Calais, au sein d’un bidonville en état d’urgence, devenu la honte de la France
Par Olivier Favier (Basta !)
À quelques kilomètres de Calais, parqués dans un bidonville, des milliers de réfugiés continuent de vivre dans des conditions indignes d’un pays riche. La frontière vers le Royaume-Uni est devenue infranchissable. En six mois, vingt-deux migrants sont morts en essayant de la passer. Au sein du bidonville, jeunes militants européens et associations humanitaires tentent de subvenir aux besoins les plus indispensables, en particulier auprès des enfants et des femmes enceintes. Quand la nuit tombe, les tabassages de migrants isolés par des groupes d’extrême droite se multiplient, malgré la présence massive des forces de l’ordre. Reportage sur une situation honteuse pour la France.
Un drapeau français flotte au milieu du bidonville
Adam s’interrompt et me regarde, angoissé. « On m’a dit ici que l’hiver il fait si froid que les feuilles et les branches tombent, que les arbres se mettent à pleurer, et qu’ils deviennent blancs, comme la neige. Est-ce que ma peau aussi va changer de couleur ? » Soudanais du Darfour, arrivé en France il y a un mois et demi, Adam s’est donné jusqu’à fin décembre pour passer en Angleterre.
Son parcours devrait largement suffire à lui valoir l’asile en France, mais il parle parfaitement anglais, et ce qu’il a vu ici ne lui donne guère confiance : un squat surpeuplé, un bidonville comme il n’en existe pas en Europe, les gaz de la police, une cinquantaine d’arrestations arbitraires quotidiennes pendant dix jours, les placements en centre de rétention avec quelquefois une expulsion à la clé, y compris vers le Soudan [1]. Alors il préfère me raconter les histoires de ses compatriotes qui, partis pour l’Australie, l’Angleterre ou les États-Unis, ont réussi à reprendre leurs études et sont devenus des sommités dans leur domaine. S’il n’était un migrant parmi d’autres, Adam serait considéré ici comme un jeune surdoué. À 19 ans, il n’est jamais allé à l’école, mais il lit Le Seigneur des anneaux dans le texte. Son sourire et ses mots sont ceux d’un jeune poète, alors je lui lis The laughing heart de Charles Bukowski.
Comment parquer la « richesse culturelle » que sont les réfugiés
« Tu ne peux pas battre la mort, mais tu peux battre la mort en vie, quelquefois » [1] : ce sont ces vers qu’il retient, les plus forts du poème. Il vient d’achever un discours enflammé à un de ses amis, plus vieux que lui mais beaucoup plus découragé : « L’Angleterre c’est ton but ? Alors, vas-y. Ne gâche pas ton temps à perdre, mec, prends ton temps pour gagner. » Nous sommes assis autour d’une table de fortune, où traînent quelques cartes à jouer, un briquet. De temps en temps, quelqu’un apporte du café ou du thé. « J’aime bien cet endroit, les arbres autour, c’est calme. »
La new jungle, faut-il dire, a pris des airs de village. Ministre de l’Intérieur et municipalité ont eu beau jeu d’évacuer les squats du centre-ville et de créer une sorte de sous-banlieue lointaine pour cette « richesse culturelle » que sont les réfugiés – la formule est de Natacha Bouchart, maire Les Républicains de Calais, qui n’en est plus à une contradiction près. L’État a par ailleurs méticuleusement clôturé la frontière pour le compte de l’Angleterre et fait venir 400 CRS pour encercler le bidonville.
Le résultat est sans appel. La frontière est devenue infranchissable à moins de prendre des risques extrêmes ou de s’adjoindre les services coûteux d’un passeur. Le nombre de migrants présents dans le purgatoire de Calais a été multiplié par dix en un peu moins de deux ans. Il y a un mois, la population s’élevait à quelque 6000 habitants, dont beaucoup ne cherchaient pas ou plus à traverser la Manche : ils n’avaient tout simplement pas d’autre lieu où aller.
Boutiques et commerces du « quartier » afghan ou éthiopien
C’est le cas par exemple d’Abderrahmane, un Afghan d’une trentaine d’années qui est venu à pied jusqu’ici et dont la demande d’asile en France est en cours d’examen depuis six mois. Avec quelques amis, il a monté une boutique à l’entrée du quartier éthiopien. Il y roule des cigarettes le jour, avec du tabac et des tubes achetés en Belgique. Il les vend à un euro les dix. Mais ne sait pas comment soigner l’abcès dentaire qui le fait souffrir depuis plusieurs jours, malgré l’ordonnance du médecin qu’il ne peut pas lire, car il ne parle que quelques mots d’anglais.
