L’impact du Pacte des Catacombes sur l’Église d’aujourd’hui
par Jon Sobrino (Extraits du Discours à l’Università Urbanienne, Rome, 14 Novembre 2015)
Peu de temps avant le Concile, a émergé à nouveau puissamment ce qui à mon avis est le problème historique fondamental d’une Église qui remonte à Jésus de Nazareth et que, dans la foi, nous confessons être son corps dans l’histoire. Ce problème fondamental est la relation de l’Église avec les vrais pauvres.
Ce que nous venons de dire n’est pas une rengaine. Ni une façon de défendre la théologie de la libération, ou de soutenir François, ou de se rappeler le poverelo d’Assise. C’est le cœur de notre foi. Jésus de Nazareth a proclamé la bonne nouvelle aux pauvres, et, étonnamment, seulement aux pauvres. Et il les a également défendus et confrontés à ceux qui les rendent pauvres. Et pour cela, il est mort, d’une mort d’esclaves, très cruelle et infâme – il a été crucifié.
Dans un autre passage des origines du christianisme, très important, mais dont on se souvient peu, Paul se défend devant les judéo-chrétiens qui se méfiaient beaucoup de lui et ne le laissaient jamais en paix, avec cet argument de poids : « à la réunion de Jérusalem, on nous a donné une seule condition : ne pas oublier les pauvres de Jérusalem. » Paul l’a accomplie à la lettre. Il a fait la tournée de l’Empire pour collecter les aumônes et il est retourné à Jérusalem, en prenant là de grands risques, pour donner les aumônes aux pauvres.
Depuis ses origines en Jésus et dans les communautés de Paul, faire des vrais pauvres une réalité centrale a été essentiel pour l’Église. Si elle les ignore, elle n’est pas l’Église de Jésus.
Jean XXIII et le Concile. «L’Église des pauvres ». 1962
Il y a cinquante ans, un groupe d’évêques a abordé à nouveau la question fondamentale des rapports de l’Église avec les pauvres. Ils ont signé un pacte, pas bien connu, mais qu’il est important de remettre en lumière ces jours-ci. Ce fut un événement extraordinaire, en rien normal. Avec ce pacte, ils voulaient soutenir le pape Jean XXIII, et s’encourager mutuellement.
En effet, peu de temps avant l’ouverture de Vatican II, le Pape Jean XXIII avait dit dans un message radio, tranquillement, mais d’une façon tranchante, ces paroles saisissantes : « Pour les pays en développement, l’Église se présente telle qu’elle est et telle qu’elle veut être, comme l’Église de tous, et en particulier l’Église des pauvres ». [1]
Il y avait déjà des idées et des impulsions novatrices en ce sens – les prêtres-ouvriers en France avec le soutien du cardinal Suhard, des voix du Tiers Monde comme celles de Dom Helder Camara au Brésil et de Monseigneur Georges Mercier des missionnaires d’Afrique. Et il est important de se rappeler que ces groupes ont également préconisé une rupture avec la civilisation du capitalisme avec laquelle l’Église catholique en était venue à pactiser.
Le Concile commencé, d’autres évêques allaient dans la même direction. Le cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, lors d’une réunion au Collège belge le 26 octobre 1962, a parlé du devoir de l’Église de s’adapter avec la plus grande sensibilité possible à la souffrance d’un grand nombre de personnes. Se référant aux tâches du Concile, il a dit : « Si nous n’examinons ni n’étudions cela, tout le reste risque d’être sans valeur. Il est essentiel que nous dépouillions cette Église, qui ne veut pas être riche, de tous les signes de richesse. Il est nécessaire que l’Église apparaisse comme ce qu’elle est : la mère des pauvres, soucieuse avant tout de donner à ses enfants le pain du corps et de l’âme ». [2] Et il a ajouté les mots de Jean XXIII que je viens de citer.
