Le choix de Caïphe
par Didier Hartemann, membre associé du CEDEC, qui se présente ainsi :
J’essaie de lire et d’écrire chaque jour. Cela fait partie de mon “ascèse” (aucun sens religieux, mais une discipline du corps, taîji, tous les jours, 1/2 heure, lecture, “rumination”, écriture (prose ou poésie, suivant ce que j’éprouve), mise à jour des sentiments, de “l’affectif”, actions).
Depuis l’âge de 20 ans (j’en ai 78, fort “cabossé” par la vie…comme toute une chacune et tout un chacun) je tente,je dis bien je “tente”, de rendre personnel ce que je lis en le “faisant”. Actuellement , mes “ruminations” me placent aux côtés des migrants. Je ne fais rien sinon de me préparer à m’opposer avec virulence et détermination, MEME ET SURTOUT CONTRE MA FAMILLE (en particuliers mes trois fils), en accord avec ce que je “rumine”.Vaste débat, applications multiples et dangereuses… oui mais à mon âge, vu les risques perpétuels pris je me moque totalement de ce qui peut et risque fort de m’arriver.La mort n’est-elle pas toujours à notre porte et n’est-elle pas la seule “chose” dont nous soyons certains et pour tout de suite ?
Il s’agit de l’attitude des notables Juifs. Ma curiosité a été aiguisée par le passage de Jean, chapitre 3, versets 1 et 2. Il écrit ceci : « Or il y avait parmi les pharisiens un homme qui s’appelait Nicodème, un des notables juifs. Il vint de nuit à Jésus et lui dit : « Rabbi, nous le savons, tu es un Maître qui vient de la part de Dieu : personne ne peut accomplir les signes que tu accomplis, si Dieu n’est avec lui. »
Nicodème est un pharisien, un notable. Il vient de nuit. Donc il ne veut pas que l’on sache qu’il a rencontré Jésus. Cependant il lui dit : « Rabbi », c’est-à-dire Maître. Il lui reconnaît une prééminence dans le domaine religieux. Ensuite il dit « NOUS le savons », il ne dit pas « JE » mais « NOUS ». Ce pronom signifie qu’il engage les autres pharisiens, les autres notables. Ils ont dû en discuter. Mais que savent-ils ? « Tu es un Maître » c’est-à-dire un spécialiste du Divin, non pas de la Loi, du Divin. Ils savaient faire la différence. En effet il ajoute : « qui vient de la part de Dieu » et il assène la preuve : « personne ne peut accomplir les signes que tu accomplis, si Dieu n’est pas avec lui. »
Tout ceci revient à dire que le signe est une lettre de créance permettant de savoir d’où vient celui qui en est le porteur. En accomplissant certains signes l’individu montre que Dieu l’accompagne.
Les Pharisiens ont reconnu les signes, ils savent que Jésus est un envoyé.
Mais alors une question se pose : s’ils savent quelle est la nature de celui qu’ils ont en face d’eux, d’où vient leur opposition forcenée qui ira jusqu’à le supprimer ?
Chapitre 7, versets 45 – 52, apparaît un élément de réponse. Des gardes ont été envoyés par les notables et les Pharisiens pour arrêter Jésus. Non seulement ils reviennent sans lui, mais de plus ils ont été émus, retournés par la parole de Jésus. « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. » Les Pharisiens ne cherchent pas à savoir ce que Jésus a dit, ils sont dans une colère extrême car c’est l’influence que Jésus leur semble prendre qui les ulcère. Ils jugent à leurs façons, en termes de pouvoir, d’emprise sur les esprits. « Vous vous y êtes donc laissés prendre, vous aussi ! ». Le « vous aussi » montre l’importance de l’impacte de la parole du Christ sur un grand nombre. Ils emploient alors l’argument d’autorité, l’argument de l’orgueil : « Est-il un seul des notables qui ait cru en lui ou un seul des Pharisiens ? ». Ils y ajoutent, pour faire bonne mesure et en accord logique avec l’argument d’autorité orgueilleux, le mépris pour ceux qui ne savent pas, qui ne sont pas des « savants » : « Mais cette racaille qui ignore la Loi, ce sont des maudits ! ». Le sujet « racaille » désigne la partie la plus méprisable de la population, méprisable car elle ignore la Loi.
On voit donc poindre le raisonnement : ce n’est pas le peuple qui est le dépositaire de la Loi, ce sont ceux qui savent, qui ont étudié la Loi. Ils ne sont pas de « la racaille », ils sont autres, au-dessus. Comme ils connaissent la Loi, ils ont le pouvoir politique et économique, ils indiquent la voie à suivre, ils guident le reste du peuple. Entre Dieu et son peuple il y a eux, passage obligé. Ceux qui ne passent pas par eux sont « maudits ».
