Après les attentats du vendredi 13 novembre
Sont sélectionnés ci-après deux interventions de l’ancien juge d’instruction au pôle antiterroriste de Paris, Marc Trevidic, “L’ennemi est incroyablement puissant et déterminé”, “Attentats à Paris : Marc Trevidic dit ses 4 vérités”, un article d’Edwy Plenel “La peur est notre ennemi” et le témoignage d’Antoine Leiris : “Vous n’aurez pas ma haine”.
I- « L’ennemi est incroyablement puissant et déterminé » (Marc Trévidic)
par la rédaction de France Info
Vice-président du TGI de Lille, Marc Trévidic a été pendant 10 ans juge d’instruction au pôle antiterroriste de Paris. Très inquiet, il estime que l’Europe s’est laissée dépasser par le développement de Daech sur son territoire et que les services sont dépassés. Il met en garde contre les idées d’internement, qui ne feront, dit-il, que produire d’autres djihadistes.
Juge d’instruction au pôle antiterroriste de Paris pendant 10 ans, Marc Trévidic a vu défiler des dizaines de djihadistes dans son bureau et mené des enquêtes d’envergures, notamment contre le groupe terroriste Abou Nidal. Pour lui, l’important dans ce type d’enquête est tout d’abord d’identifier les terroristes : ” C’est ça qui permet de savoir qui ils sont, d’où ils viennent, s’ils vivaient en France, s’ils ont un entourage intéressant pour l’enquête, s’il y des endroits à perquisitionner, la téléphonie, les contacts qu’ils ont eus sur internet “. Pour cela, les enquêteurs utilisent tous les indices “biologiques” : empreintes digitales quand c’est possible, ADN, papiers s’ils sont retrouvés. Mais il faut avoir de la chance.
« Vu le degré de professionnalisme du groupe, la grande majorité est allée faire le djihad en Irak ou en Syrie »
Pour les attentats de vendredi, ce travail commence à donner de premiers résultats, encore très partiels. Mais Marc Trévidic a une conviction : ” Je pense que très clairement, ils viennent de Syrie, d’Irak. Peut-être pas tous. Mais quand vous arrivez en Syrie ou Irak au sein de l’État islamique, on vous donne une ceinture d’explosifs“. Toutefois, il n’exclut pas que “un ou deux aient été des recrues en France qui ne soient pas parties. Mais vu le degré de professionnalisme du groupe, la grande majorité est allée faire le djihad en Irak ou en Syrie“.
Marc Trévidic, qui a eu à instruire le dossier du groupe Abou Nidal, mouillé dans l’attentat de la rue des Rosiers, estime qu’il y a une différence essentielle avec les terroristes de Daech : “ Ils ne se faisaient jamais arrêter, ou rarement. Tandis que là, on a affaire à des gens qui viennent pour mourir. Donc ils n’ont même pas à prévoir leur fuite. Tout un réseau d’exfiltration qui est quelque chose de très compliqué dans un groupe terroriste. Donc ils ont ce grand avantage “.
« Quand on arrive à ce stade-là, nous, nous sommes dépassés »
Dans une interview fin septembre, Marc Trévidic avait presque annoncé les attentats de Paris, prévenant du danger. Presque désolé d’avoir eu raison, il souligne que “c’est devenu un groupe très performant avec des relais en Europe très importants : des hommes à eux, qui les accueillent, qui leur donnent des armes. Une infrastructure qui s’est créée pendant deux ans. Quand on arrive à ce stade-là, nous, nous sommes dépassés. Et malheureusement, on a laissé ce groupe terroriste devenir aussi puissant que ça“. Pour lui, il faudrait « des effectifs et des capacités d’enquête phénoménales pour être sûrs de ne pas passer au travers. L’ennemi est incroyablement puissant et déterminé ».
« Il ne faut pas les montrer comme victimes dans ce qu’on est amenés à faire sur le terrain »
Mais la solution est très compliquée. Car c’est en Syrie et en Irak qu’il faut aller éradiquer ce groupe. « Le problème, c’est qu’il faut arriver à le faire intelligemment. C’est-à-dire sans créer des vocations djihadistes dans le monde, sans que ça leur apporte une sympathie. Il faut faire attention aux populations civiles qui n’ont rien à voir là-dedans. Il faut le faire avec des mains propres. Pas n’importe comment. Parce que ça peut avoir un effet contraire. Donc il ne faut pas les montrer comme victimes dans ce qu’on est amenés à faire sur le terrain. C’est là que ça devient très compliqué ».