Cependant, le 6 décembre, deux mois après le début du Concile, le cardinal Lercaro a déclaré avec une certaine émotion que « [après] deux mois de labeur et de recherche vraiment généreuse, humble, libre et fraternelle… nous sentons tous que le Concile a manqué quelque chose jusqu’à maintenant. » Il a également poursuivi avec les paroles de Jean XXIII, « Si elle est l’Église de tous, aujourd’hui, elle est en particulier ‘’l’Église des pauvres’’ ». [3] Ce jour-là, un journaliste a déclaré que « le grand moment de la séance d’aujourd’hui a été pendant l’intervention du cardinal Lercaro. On pouvait couper le silence au couteau ». A la fin du discours de Lercaro, l’assemblée conciliaire a éclaté en applaudissements. [4]
Mais l’Église des pauvres n’a pas prospéré. C’est une lacune notoire au sein du Concile, avec des exceptions importantes telles que celle de Mgr Charles Marie Himmer, évêque de Tournai, qui a déclaré sans ambages « locus primus dans Ecclesia pauperibus reservandus est » (il faut réserver aux pauvres la première place dans l’Église). Il est important de le reconnaître. Et à mon avis, ce n’est pas de bien de l’ignorer en mettant en avant des textes, aussi importants qu’ils soient, des autres chapitres. L’un d’eux est celui de LG 8. «Tout comme le Christ a réalisé l’œuvre de la rédemption dans la pauvreté et la persécution, l’Église est appelée à suivre la même voie. » Elle doit imiter et suivre le Christ, qui se vidait prenant la forme d’un serviteur (Phil 2: 6-7) et qui, bien que riche, est devenu pauvre pour nous (2 Cor 8: 9), et donc l’Eglise « n’est pas faite pour rechercher la gloire terrestre, mais pour proclamer, même par son propre exemple, l’humilité et le sacrifice de soi. » L’Église embrasse tous ceux qui sont affligés par la faiblesse, parce que « Le Christ a été envoyé pour évangéliser les pauvres et relever les opprimés. » (Lc 4,18) Enfin, le texte fait une déclaration importante à propos de l’endroit où vous pouvez trouver le Christ dans l’histoire: « L’Église reconnaît dans les pauvres et les affligés l’image de son Fondateur pauvre et malade. » Et à propos de ce qu’il faut faire avec eux : « elle cherche à soulager leurs besoins et cherche à servir le Christ en eux » (LG 8).
Le texte est magnifique, mais il ne traite pas de l’Église qui doit être pauvre dans les différentes sphères de la réalité, ni de ce que les pauvres font pour l’Église, ni de la persécution subie par celui qui défend les pauvres, qui a la même nature radicale que celle subie par Jésus.
Le deuxième texte est celui qui est le plus cité. « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses… surtout de ceux qui sont pauvres ou de diverses façons souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ. » (GS 1). C’est un autre très grand texte. Il exprime ce que l’Église devrait garder à l’esprit, étant dans le monde et face au monde, et il implique dans quelle direction éthique et historique doit se déplacer sa mission. Le texte, cependant, ne dit pas comment les pauvres réels forment l’Église réelle dans son identité d’Église, ni comment ils en font un sacrement de Jésus dans toutes ses dimensions ni la façon dont ils sont des principes de salut pour l’humanité et pour l’Église.
Le Pacte des Catacombes. « Une Église servante et pauvre ». 1965
Au Concile, plusieurs évêques ont rapidement saisi que, pour la majorité de l’assemblée, une Église elle-même orientée vers les pauvres dans la pauvreté et dépouillée de pouvoir n’était pas un sujet central. Ce n’était pas le temps pour cela. Le groupe a partagé l’inspiration de Jean XXIII, et s’est rencontré de façon confidentielle et régulièrement à Domus Mariae, à la périphérie de Rome, en évitant sciemment de donner l’impression de vouloir donner une leçon à leurs frères dans l’assemblée. Ils ont réfléchi à fond sur ce que devrait être la pauvreté de l’Église. Et quelques jours avant la clôture du Concile, le 16 novembre 1965, une quarantaine d’évêques ont célébré une messe dans les catacombes de Sainte Domitilla. [5]
Elle a été présidée par Mgr Himmer, qui a prononcé l’homélie. Les évêques ont demandé à « être fidèles à l’esprit de Jésus », et à la fin de la célébration ont signé ce qu’ils ont appelé « Le Pacte des Catacombes : une Église servante et pauvre ». [6] Le pacte était, objectivement, un défi aux « frères dans l’épiscopat » à mener une vie de pauvreté et être des serviteurs pauvres d’une Église pauvre. Et subjectivement c’était une façon pour les signataires de s’encourager les uns les autres pour accomplir une tâche loin d’être facile. Les signataires, Latino-Américains, originaires d’autres parties du monde pauvre, et aussi de pays du Premier monde [7], se sont engagés à vivre dans la pauvreté eux-mêmes, à rejeter tous les symboles et les privilèges du pouvoir, et à mettre les pauvres au centre de leur ministère pastoral.