Sa boutique est l’un des nombreux commerces, épiceries, restaurants, cafés, discothèques, qui sont apparus depuis l’été dans le bidonville d’État. Cette prolifération inquiète les associations qui dénoncent les dérives mafieuses, certains vendeurs ayant été invités à revendre leur emplacement sous la menace de petits patrons étrangers au camp, attirés par l’opportunité d’ouvrir ici, à peu de frais et sans taxes, une succursale à leurs magasins officiels de Lille ou de Paris. Il y a même un commerçant de Sheffield.
Depuis un mois, l’État fait campagne pour qu’une partie des migrants partent de leur plein gré dans des « centres de répit », procédant par ailleurs à des rafles massives, à l’aveugle, pour des envois en centres de rétention. La population est ainsi redescendue à 4500 personnes, ce qui, en l’absence de solutions durables, n’est qu’un vulgaire pis-aller. Il suffit de marcher le matin depuis le camp sur la route de Gravelines ou la rue des Garennes – les deux voies qui mènent au centre-ville, à sept kilomètres de là – pour croiser des nouveaux venus demandant leur chemin.
Vingt-deux migrants morts depuis six mois
Quoi qu’il en soit, la situation est devenue critique. Coincé entre l’autoroute et des riverains excédés, pour le plus grand plaisir des journaux télévisés, le bidonville est assez loin du centre pour couper tout contact avec la population et alimenter les fantasmes. Les infrastructures sont inexistantes : quelques robinets d’eau froide, quelques toilettes chimiques, quelques fragments de rue dans la lande que l’on a empierrés, le reste se changeant en une glaise épaisse et collante à la moindre pluie.
Des groupes électrogènes alimentent les négoces et les rares locaux collectifs montés par quelques dizaines de militants vivant dans le camp. Les autres, au mieux, s’éclairent et se chauffent au bois, avec des réchauds à gaz, des bougies. Les incendies sont fréquents, comme celui du 13 novembre dernier qui, alors que se déroulaient les attentats de Paris, a ravagé 2500 mètres carrés. Un autre, quelques jours plus tard, a fait deux blessés. Le soir, il n’est pas rare que les jeunes mettent le feu à quelques vêtements, pour occuper les CRS. Quand les uns jouent au chat et à la souris, d’autres groupes tentent de pénétrer sur la rocade, de créer des bouchons susceptibles de leur donner accès aux camions.
Certaines nuits tournent à l’affrontement, la police bombardant le camp à coups de grenades lacrymogènes, plongeant une bonne part de ses habitants dans une complète insomnie. On a compté plusieurs blessés graves ces dernières semaines au cours de ces nuits de tension. Le 4 décembre, Youssef, un Soudanais de 16 ans, a été tué sur l’autoroute, renversé par une voiture. Il est le vingt-troisième mort depuis le début de l’année sur cette frontière, le vingt-deuxième depuis juin.
Tabassages par l’extrême droite
À cela s’ajoute, m’explique Philippe Wannesson du blog Passeurs d’hospitalités, une suite de neuf agressions de migrant isolé aux abords du camp selon un mode opératoire précis, méthodique, presque un rituel : une voiture noire ou grise s’arrête à la hauteur du marcheur, des hommes en descendent, le passent à tabac sur place ou l’aspergent de gaz lacrymogène avant de le frapper dans le véhicule. À chaque fois, la victime est laissée agonisante au bord de la route. Les agresseurs sont bien plus organisés que ceux qui jusque-là avaient été très vite arrêtés par la police.
L’année dernière, l’hostilité contre les migrants avait donné lieu à la naissance d’un groupuscule d’extrême droite, proche des mouvements identitaires, « Sauvons Calais ». Son jeune leader, qu’on peut voir au choix photographié avec Marine Le Pen ou torse nu arborant des tatouages explicites, avait bénéficié d’emblée d’une large couverture médiatique. Jugé peu présentable, ce mouvement s’est doublé d’une mobilisation plus large, aux allures plus modérées, « Les Calaisiens en colère », en lien ouvert cette fois avec des personnalités locales du Front national, et fort d’une centaine d’adhérents. Chaque jour, les bénévoles des associations qui travaillent dans le camp se font insulter sur leur route par les automobilistes. Le centre-ville s’est fermé aux migrants : piscine et bibliothèque ont changé leur règlement intérieur pour leur en empêcher l’accès.
Olivier Favier (texte et photo)
Note :
[1] Voir : https://passeursdhospitalites.wordpress.com/2015/08/07/expulser-vers-le-soudan-un-objectif-franco-britannique/