“Il ne faut pas créer des terroristes quand ils sont simplement sur la corde”
Ne pas faire n’importe quoi… C’est dans cette catégorie qu’il range les propositions d’internement des personnes qui font l’objet d’un signalement pour radicalisation islamiste, comme le demande Laurent Wauquiez : « Si on fait des camps d’internement, ce n’est plus une démocratie. Vous allez arrêter pleins de gens qui n’avaient aucune envie de faire des attentats pour en empêcher un. Que vont penser ces jeunes radicalisés ? Ils vont se dire que ce que dit l’Etat islamique est vrai : l’Occident nous en veut, regardez, ils nous mettent en prison même si on n’a rien fait. Et après vous en faites des recrues futures pour l’État islamique. Il ne faut pas créer des terroristes quand ils sont simplement sur la corde. Maintenant, si le seul projet qu’on a, c’est de faire des Guantanamo, il ne fallait pas dire aux Américains qu’ils faisaient n’importe quoi ».
Marc Trévidic, qui a rencontré de nombreux djihadistes, a pu mesurer l’importance réelle de la motivation religieuse que tous mettent en avant : « Il n’y a que 10% de ce qui les motive qui est d’ordre religieux. Le reste est d’ordre personnel : aller voir du pays, en découdre, de se retrouver dans une communauté soudée, de se venger de la France. Il y a beaucoup de motivations. Et il y a un phare religieux qui ne représente que 10% de leur motivation. C’est un vernis. Qu’est-ce qui fait que quelqu’un devient un assassin et tue ? Il faut qu’il y ait une petite touche religieuse pour s’autolégitimer. Mais à la base, ce sont des parcours individuels et des gens qui sont bien contents d’avoir ce phare religieux pour se livrer à des exactions ».
Source : http://www.franceinfo.fr/actu/faits-divers/article/marc-trevidic-745515
Écouter l’interview :
II – Attentats à Paris : Marc Trevidic dit ses 4 vérités
https://youtu.be/Oz0WKTmmTxs
III – La peur est notre ennemi
par Edwy Plenel
Un vendredi soir d’automne, sous un temps clément. Fin de semaine, temps de sortie, moment de détente. Joies des retrouvailles amicales, des concerts musicaux, des matchs sportifs. Hommes et femmes mêlés, jeunesses sans frontières, plaisirs variés où l’on peut, selon les goûts ou les envies, boire, fumer, danser, se côtoyer, se mélanger, se séduire, s’aimer, bref aller à la rencontre des uns et des autres.
Il suffit d’aligner ces mots simples, sans grandiloquence, pour partager ce que nous ressentons tous depuis hier : tout un chacun, nos enfants, nos parents, nos amis, nos voisins, nous-mêmes, étions dans le viseur des assassins.
Parce qu’ils ne visaient pas des lieux manifestement symboliques comme lors des attentats de janvier, exprimant leur haine de la liberté (Charlie Hebdo) ou leur haine du juif (l’HyperCacher), il s’est dit que les terroristes auteurs des carnages parisiens n’avaient pas de cible. C’est faux : armés par une idéologie totalitaire, dont le discours religieux sert d’argument pour tuer toute pluralité, effacer toute diversité, nier toute individualité, ils avaient pour mission d’effrayer une société qui incarne la promesse inverse.
Au-delà de la France, de sa politique étrangère ou de ceux qui la gouvernent, leur cible était cet idéal démocratique d’une société de liberté, parce que de droit : droit d’avoir des droits ; égalité des droits, sans distinction d’origine, d’apparence, de croyance ; droit de faire son chemin dans la vie sans être assigné à sa naissance ou à son appartenance. Une société d’individus, dont le « nous » est tissé d’infinis « moi » en relation les uns avec les autres. Une société de libertés individuelles et de droits collectifs.
Prendre la juste mesure de ce que menace cette terreur sans précédent sur le territoire hexagonal – les attentats les plus meurtriers en Europe après ceux de Madrid en 2004 –, c’est évidemment mesurer aussi le défi que nous ont lancé les assassins et leurs commanditaires. C’est cette société ouverte que les terroristes veulent fermer. Leur but de guerre est qu’elle se ferme, se replie, se divise, se recroqueville, s’abaisse et s’égare, se perde en somme.
Quels que soient les contextes, époques ou latitudes, le terrorisme parie toujours sur la peur. Non seulement la peur qu’il répand dans la société, mais la politique de la peur qu’il suscite au sommet de l’État : une fuite en avant où la terreur totalitaire appelle l’exception démocratique, dans une guerre sans fin, sans fronts ni limites, sans autre objectif stratégique que sa perpétuation, attaques et ripostes se nourrissant les unes les autres, causes et effets s’entremêlant à l’infini sans que jamais n’émerge une issue pacifique.
Aussi douloureux qu’il soit, il nous faut faire l’effort de saisir la part de rationalité du terrorisme. Pour mieux le combattre, pour ne pas tomber dans son piège, pour ne jamais lui donner raison, par inconscience ou par aveuglement. Ce sont les prophéties autoréalisatrices qui sont au ressort de ses terrifiantes logiques meurtrières : provoquer par la terreur un chaos encore plus grand dont il espère, en retour, un gain supplémentaire de colère, de ressentiment, d’injustice… Nous le savons, d’expérience vécue, et récente, tant la fuite en avant nord-américaine après les attentats de 2001 est à l’origine du désastre irakien d’où a surgi l’organisation dite État islamique, né des décombres d’un État détruit et des déchirures d’une société violentée.