Le texte commence ainsi :
« Nous, évêques réunis au Concile Vatican II, conscients des lacunes de notre vie de pauvreté selon l’Évangile, encouragés mutuellement à cette initiative dans laquelle chacun veut éviter la singularité et la présomption… avec humilité et conscients de notre faiblesse, mais aussi avec toute la détermination et toute la force que Dieu veut nous donner, dans sa grâce, nous nous engageons à ce qui suit. »
Le texte est magnifique, et plusieurs choses attirent puissamment l’attention.
Le premier mot du texte est d’une importance absolue : « nous ». Donc les évêques parlent, mais ils ne sont pas sur le plan doctrinal ou même juste pastoralement comme évêques, mais – chose d’inhabituelle – ils parlent personnellement et existentiellement. Ils ne parlent pas aux autres ou sur les autres, mais ils parlent d’eux-mêmes et sur eux-mêmes. Et par la nature de la question, si le Pacte commencera à porter ses fruits ou non dépendra en grande partie de ce qu’ils feront.
La signature de ce pacte est une remise en question majeure pour eux et un appel à leur propre conversion. Ils doivent demander au Seigneur la force et l’énergie pour eux-mêmes d’agir comme Jésus. Ils veulent que cette nouvelle façon de vivre comme évêques encourage tout le monde, mais ne délèguent pas à d’autres l’exigence de vivre dans la pauvreté et le service.
Ils énumèrent leur engagement en 13 points, ils s’engagent à le réaliser et le font avec des mots clairs pour que le document ne puisse pas s’évaporer en des termes généraux. Ainsi, ils s’engagent à se découvrir la véritable pauvreté de la majorité, et à subir les affronts que provoque la vraie pauvreté. Et ils le décident, non pas pour des raisons ascétiques, mais pour intégrer et introduire dans l’Église la pauvreté réelle de l’humanité (nos.1-5). Ils exigent d’éviter le favoritisme envers les riches (n° 6), et de mener les combats pour la justice et la charité (n° 9). Ils encouragent les dirigeants à mettre en œuvre des lois, des structures et des institutions pour la justice, l’égalité, le développement harmonieux (n° 10). Vers la fin, ils notent le fait que dans le monde il y a une « majorité dans la pauvreté physique, culturelle et morale », les deux tiers de l’humanité. Et ils soulignent le discours de Paul VI aux Nations-Unies, exigeant des structures économiques « qui ne créent pas des pays pauvres dans un monde de plus en plus riche. » (n° 11). Si je peux faire ici un bond de cinquante ans, il est absolument temps que les paroles de ces évêques soient entendues et mises en pratique par l’Organisation des Nations Unies, les États-Unis, l’OEA, la Communauté européenne…
Le texte du pacte se termine avec l’engagement de partager avec tous les êtres humains et d’être accueillant à tous (n° 12), et de faire connaître le pacte à leurs prêtres diocésains, pour leur demander leur compréhension, leur collaboration et leurs prières.
Le Pacte des Catacombes a été la racine de réflexions et de documents ultérieurs. Mais nous ne devons pas oublier qu’il nécessite des évêques – de tout le monde – une décision existentielle pour la mettre en pratique personnellement.
Medellín. « La pauvreté de l’Église » et « Justice ». 1968
Je ne sais pas vraiment si et dans quelle mesure, après le Concile, le Pacte des Catacombes a été repris, au moins pour l’essentiel, par les Églises du monde entier. Il l’a été à Medellin. Et nous allons nous pencher sur deux de ses documents.
« La pauvreté de l’Église »
Le document de Medellin qui est le plus immédiatement lié au Pacte des Catacombes est « la pauvreté de l’Église». Il commence par une double affirmation.
