Un effet papillon de Damas à Berlin
Par Bernard Cassen,secrétaire général de Mémoire des luttes, président d’honneur d’Attac
Il est des moments où l’histoire en train de se faire ressemble plus que de coutume à une série de champs de mines dont on peut rationnellement, sur le papier, dresser la liste. Nous sommes dans un tel moment.
La nouveauté, mondialisation accélérée oblige, est que ces champs sont d’une manière ou d’une autre interconnectés, et que, sans aucun relais matériel ou immatériel, la déflagration d’une charge explosive dans l’un d’entre eux peut en provoquer une autre à des milliers de kilomètres de distance. En somme une déclinaison de la « théorie du chaos » qui peut prendre des formes militaires, politiques, économiques ou financières et souvent celle d’une combinaison de plusieurs de ces facteurs. On se souvient que le météorologue américain Edward Lorenz avait en 1972 métaphoriquement résumé cette théorie par une interrogation qui a connu un grand succès bien au-delà de sa discipline scientifique : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ».
Du face à face entre Pékin et Washington en mer de Chine au chaos de la Syrie, en passant par le sabotage par Israël de toute perspective d’État palestinien viable et – sur un tout autre registre – la mise en œuvre implacable des politiques d’austérité en Europe, il y a de plus en plus de ce genre de battements d’ailes de papillons de par le monde. Si les tornades de tout type qu’ils déclenchent déjà, sans parler de celles que l’on sent venir, sont d’une violence croissante, il faut dire au passage qu’elles doivent être relativisées par rapport à celles, apocalyptiques, que laissent entrevoir le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pollution de l’air et des eaux.
Par son histoire, notamment coloniale, et sa situation géographique, l’Europe est la région du monde où les bouleversements venus de l’extérieur, actuellement du Proche-Orient, ont le plus d’incidences politiques et sociales sur les sociétés locales, au point de faire des flux de réfugiés un thème obsessionnel. Pourtant, les flux les plus massifs vers l’Europe, ceux en provenance de la Syrie – pays qui a déjà vu fuir un habitant sur cinq – sont encore de taille relativement modeste : de l’ordre, à l’été 2015, de 332 000 pour une population de l’Union européenne (UE) de plus de 500 millions d’habitants. Ce chiffre est à mettre en regard des 628 000 réfugiés en Jordanie, 1 147 000 au Liban et presque 2 millions en Turquie [1].
On peut s’interroger sur les raisons d’une telle vulnérabilité européenne alors que, vue de l’extérieur, et avec ses 28 Etats membres, l’UE semble avoir des atouts uniques pour sortir de sa posture défensive dans tous les domaines, quand elle n’est pas purement et simplement à la remorque des États-Unis. Elle aurait pourtant les moyens de peser positivement dans les grandes affaires du monde – notamment celles liées au dérèglement climatique –, d’amortir l’impact des tornades venues d’ailleurs et d’inverser la courbe du pessimisme généralisé. Elle est en effet globalement riche (avec certes des inégalités qui se creusent), scientifiquement avancée, héritière de longues traditions de luttes démocratiques et dotée d’une masse critique significative en termes démographiques.
Une des explications de ce paradoxe est le hiatus entre les bonnes intentions proclamées en direction du reste du monde et la réalité concrète des politiques de l’UE. Ce double discours ne trompe plus personne, en tout cas pas les victimes de l’austérité imposée par Berlin, Francfort et Bruxelles. À cet égard, il faut beaucoup d’audace à Angela Merkel pour dire, comme elle l’a fait à Berlin le 15 octobre dernier pour défendre l’ouverture de ses frontières aux réfugiés, qu’« il faut une Europe de la solidarité, toute autre option est condamnée à l’échec ». On approuverait sans réticence ces bonnes paroles si elles ne renvoyaient pas à une conception sélective de la solidarité dont les Grecs ont été les victimes. Car c’est d’abord au sein de la zone euro, et plus généralement de l’UE, qu’il aurait fallu être solidaires…
Ne nous y trompons pas : même si la dimension humanitaire – liée à son histoire personnelle – n’est pas absente dans la démarche de la chancelière, elle se conjugue avec les intérêts bien compris d’une Allemagne menacée par le vieillissement de sa population et la pénurie de main-d’œuvre qu’elle entraîne. Si le grand patronat allemand a parfaitement compris cet enjeu et soutient Angela Merkel, il n’en va pas de même chez certains dirigeants de la coalition SPD-CDU-CSU au pouvoir à Berlin. Incapables de réfléchir de manière prospective, ils cautionnent et parfois alimentent les réactions xénophobes de divers secteurs de la population, notamment en Bavière et dans des Länder de l’ancienne RDA. À cet égard, la montée en puissance du parti ultraconservateur Alternative für Deutschland (AFD) crédité de 8, 5 % d’intentions de vote dans les sondages, alors qu’il n’avait obtenu que 4, 7 % lors des élections de 2013, est un signe qui ne trompe pas.
La question de l’avenir politique de la chancelière est désormais posée par ses propres électeurs et rien ne garantit qu’elle pourra briguer un quatrième mandat à la tête de la CDU-CSU lors des élections législatives de 2017. Ironie de l’histoire : de Damas à Berlin, un effet papillon à double détente conduirait les Allemands à écarter eux-mêmes du pouvoir celle qui a installé l’Allemagne au poste de commandement du continent européen.
Note
[1] Chiffres cités dans l’article de Hana Jaber, « Qui accueille vraiment les réfugiés ? », Le Monde diplomatique, octobre 2015. Compte tenu de l’accélération des flux migratoires, le nombre de nouveaux arrivants devrait atteindre le million à la fin de l’année.