Clamons-nous dans le désert ?
par Jean-Claude Guillebaud
Le titre de cette chronique fait référence au personnage d’un des plus beaux livres d’Albert Camus, la Chute. Camus y déroule l’amer monologue de Jean-Baptiste Clamence, un avocat vieillissant, exilé volontaire à Amsterdam, et rongé par une culpabilité tenace. Le patronyme fait évidemment écho au Jean Baptiste de la Bible qui crie dans le désert (« vox clamantis in deserto »). L’image d’humaniste et de « belle âme » que l’on associe au vieil avocat, il la vit depuis longtemps comme une imposture et se présente désormais comme un « juge-pénitent ».
Tout s’est joué plusieurs années auparavant. Traversant nuitamment un pont de Paris, il a entendu une femme tomber dans la Seine, puis appeler à l’aide. Quelque chose a tressailli en lui. En l’espace de quelques secondes, un combat intérieur a opposé un pur réflexe de générosité et des objections « raisonnables ». Il faisait froid. Il n’était pas sûr de savoir assez bien nager pour retrouver en pleine nuit une femme luttant contre la noyade. Et puis était-il si sûr d’avoir entendu cet appel ? N’était-ce pas le bruit du vent ou un simple écho ? La prudente raison finissant par triompher, il a pressé le pas pour s’éloigner de la Seine et rentrer chez lui.
Par la suite, cette dérobade a infusé en lui tel un poison. Elle l’a conduit à débusquer toutes les tricheries de son existence et à récuser la fausse bonne conscience du passé. Jean-Baptiste Clamence n’est jamais parvenu à oublier cette imposture intime. Ne serait-ce qu’un seul jour. À Amsterdam, il tente d’échapper à lui-même en tournant et tournant encore le long des canaux, qui sont comme les cercles de l’enfer. Avec ce monologue publié en 1956, Camus réglait des comptes avec sa propre vie et l’image qu’on avait de lui.
Ces jours-ci, je ne cesse de penser à la Chute. Devant l’afflux vers l’Europe de ces « migrants », qui, au propre comme au figuré, se noient dans la désespérance, nous affrontons, nous aussi, un conflit entre la générosité immédiate et une prudence « raisonnable ». Ce tiraillement, nous le vivons de façon collective et de la pire façon. Je veux dire qu’à ce trouble nous ajoutons bêtement la querelle et l’insulte. Les uns se voient accuser de naïveté infantile, les autres, d’égoïsme détestable. Or pour organiser et réglementer utilement notre solidarité, il faudrait que les uns soient capables de respecter le point de vue des autres.
Oui, l’inquiétude de certains élus est légitime. Oui, l’asile offert aux réfugiés en danger de mort risque de profiter à des groupes plus calculateurs, à de faux Syriens, à quelques djihadistes malintentionnés. Oui, ces migrants ne sont peut-être que l’avant-garde d’un déplacement de population plus massif. Et il est vrai que la situation de la France a rarement été aussi préoccupante en matière de pauvreté et de précarité.
En dépit de tout cela, nous savons bien que l’urgence absolue commande de sauter à l’eau, comme n’a pas osé le faire le héros de Camus. Ces hommes et ces femmes qui choisissent spontanément le risque de la générosité plutôt que la prudence du réalisme ne sont ni des naïfs ni des irresponsables. Pensons à ce que fut le trop prudent « réalisme » de Jean-Baptiste Clamence…
Source : http://www.lavie.fr/debats/bloc-notes/clamons-nous-dans-le-desert-16-09-2015-66485_442.php