Saurons-nous apprendre de ces erreurs catastrophiques, ou bien allons-nous les répéter ? C’est peu dire qu’à cette aune, dans un contexte de crises déjà cumulatives – économique, sociale, écologique, européenne, etc. –, notre pays vit un moment historique où la démocratie redécouvre la tragédie. Où la fragilité de la première est au péril des passions de la seconde. Car l’enjeu immédiat n’est pas au lointain, mais ici même, en France. Nous savions, au lendemain des attentats de janvier, que la véritable épreuve était à venir. Cet automne, au moment de quitter ses fonctions le juge antiterroriste Marc Trévidic nous l’avait rappelé – « Les jours les plus sombres sont devant nous » (lire ici son interview à Paris-Match) –, dans une alarme qui ne ménageait pas nos dirigeants : « Les politiques prennent des postures martiales, mais ils n’ont pas vision à long terme. (…) Je ne crois pas au bien-fondé de la stratégie française ».
Car, devant ce péril qui nous concerne tous, nous ne pouvons délaisser notre avenir et notre sécurité à ceux qui nous gouvernent. S’il leur revient de nous protéger, nous ne devons pas accepter qu’ils le fassent contre nous, malgré nous, sans nous.
Il est toujours difficile, tant elles sont dans l’instant inaudibles, d’énoncer des questions qui fâchent au lendemain d’événements qui saisissent tout un peuple, le rassemblant dans la compassion et l’effroi. Mais, collectivement, nous ne saurons résister durablement à la terreur qui nous défie si nous ne sommes pas maîtres des réponses qui lui sont apportées. Si nous ne sommes pas informés, consultés, mobilisés. Si l’on nous dénie le droit d’interroger une politique étrangère d’alliance avec des régimes dictatoriaux ou obscurantistes (Egypte, Arabie Saoudite), des aventures guerrières sans vision stratégique (notamment au Sahel), des discours politiques de courte vue et de faible hauteur (sur l’islam notamment, avec ce refoulé colonial de « l’assimilation »), qui divisent plus qu’ils ne rassemblent, qui alimentent les haines plus qu’ils ne rassurent, qui expriment les peurs d’en haut plus qu’ils ne mobilisent le peuple d’en bas.
Faire face au terrorisme, c’est faire société, faire muraille de cela même qu’ils veulent abattre. Défendre notre France, notre France arc-en-ciel, forte de sa diversité et de sa pluralité, cette France capable de faire cause commune dans le refus des amalgames et des boucs émissaires. Cette France dont les héros, cette année 2015, étaient aussi musulmans, comme ils furent athées, chrétiens, juifs, francs-maçons, agnostiques, de toutes origines, cultures ou croyances. La France d’Ahmed Merabet ce gardien de la paix qui a donné sa vie au pied de l’immeuble de Charlie Hebdo. La France de Lassana Bathily cet ancien sans-papiers qui a sauvé nombre d’otages à l’HyperCasher. Cette France qu’ont illustré, dans cette longue nuit parisienne, tant de sauveteurs, de soignants, de médecins, de policiers, de militaires, de pompiers, de bonnes volontés, mille solidarités elles aussi issues de cette diversité – humaine, sociale, culturelle, confessionnelle, etc. – qui fait la richesse de la France. Et sa force.
En Grande-Bretagne, lors des attentats de 2005, la société s’était spontanément dressée autour du slogan inventé par un jeune internaute : « We are not afraid ». En Espagne, lors des attentats de 2004, la société s’était spontanément rassemblée autour de ce symbole : des mains levées, paumes ouvertes, tout à la fois désarmées et déterminées.
Non, nous n’avons pas peur. Sauf de nous-mêmes, si nous y cédions. Sauf de nos dirigeants s’ils nous égarent et nous ignorent. Et la société que les tueurs voudraient fermer, nous en défendons l’ouverture, plus que jamais. En nous tendant la main les uns aux autres. Le symbole de ce refus, ce pourrait être deux mains qui se rencontrent, se serrent et se mêlent. Deux mains croisées.
Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/141115/la-peur-est-notre-ennemie
IV – “Vous n’aurez pas ma haine” (Antoine Leiris)
Hélène Muyal-Leiris, 35 ans, fait partie des victimes tuées au Bataclan vendredi 13 novembre. Mère d’un petit garçon de 17 mois à peine, elle était maquilleuse-coiffeuse à Paris et travaillait dans la mode ou sur des tournages. « Vous n’aurez pas ma haine », a écrit lundi sur Facebook son mari Antoine Leiris, journaliste à France Bleue, qui avait multiplié les avis de recherche pendant le week-end.
Voici son texte :
Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son coeur.
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’ai peur, que je regarde mes concitoyens avec un oeil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus fort que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus.
Source : https://www.facebook.com/antoine.leiris/posts/10154457849999947