La première est l’observation de la réalité objective du continent – l’injustice sociale, la pauvreté, la misère inhumaine, qui par leur simple existence, sont une exigence pour les évêques. « Les évêques d’Amérique latine ne peuvent rester indifférents face à des injustices sociales considérables existant en Amérique latine, qui maintient la majorité de nos peuples dans une pauvreté lamentable, qui dans de nombreux cas devient la misère inhumaine. » (n° 1) Le fait est présenté comme une réalité évidente sans le besoin de discernement. Et la réaction ne peut être que la compassion des évêques, qui a implicitement priorité absolue.
La seconde est l’observation que cette misère est un cri que les évêques ne peuvent ignorer. « Un cri assourdissant se déverse des gorges de millions d’hommes, faisant appel à leurs pasteurs pour une libération qui ne leur parvient de nulle part ailleurs. » (n° 2). Et ils ajoutent honnêtement à cela ce qui n’est habituellement pas mentionné : « Et les plaintes que la hiérarchie, le clergé, les religieux, sont riches et allié avec les riches nous parviennent aussi. » (n° 2). Les évêques de Medellin précisent que, parfois, l’apparence est confondue avec la réalité, mais ils reconnaissent qu’il y a des choses qui ont contribué à créer l’image d’une Église institutionnelle riche : de grands bâtiments, les maisons des prêtres et des religieux quand ils sont supérieurs à ceux du quartier où ils vivent, leurs propres véhicules, parfois luxueux, la façon de se vêtir héritée d’autres époques…
Après avoir clarifié les exagérations, et parlant à la première personne, les évêques reconnaissent ce qui est réel dans les plaintes. « Dans le contexte de la pauvreté et même de la misère dans laquelle vivent la grande majorité des peuples latino-américains, nous, évêques, prêtres et religieux, disposons de ce qui est nécessairepour vivre et une certaine sécurité tandis que les pauvres manquent de ce qui est indispensable et luttent entre l’angoisse et l’incertitude. » (n° 3)
Ils reconnaissent aussi des cas de distanciation et le manque d’intérêt que ressentent les pauvres. « Et les incidents ne manquent pas, où les pauvres sentent que leurs évêques ou les pasteurs, les religieux et religieuses, ne s’identifient pas vraiment avec eux, avec leurs problèmes et afflictions, qu’ils ne soutiennent pas toujours ceux qui travaillent avec eux ou plaident leur cause. » (n° 3).
Ces détails et ces mots spécifiques nous font comprendre que les évêques ont pris personnellement au sérieux le cri des pauvres.
La conclusion est que l’Église doit « dénoncer le manque injuste des biens de ce monde et le péché qui l’engendre », « prêcher et vivre dans la pauvreté spirituelle, comme une attitude d’enfance spirituelle et d’ouverture vers le Seigneur ». Et s’engager « à la pauvreté matérielle ». (n° 5)
Enfin, le document exige le « témoignage» dans le mode de vie et dans l’administration des biens (n° 12-17). Et que l’Église se distancie du pouvoir. « Nous voulons que notre Église latino-américaine se libère des temporalités, des intrigues et d’une réputation douteuse, d’être ‘’libre d’esprit en ce qui concerne les chaînes de la richesse’’ de telle sorte que sa mission de service sera plus forte et plus claire. » (n° 18)
Ce ne sont pas des vœux pieux et de bonnes intentions. Ils soulignent les réalités et les façons d’agir. Ils donnent quelque chose à penser sur la façon de ne pas être, et la façon d’être Église.
“Justice”
Le deuxième document est « Justice ». Medellin commence avec lui, et ce sont ses premiers mots.
