.
- Le Magistère de l’Église qui continue à fonctionner dans le style traditionnel dans ses encycliques de Rerum Novarum jusqu’à l’actuelle Laudato Si’ »par François.
- Les prises de position collectives des évêques latino-américains en particulier dans leurs conférences d’Amérique latine : Medellin, Puebla, Santo Domingo et Aparecida.
- Le Concile Vatican II lui-même (1962-1965) est présenté en général comme une ligne directrice pour effectuer des changements dans l’Église.
- La «théologie de la libération» développée par Gustavo Gutierrez qui a été si bien accueillie sur le continent américain et a encore une influence aujourd’hui. (Ce travail est apparu par épisodes au Chili en 1967. La première édition du livre a été publiée au début des années 1970).
- Un signe des temps que nous devons assumer en tant que partie intégrante de la gestation de notre tâche ecclésiale. Aussi bien José Comblin que le cardinal Ratzinger nous ont parlé de 1970 comme de l’année d’un bouleversement culturel qui a touché le monde catholique, en particulier les jeunes. C’était un changement culturel, avec la rébellion de la jeunesse, poussant tout vers l’avant ou vers l’arrière.
- L’appel de Juan Caminada au cours de son passage à travers le Chili quand on voulait mettre à jour le message chrétien dans la vie politique chilienne (1970-1973).
- Cette mise à jour prendra forme durant le gouvernement socialiste et plus tard la dictature militaire qui a gouverné le Chili de 1973 à 1989. (Cf. Yves Carrier, La teología práctica de la Liberación en el Chili de Salvador Allende, Ediciones CEIBO, Santiago, 2014)
- Les nouveaux courants continentaux des théologiens de la libération (José Comblin, les évêques brésiliens, Jon Sobrino et les théologiens salvadoriens) qui ont influencé le Chili
- Le Centro Manuel Larraín.
- La canonisation d’ Oscar Arnulfo Romero – Le martyre de Mgr. Oscar Romero et maintenant sa canonisation qui ont suscité une vague de réflexion et une mise à jour de son message.
- Enfin, François et ses messages Evangelii Gaudium et Laudato si, messages chargés d’implication dans la situation mondiale actuelle et vers les pauvres.
Toutes ces choses sont une poignée de messages qui forment un substitut à la vieille doctrine sociale catholique. Une tâche pour l’Église qui devrait se construire en communauté pour réaliser le rêve de Dieu projeté sur le Christ et sa proclamation du Royaume.
Enfin, nous pouvons nous demander ce qu’est actuellement la doctrine sociale de l’Église.
Tout d’abord, nous répondrions que nous ne devrions plus parler de « doctrine sociale ». Disons plutôt “message social”, car Vatican II nous a appris à donner une autre dimension à la façon de penser l’Église.
Nous devons donc dire que la doctrine sociale de l’Église doit exprimer le sensus fidelium, le sens du peuple de Dieu. Mais comment et par quels outils captons-nous ce sens?
Le Magistère pontifical a été un instrument important – mais pas le seul – qui exprime et nous fait découvrir le sensus fidelium de l’Église. Il a continué l’enseignement de Rerum Novarum et ses encycliques commémoratives, mais l’a complété et raffermi au début du 21e siècle.
François a explicité deux aspects de ce sensus fidelium. Un aspect qui reflète la sagesse de l’humanité chrétienne et non chrétienne et un aspect qui reflète la sagesse des gens simples et mis au rebu.
Traduction anglaise http://iglesiadescalza.blogspot.co.uk/2015/08/the-social-doctrine-of-church-from.html
Traduction française par Lucienne Gouguenheim
On peut lire aussi :
http://nsae.fr/2012/08/22/vatican-ii-cinquante-ans-apres/
http://nsae.fr/2009/09/04/eglise-et-pouvoir-par-jose-comblin/
http://nsae.fr/2015/05/26/en-cette-heure-historique-de-leglise-chilienne/
http://nsae.fr/2008/01/23/le-projet-daparecida/