Le visage de la miséricorde
par José Arregi
Le 8 décembre, jour de la fête de l’Immaculée Conception, le pape François a inauguré l’année jubilaire en ouvrant les portes de Saint-Jean de Latran, qui est la cathédrale du pape comme évêque de Rome. Il a appelé au « Jubilé de la miséricorde », et la Bulle est intitulée « le visage de la miséricorde » en référence à Jésus de Nazareth [1].
La miséricorde. C’est la première, la dernière, la seule vérité de l’Église, de toutes les doctrines, des canons et des rites. Elle est le critère de jugement de toutes les religions. Et pourquoi ne pas parler aussi de la politique ou de la gestion de la vie publique avec toutes ses institutions, les partis, les programmes et les sommets climatiques. Oh politique impitoyable, sans âme, sans pitié ! La miséricorde est la lumière et la clé de notre vie si vulnérable, sur la précieuse et fragile petite planète dont nous faisons partie dans l’univers immense et interdépendant. L’axe du monde.
Mais que signifie ce mot de « miséricorde »? On peut se le demander, car la langue religieuse – comme toute langue – est une succession sans fin de malentendus, et pour que les mots anciens continuent d’éclairer et d’ouvrir l’esprit et le cœur vers la bonté on doit revenir chaque fois, à ce qui a été dit à l’origine, ou peut-être à ce qui voulait être dit, mais n’a jamais réussi à l’être. Il faut nettoyer les anciennes images fanées pour revenir à refléter la gloire de la vie.
Le sens de « miséricorde », selon son étymologie, implique, le cœur, la tendresse pour les malheureux. Donc, c’est l’un des plus beaux noms de Dieu, qui est de le dire au cœur de la vie et tout ce qui est. Mais ces pages de la bulle papale – certes magnifiques, inspirées, pleines de chaleur et de force – sont en même temps un indice clair de l’ambiguïté de notre langage religieux : dans les 25 numéros de la Bulle, le terme «péché» est répété 25 fois et le terme «pécheur» 11 fois. Vous pourriez penser que la miséricorde de Dieu est entendue essentiellement comme le pardon du péché, et le péché comme la transgression à la loi divine ou comme une offense à Dieu. Les mots deviennent sombres. L’image d’un « Dieu qui pardonne » est l’autre face du « Dieu qui punit », et les deux sont tout aussi indignes du mystère divin de la miséricorde. “Dieu ne peut pas pardonner,” a écrit la mystique Julienne de Norwich au XIVe siècle, parce que Dieu est seulement l’amour, la bonté, la tendresse, et ne peut jamais être offensé, ni punir, ni donc pardonner comme nous le faisons ou au sens que nous donnons habituellement au mot « pardon » : acquittement d’un crime, d’un acte coupable ou d’une infraction.
Le malentendu s’aggrave lorsque la Bulle parle des indulgences dans les termes médiévaux de libération de « l’empreinte négative » ou de « résidu de culpabilité » – ” culpae reatus » et « poenae rehauts” dont les scolastiques disent qu’ils demeurent dans le pécheur même si leurs péchés sont pardonnés par le sacrement de la confession ; que nous pouvons parvenir à la libération pour nous ou pour nos défunts qui souffrent les peines du purgatoire … Vous ne comprenez pas ? Je ne comprends pas non plus. Luther avait raison dans les 95 thèses contre les indulgences avec laquelle il a commencé la Réforme protestante en 1517. Elle était donc nécessaire, et le reste aujourd’hui.
Revenons au jubilé, à son sens biblique d’origine. Tous les 50 ans, le son joyeux du jobel parcourait les montagnes et les vallées, ouvrant l’année jubilaire. C’était l’année du pardon, oui, mais pas du pardon des « péchés » par Dieu, mais du pardon des dettes économiques, dettes qui étouffent la vie des personnes les plus pauvres. Les pauvres étaient libérés de la dette, les esclaves retrouvaient la liberté, les paysans forcés d’aliéner leur propriété recouvraient leurs terres. Ils pouvaient respirer. Ils pouvaient vivre. C’était le jubilé.
Jésus est venu et a proclamé un jour l’année du jubilé dans la synagogue de Nazareth. Et par la suite, tous ses mots et toute sa vie sont devenus le visage de la miséricorde : dénoncer les injustices, annoncer la libération de l’opprimé par la puissance de l’empire et de la religion, appeler à l’annulation des dettes, partager la table avec tous, guérir les blessés, se conduire en bon Samaritain. Voilà ce qu’est le Jubilé de la miséricorde.
C’est l’invitation que réitère le pape François dans sa Bulle Misericordiae Vultus. Voici un exemple : « Au cours de cette Année Sainte, nous pourrons faire l’expérience d’ouvrir le cœur à ceux qui vivent dans les périphéries existentielles les plus différentes, que le monde moderne a souvent créées de façon dramatique. Combien de situations de précarité et de souffrance n’existent-elles pas dans le monde d’aujourd’hui ! Combien de blessures ne sont-elles pas imprimées dans la chair de ceux qui n’ont plus de voix parce que leur cri s’est évanoui et s’est tu à cause de l’indifférence des peuples riches ! Au cours de ce Jubilé, l’Église sera encore davantage appelée à soigner ces blessures, à les soulager avec l’huile de la consolation, à les panser avec la miséricorde et à les soigner par la solidarité et l’attention. Ne tombons pas dans l’indifférence qui humilie, dans l’habitude qui anesthésie l’âme et empêche de découvrir la nouveauté, dans le cynisme destructeur » (n° 15).
Bienvenue au Jubilé ! Que les dettes soient pardonnées aux expulsés. Que les banques aient des entrailles, et pas seulement des comptes et des caisses. Que les frontières soient ouvertes. Que nous ouvrions les portes à la miséricorde, les cœurs à l’espérance. Que nous marchions, guidés par la tendresse des entrailles, vers l’harmonie et le repos de la terre, à la libération de tous les esclaves, à la vraie miséricorde jubilaire.
Source : http://www.feadulta.com/es/art2col2.html
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Source de l’illustration : http://www.news.va/fr/news/presentation-du-jubile-extraordinaire-de-la-miseri
Note :
[1] On peut lire la Synthèse de la Bulle “Misericordiae Vultus”