« Il y a beaucoup d’études sur les peuples d’Amérique latine. Toutes ces études décrivent la misère qui assaille de grandes masses d’êtres humains dans tous nos pays. Cette misère, comme un fait collectif, s’exprime elle-même comme une injustice qui crie vers les cieux. » (n° 1)
Le texte est d’une importance absolue. Il insiste sur le fait que l’Église doit prendre en compte les grands groupes humains, tous sans distinction, les croyants, musulmans, bouddhistes, et les agnostiques, dirions-nous aujourd’hui. En le plaçant au début du document, les évêques avouent clairement ce qui est dans leurs esprits et les cœurs. Et ce qui attire l’œil, c’est que premiers mots d’un document rédigé par des évêques, des croyants en Dieu, amoureux de Jésus-Christ et serviteurs dans l’Église, ne sont pas religieux, bibliques, ou dogmatiques. Ce sont des mots sur la réalité de ce monde, plus directement, à propos de son péché. Ils mentionnent ceux qui en souffrent et, par conséquent, ceux qui le commettent. Dans ce que K. Rahner a appelé des mots symboles, les évêques concentrent tout sur le mot « injustice ». Les mots « crient vers le ciel » sont peut-être l’équivalent du terme espagnol « desorbitante » («exorbitant»), mais ils peuvent aussi être compris comme dans Exode 3: 9: « Les cris des fils d’Israël sont venus à moi », dit l’Éternel.
À mon avis, le contenu familier et la force de cette langue sont dus au fait que l’irruption de la réalité a eu lieu autour de Medellin. Ce ne fut pas la conclusion sereine d’un processus discursif, mais l’explosion de quelque chose qui impose par soi-même. Ce ne fut pas seulement le dévoilement de quelque chose qui est factuellement vrai, mais l’apparition d’une réalité avec son propre esprit, avec la possibilité d’exiger une réaction personnelle et de groupe, et d’offrir le salut. Le pauvre a fait irruption.
Les pauvres avaient été une réalité séculaire en Amérique latine, mais soudain, ils sont devenus une réalité difficile, impossible à cacher. Dans une expression, encore une fois prise à Karl Rahner, « la réalité prit la parole ». L’irruption autour de Medellin nous réveillés, sans besoin de discernement, du sommeil qu’Antonio Montesinos avait dénoncé en 1511: « Pourquoi dormez-vous dans un tel sommeil léthargique? ». Des siècles plus tard, en Amérique latine beaucoup avaient le courage de « se réveiller du sommeil de l’inhumanité cruelle», comme Kant avait exigé des êtres humains le courage de « se réveiller du sommeil dogmatique».
Et l’irruption des pauvres a également rendu impossible de cacher le péché que dénonçait Montesinos : «Pourquoi les gardez-vous donc dans l’oppression, ne leur donnez-vous pas assez à manger, ni ne prenez-vous pas soin d’eux dans leur maladie ? Car c’est par le travail excessif que vous exigez d’eux qu’ils tombent malades et meurent, ou plutôt vous les tuez avec votre désir d’extraire et d’acheter de l’or chaque jour. »
La réalité des pauvres caractérise notre monde certainement comme un signe des temps, mais surtout elle a proclamé sa vérité ultime sans possibilité d’erreur. Plus dangereux que ne pas trouver la marque dans le discernement est de ne pas voir l’évidence, mais la misère produite par l’oppression et la souffrance causés par elle, et le désir qui allait bientôt se terminer, est devenue évidente. Et la nécessité absolue de la praxis de la justice pour obtenir la libération de l’injustice est également devenue évidente. Tout cela était incontestable. Bien que nous ne le sachions pas, je pense que nous vivons aujourd’hui dans une situation très similaire.
L’irruption des pauvres, opprimés et persécutés en Amérique latine, fut bientôt rejointe par une autre irruption – la persécution. Le Père Arrupe dira plus tard en 1975 : « Nous ne pourrons pas mener la lutte cruciale de notre temps, la lutte pour la foi et la lutte pour la justice qu’exige la foi, sans avoir à en payer le prix. » Et c’est ainsi qu’un plus grand amour a fait aussi irruption – le martyre pour défendre les pauvres. Depuis lors – pardonnez-moi de parler en jésuite – environ 60 jésuites ont été tués dans le Tiers Monde. Et beaucoup, beaucoup d’autres hommes et femmes.
