À propos d’un plaidoyer de J. Doré pour le catholicisme [1]
Par Jean-Marie Kohler
Utilité et limites de l’apologétique [2]
Un besoin réel, mais circonscrit
La trilogie apologétique lancée en 2012 par les éditions Bayard sous la signature de Monseigneur Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg et doyen honoraire du Theologicum de l’Institut catholique de Paris, réconforte sans doute bien des catholiques ébranlés par l’évolution socioreligieuse actuelle. « Défense et illustration » du catholicisme en version vulgarisée, l’ouvrage intitulé Être catholique aujourd’hui – qui fait suite à Peut-on vraiment rester catholique ? – vise à réassurer la crédibilité rationnelle et historique des doctrines officielles de cette confession ainsi que le bien-fondé des pratiques qui s’y rattachent. La légitimité et la compétence de l’auteur sont notoires dans l’Église (cf. les titres mentionnés ci-dessus) ; l’argumentaire est très accessible, méthodique et serré ; les développements proposés reflètent deux millénaires de christianisme avec, à l’horizon, les espérances du pape François.
Ce plaidoyer pro domo suffit-il pour toucher, au-delà des fidèles traditionnels, la masse constamment croissante des catholiques de la périphérie – sans même parler de la multitude des personnes plus éloignées qui sont assoiffées de spiritualité ? Ou ne s’agit-il, en fin de compte, que d’apologétique palliative ? L’érosion de la pratique et de l’appartenance religieuses n’est-elle pas d’abord imputable au fait que l’Église continue à véhiculer maintes croyances qui s’avèrent extravagantes et contradictoires hors des périmètres confessionnels fortement conditionnés ?
Les causes du désamour
Doré relève à juste titre que l’identité catholique n’est pas statique par essence et n’induit aucun repli identitaire : elle est à la fois donnée et toujours à renouveler en lien avec l’extérieur. Mais, question cruciale, jusqu’où peuvent aller les mises en cause qu’appelle ce lien ? Dans un contexte soupçonné de christianophobie, l’insistance apportée à un prétendu mépris de la religion par la modernité risque de se prêter à une lecture et à une défensive de tendance sectaire. Or à lui seul le traitement médiatique des prises de position du pape François témoigne indéniablement de l’attente que suscite la moindre initiative des instances chrétiennes dès lors qu’elles annoncent et mettent en pratique l’Évangile dont elles se réclament. La dérision et l’hostilité envers la religion ne sont souvent, l’auteur en convient, que l’expression de la déception causée par la contradiction entre les valeurs affichées et les comportements de l’Église – celle-ci allant jusqu’à dénigrer elle-même ses prophètes…
Tout bien considéré, ce sont des problèmes plus déterminants d’ordre idéologique et structurel qui, en amont des dérives stigmatisées dans le livre tels la pédophilie de certains clercs ou les scandales survenus au Vatican, placent l’Église en porte-à-faux par rapport aux réalités contemporaines. L’identité catholique s’étant encombrée de beaucoup d’alluvions contingents et accessoires au fil des siècles, l’immuable sacralité de cet héritage apparaît aujourd’hui problématique. « Tout est à repenser » déclarait déjà le pape Paul VI, et ce travail est à peine commencé.
Fidélité et déchirements
Comme en écho au titre d’une recension du premier volet de la trilogie (Joseph Doré n’a peut-être pas dit son dernier mot [3]), ce deuxième livre comporte dans sa conclusion cette phrase sibylline : « Le dernier mot n’est certes pas dit, et peut-être même est-il encore assez loin de l’être ! ». Dont acte ; mais le troisième ouvrage en préparation – sous l’intitulé provisoire Pour que demain vive pleinement l’Église de Jésus, le Christ de Dieu – sera-t-il davantage en mesure de répondre aux questions en suspens ? Les réformes en gestation permettront-elles à l’Église de se projeter par-delà l’orbite romaine sur une orbite véritablement « catholique », universelle selon l’Évangile ? Les réorientations « institutionnelles » et « comportementales » évoquées par J. Doré sont assurément d’une urgente nécessité pour la survie du catholicisme, mais parviendront-elles à traduire en paroles convaincantes et en engagements décisifs la vérité subversive de l’Évangile ?
On peut l’espérer, mais la confiance en Dieu n’oblige pas à donner un blanc-seing aux autorités ecclésiastiques. Incarner la foi dans la modernité exige une conversion déchirante qu’elles ne semblent pas prêtes à vraiment assumer. D’où l’inévitable tension entre la Parole originelle qui transcende la foi et les langages forcément passagers qui la transmettent, entre la souveraine liberté qu’instaure cette Parole et les incontournables institutions toujours relatives du vécu communautaire. La fidélité coule de sa source, mais elle ne peut s’épanouir qu’en contestant ce qui, en aval, la réifie.