On entre très précisément dans l’irrationnel. Un semblant de raisonnement vient masquer les raisons profondes de l’aversion des notables et des Pharisiens vis-à-vis de Jésus. C’est ce que j’ai vu au-dessus. Nicodème intervient : il demande que l’on applique la Loi, la fameuse Loi, c’est-à-dire que l’on écoute l’accusé et que l’on enquête sur ses actes. Or d’après ce qui a été dit en 3 :1-2 les notables sont conscients de la qualité religieuse de Jésus. Mais à Nicodème il est répliqué, non par des arguments, mais par des termes de violence, de fausses raisons, des critères tout à fait subjectifs.
Le premier : « Serais-tu Galiléen ? », c’est-à-dire que pour prendre sa défense, il faut faire partie du groupe ethnique de Jésus. C’est un argument raciste.
Le second : « Étudie ! » est un ordre, une injonction. Nicodème, vieux monsieur, connaisseur de la Loi, est traité comme un gamin ignorant. Puisqu’il n’est pas de l’avis général, c’est qu’il a un parti pris.
Enfin il doit étudier pour bien réaliser que Jésus ne peut-être un prophète, puisqu’il vient de Galilée. Or de Galilée « il ne surgit pas de prophète. »
La contradiction est complète puisqu’ils savent, par les signes, que Jésus est un prophète, un Maître dans l’Esprit de Religion, Nicodème l’a dit en 3 :1-2. Mais en 3 :1-2 la passion n’a pas encore obscurci l’esprit des notables et des Pharisiens. Cet obscurcissement va mener à la cécité complète au chapitre 11. Il s’agit de la mort de Lazare. Jésus fait sortir ce dernier du tombeau. Il a attendu assez pour être certain que le corps de Lazare serait déjà en état de décomposition. Il l’a fait alors ressusciter et devant une foule. Ramener un mort, bien mort, à la vie, c’est LE SIGNE du lien avec Dieu. Parmi les témoins beaucoup croient. D’autres se contentent d’aller faire un rapport aux Pharisiens. Du coup grands prêtres et Pharisiens se réunissent. Quelle attitude adopter ? « Que faisons-nous ? » Ils savent bien qu’il vient de Dieu : « Cet homme accomplit beaucoup de signes. » Or c’est un danger car il va être suivi par une grande majorité. Dans l’optique juive orthodoxe le Messie viendra délivrer physiquement Israël de ses ennemis. Les Romains sont les occupants. Donc il y aura lutte. Avec le vrai Messie pas de problème, le Peuple Élu écrasera la puissance romaine. Les dirigeants, comme les disciples d’ailleurs, en sont persuadés. Oui mais si ce n’est pas le vrai Messie la puissance romaine écrasera le Peuple Élu. Pour les dirigeants ce n’est pas le vrai Messie, donc l’issue est claire : ils seront laminés. Pour eux c’est une question de pouvoir, et de pouvoir temporel. Pas question de laisser quoi que ce soit.
Intervient alors Caïphe. Il est le grand prêtre du moment. Il tranche en dirigeant politique, pas en croyant. Il est, comme les autres, conscient du caractère hors norme de l’individu nommé Jésus. Il a participé aux réunions, aux discussions. Il a entendu les gardes qui n’ont pas voulu le ramener, il sait les réticences de Nicodème, et d’autres à sa suite, certainement. Son raisonnement est celui du collaborateur soumis à la puissance de l’occupant, celui du représentant des principaux pouvoirs, politiques et économiques, et qui tient à ce qu’ils restent entre les mains de ceux qui les détiennent.
Seulement Israël n’est pas n’importe quel peuple, ne serait-ce qu’à ses propres yeux. Israël est le peuple de l’Alliance, celui qui doit privilégier le choix religieux, le choix de la foi.
Du coup le choix de Caïphe nous intéresse tous : hier, aujourd’hui, demain. Nous sommes tous confrontés à ce dilemme : nous savons que quelque chose ou quelqu’un est vrai, juste, lumineux, nous l’écartons par la violence pour choisir l’obscur, l’injuste, le faux. Toute notre vie nous sommes soumis au choix de Caïphe. Et ce choix mène tout droit à la violence ultime : « À partir de ce jour, ils furent résolus à le tuer. » Ou on tue ou on est tué. Ou on accepte de défendre un pouvoir politique et économique, injuste et meurtrier par nature, ou on fait le pari de la foi en mettant notre vie en jeu, « la nôtre », pas celle des autres. Et cela, tous les jours.
Jésus devant Caïphe (verrière de l’église Saint-Rémi, à Orrouy)
(source : Pierre Poschadel)