Si nous revenons à Medellin, autant que je puisse le voir, contrairement à ce qui est arrivé après le Concile, Medellín, en mettant au centre les pauvres et leur nécessaire libération, a dressé contre elle dans le continent les pouvoirs économiques, financiers, militaires, et policiers – et aussi une très grande partie des médias. Et avec raison. Le rapport Rockefeller de 1968 a déclaré que « si ce que disent les évêques à Medellin était mis en pratique, les intérêts des États-Unis seraient menacés. » Des choses similaires ont été dites par les conseillers de Reagan à la réunion de Santa Fe en 1980. Ainsi que, de façon récurrente, dans les réunions de l’armée dans le Cône Sud, et en Amérique centrale dans les années 1980. Ces pouvoirs – parfois rejoints par une partie de l’Église institutionnelle – ont déclenché des campagnes opposées à Medellin et une cruelle persécution. Depuis lors, en Amérique latine chaque fois que l’Église est restée fidèle à Medellin, elle a souffert la persécution. Pas quand elle a été en bons termes ou en compromis avec les puissants.
Au Concile, on n’a pas parlé de persécution, et encore moins de martyre, de cette façon. On s’est contenté de citer les belles paroles de saint Augustin : « L’Église est en pèlerinage à travers les persécutions du monde et les consolations de Dieu. » Mais le texte n’a pas la force de la réalité. Aujourd’hui, on insiste sur la solidarité, l’effort au travail, la participation. Mais on ne parle pas beaucoup du martyre – ou des gens crucifiés dont nous discuterons plus loin -, et les martyres des temps très récents ne sont pas pris au sérieux.
En plus de cela, l’institution ecclésiastique a vu avec crainte comment Medellín et des évêques éminents – plus la théologie de la libération – reconnaissaient l’âge adulte et la liberté des chrétiens qui défendaient les pauvres. Et cela est arrivé non pas parce que Medellín se réconciliait avec une abstraite « liberté des enfants de Dieu», mais parce qu’il y est surgi la décision de libérer les pauvres. Ce que dit Metz a été pris comme réel : l’autorité ultime est « l’autorité de ceux qui souffrent. » Et que la souffrance nous donne la « plus grande liberté. »
Dans l’Église, certains hiérarques ont également estimé que Medellin faisait chanceler le pouvoir de la hiérarchie, ce qui qu’ils jugeaient être un mal grave, et ainsi, au sein de l’Église aussi, a surgi la persécution. Plusieurs évêques – permettez-moi de citer quelques-uns d’entre eux : Angelelli, Don Samuel Ruiz, Leonidas Proaño – ont été maltraités par certains dans la hiérarchie dans leurs pays et au Vatican.
Le cas de Monseigneur Romero a été particulièrement scandaleux. Lors d’une retraite spirituelle, un mois avant son assassinat, il a parlé avec son confesseur, le Père Azkue, des trois problèmes qui le préoccupaient. Le premier d’entre eux, de ne pas être assez prudent dans les pratiques de piété – à laquelle le Père Azkue répondu en l’encourageant à surmonter ses scrupules. La deuxième, la peur d’une mort violente – le Père Azkue l’apaisa en lui disant que la vie est plus importante que le moment de la mort, et que Dieu l’accompagnerait au moment de la mort, quelle qu’elle puisse être.
Le troisième point est celui qui nous intéresse aujourd’hui : sa très grande difficulté à vivre et à travailler avec ses frères évêques, qui l’a fait beaucoup souffrir dans sa vie. Un seul de ces évêques a assisté à ses funérailles, son grand ami Arturo Rivera y Damas. Et lorsque le pape Jean-Paul II, lors d’une visite à El Salvador en 1996, a invité la Conférence des évêques à dîner, il leur a demandé ce qu’ils pensaient de la béatification de Monseigneur Romero. La majorité a répondu que cela leur semblait bon. Cependant, Monseigneur Revelo a dit que Monseigneur Romero « était responsable de la mort de 70.000 Salvadoriens. »
Outre ces divers évêques, c’est aussi la théologie de la libération qui a été combattue. Ce fut le cas, avec une grande bassesse, du CLAR [Confederación Latinoamericana y Caribeña de Religiosos y Religiosas – Confédération des religieux et religieuses d’Amérique latine et des Caraïbes]. Et malheureusement, de beaucoup de religieuses.
Tout compte fait, l’Église des pauvres a été condamnée par la hiérarchie, et elle en a donné la raison: « Elle est Eglise du peuple ». La raison – et la stupidité – sont remarquables, puisque, dans le Nouveau Testament et à Vatican II, l’Église est appelée le « peuple » de « Dieu ». Regardant devant nous, disons que nous ne devrions pas être surpris que François soit attaqué. Il a repris à nouveau les thèmes mentionnés après Medellín.