La créativité de l’Évangile
Il faut libérer les croyants des idées religieuses surannées et rendre l’Évangile au monde. Sans fuir les questions et les bouleversements qu’elles peuvent induire. Que penser aujourd’hui de la croyance à un nécessaire « rachat » de l’humanité pécheresse par l’immolation de Jésus, des théologies sacrificielles et de la notion de salut qu’elles comportent ? Ne faut-il pas radicalement réinterpréter les miracles fondateurs de la tradition judéo-chrétienne pour en décrypter la signification et en redéfinir la portée ? Que vaut au regard de l’Évangile le juridisme qui enserre le sacerdoce, le mariage, et tant d’autres pratiques catholiques ? La recherche en théologie oblige à examiner à frais nouveaux de nombreuses questions cruciales en rapport avec leurs bases et implications anthropologiques – qu’il s’agisse des Écritures, des dogmes, des discours sur la divinité qui en sont tirés, ou plus couramment de la prière pour qu’elle soit digne à la fois de l’homme et de Dieu.[4]
Si, poussé par la passion pour le monde que rayonne l’Évangile, l’évêque théologien Joseph Doré veut être entendu hors des sanctuaires désormais de moins en moins fréquentés, il lui faudra se risquer plus loin dans les voies qu’il a ouvertes. C’est à la périphérie, voire hors les murs, que se construira la catholicité évangélique de demain qu’il espère : en réinterrogeant la foi à l’aune des savoirs actuels, en la confrontant à la créativité culturelle et aux enjeux éthico-politiques de notre temps, et moyennant une mise en œuvre effective de cette foi au service des humbles, de la justice et de la paix.[5]
Notes
[1] Mgr Joseph Doré, Être catholique aujourd’hui, Dans l’Église du pape François, Bayard, 2014, 116 p., 12,90 euros.
[2] Apologétique – définition donnée par l’Atilf : Partie de la théologie qui tend à défendre la religion contre les attaques dont elle est l’objet (« apologétique négative ») et à démontrer la vérité et la divinité du christianisme, pour aboutir ainsi au jugement de crédibilité, point de départ de l’adhésion par la foi (« apologétique constructive »).
Dans le contexte actuel de délitement des structures ecclésiales traditionnelles, l’apologétique a une fonction palliative. L’Église se doit d’accompagner ses ouailles fragilisées par la contestation de bien des croyances douteuses qu’elle leur a inculquées – et particulièrement les fidèles les plus vulnérables qui n’ont pas la capacité de se convertir à des vues nouvelles. D’où l’utilité d’une apologétique palliative pro domo. Mais pour être proposé par ailleurs selon sa vérité et sa force natives, l’Évangile exige une approche plus audacieuse.
[3] Jean-Marie Kohler, in Témoignage chrétien, 20 mai 2013 ; en ligne sur le site www.recherche-plurielle.net in Perspectives théologiques, Bloc notes et ébauches
[4] Comment aborder les graves problèmes soulevés par les travaux d’Israël Finkelstein, de Thomas Römer, ou de John Shelby Spong par exemple ? Et que retenir des nombreuses publications récentes portant sur Dieu, sur Jésus, ou sur l’Église – dont celles de Joseph Moingt, de José Arregi, ou de Jacques Musset entre autres ? Si les idées avancées dans ces ouvrages sont erronées, que cela soit établi et signalé ; sinon, qu’elles soient prises en compte et divulguées.
[5] Les autres confessions chrétiennes sont confrontées à de semblables défis.
Le philosophe Olivier Abel, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, reste confiant face aux bouleversements en cours : « Personnellement, j’ai tendance à penser que la religion va mourir en Occident. Mais loin d’être pessimiste et de m’attrister, cette perspective m’inspire de la gratitude et décuple mon espérance. L’effacement des Églises sous leurs formes actuelles peut signifier qu’elles sont arrivées au terme de leur mission, que l’on peut et que l’on doit se réjouir de ce qu’elles ont globalement réussi à apporter au monde, et qu’il est heureux de les voir s’effacer pour laisser venir au jour de nouvelles formes de vie spirituelle à leur suite. Rien n’est jamais perdu dans l’économie mystérieuse de la création et de l’histoire : même les échecs peuvent constituer de prodigieux ensemencements. » Interview intitulée L’Évangile au rythme des hommes – La Parole demeure, les Églises passent, en ligne sur www.recherche-plurielle.net, in Perspectives théologiques, Bloc-notes et ébauches.
source : http://www.recherche-plurielle.net/nouvelles/news.php – 1115a