Et nous ne devons pas oublier la chose fondamentale. Après Medellin il y a eu une effusion du plus grand amour. Ce furent les temps des martyres. Nous qualifions les victimes, hommes et femmes, pour la plupart de martyres jésuaniques. Comme Jésus, ils ont travaillé pour apporter la libération aux pauvres, proclamé le Royaume de Dieu, et dénoncé l’anti-royaume. Et comme Jésus, ils sont morts assassinés. Si ces martyrs, de nombreux hommes et femmes, sont ignorés ou sous-estimés, disons désormais que leur ignoration ou leur sous-évaluation est la fin de l’Église de Jésus..
NOTES
[1] Septembre 11, 1962 [2] Cité dans Giuseppe Alberigo, Historia del Concilio Vaticano II, édition espagnole publiée par Peeters /Sígueme, 2002, p. 197ff. [3] JL Martín Descalzo, Un periodista en el Concilio I, Madrid, 1964, pp. 326ff. [4] Ibid. p. 327.[5] La première publication est apparue seulement trois semaines plus tard, le 8 décembre, dans un article du Monde intitulé « Un groupe d’évêques anonymes s’engage à donner le témoignage extérieur d’une vie de stricte pauvreté. » Avant, au cours de la troisième session du Concile, deux documents du groupe avaient reçu le soutien de plus de 500 pères conciliaires : Simplicitas et paupertas Evangelica et Ut in nostro ministerio primus locus pauperum evangelizationi tribuatur.
[6] Le texte intégral peut être trouvé dans Carta a las Iglesias, San Salvador 590 (Juin 2009) 6-8. [Note du traducteur : traduction française du texte complet disponible ici].[7] Il est important de souligner ce fait. Il y avait plusieurs évêques d’Amérique latine. Du Brésil : Antonio Fragoso, Francisco Mesquita Filho Austregésilo, João Batista da Mota e Albuquerque, Luiz Gonzaga Fernandes, Jorge Marcos de Oliveira, José Maria Pires, Helder Camara. Du Chili : Manuel Larraín de Talca. De Panama : Marcos Gregorio McGrath. D’Équateur : Leonidas Proaño de Riobamba. D’Argentine : Alberto Devoto de Goya, Vicente Faustino Zazpe de Rafaela, Juan José Iriarte du Reconquista. D’Uruguay : Alfredo Viola de Salto et son auxiliaire Marcelo Mendiharat. De la Colombie, Tulio Botero Salazar de Medellín et son auxiliaire Medina, Muñoz Duqueder de Pampelune, Raul Zambrano Focatativá, Angelo Cuniberti de Florencia. Il y avait aussi d’autres évêques du Tiers-Monde. Georges Mercier en provenance du Sahara, Hakim de Nazareth, Haddad auxiliaire de Beyrouth, Bernard Yago d’Abidjan, Joseph Blomjous de Mwanza, en Tanzanie. D’Asie, Charles Joseph de Melckebeke du Ningxia, en Chine, et d’autres évêques du Vietnam et d’Indonésie. Et divers évêques du Premier monde. Du Canada : Gérard Marie Coderre de Saint-Jean-de-Québec. D’Espagne : Rafael González Moralejo auxiliaire de Valence. D’Allemagne, Julius Angerhausen, auxiliaire d’Essen. Depuis la France, Guy Marie Riobé d’Orléans, Gérard Huyghe d’Arras, Adrien Gand auxiliaire de Lille. D’Italie, Luigi Betazzi, auxiliaire de Bologne. Ces données ont été fournies par José Oscar Beozzo.
traduction française par Lucienne Gouguenheim
Source de la traduction anglaise : http://iglesiadescalza.blogspot.co.uk/2015/11/jon-sobrino-impact-of-pact-of-catacombs.html
Lire aussi :
– http://nsae.fr/2012/11/16/le-pacte-des-catacombes/
– http://nsae.fr/2013/07/23/saint-romero-damerique/
– https://nsae.fr/2009/04/02/lettre-a-ignacio-ellacuria-par-jon-sobrino/