Nous pouvons inverser le cours des choses
Entretien avec Jean-Baptiste Libouban
Membre fondateur des Faucheurs volontaires d’OGM, Jean-Baptiste Libouban est un chantre de la non-violence qui a participé, du Larzac à l’antinucléaire, à de nombreuses luttes écologistes. Il revient sur un demi-siècle d’engagement. Une expérience inspirante pour des combats d’actualité.
Jean-Baptiste Libouban est né en 1935. À 22 ans, il intègre l’une des communautés de l’Arche fondées par Lanza del Vasto, militant de la paix chrétien et précurseur des mouvements de retour à la nature. De 1990 à 2005, Jean-Baptiste Libouban a été le principal responsable de ces communautés.
On vient rencontrer Jean-Baptiste Libouban au hameau de la Fleyssière, près de Joncels, dans l’Hérault, comme on vient rencontrer un père (et un pair) en contempl’action. C’est dans ce petit coin de paradis perdu au bout d’une route départementale, au sud du Larzac, que ce « gandhien d’Occident », comme il aime se définir, et son épouse, Jeanine, ont élevé leurs quatre filles et qu’ils mènent la vie communautaire avec des compagnons de l’Arche de Lanza del Vasto, depuis cinquante ans. Une existence sous le signe de la sobriété heureuse, ponctuée par les travaux agricoles, la restauration des bâtiments, les temps de prière et d’échanges, de méditation et de yoga, ainsi que l’accueil des stagiaires. Dans ce retrait, le fondateur du collectif des Faucheurs volontaires d’OGM puise ses forces pour mener de nombreux combats militants qu’il raconte dans une passionnante autobiographie sous forme d’entretiens avec Jean-Pierre Garbisu : Vagabondages d’un faucheur volontaire (L’Harmattan).
Reporterre – Jean-Baptiste, tu affirmes volontiers : « La violence en col blanc a fait plus de morts que toutes les guerres. » Ou : « La science et le droit sont deux vecteurs de violence dans notre société. » Qu’est-ce à dire ?
Jean-Baptiste Libouban – Colonisation, traite des noirs, industries ultra-polluantes, accidents nucléaires : il n’est pas besoin de chercher loin pour constater les crimes que les cols blancs (politiques, militaires, patrons des multinationales, etc.) n’ont cessé de commettre depuis des siècles. Quant aux juristes et scientifiques, ce n’est que trop évident qu’ils servent à cautionner ou stimuler les activités prédatrices des grandes multinationales, qu’il s’agisse par exemple de la vente d’armes ou de l’importation d’OGM qu’on n’a pas le droit de cultiver en France. En ce sens, les accords du Tafta sont déjà en vigueur. La science appliquée prime de loin sur la science fondamentale, elle est utilisée aux seules fins de gagner des parts de marché, de le dominer. La raison technicienne s’exerce au profit de quelques-uns contre le bien commun. Nietzsche le disait déjà : « Ils leur ont promis le bonheur et entre eux, ils clignent de l’œil. » [1]
Tu insistes sur la nécessité de mener un double travail de transformation, à la fois sur soi et sur la société, sans opposer l’un à l’autre…
C’est la base de l’action non violente inspirée de la vie et de l’œuvre de Gandhi, dont Lanza del Vasto a été l’un des héritiers en France, et à sa suite, les communautés de l’Arche, auxquelles j’ai donné ma vie. Il est essentiel, si l’on veut construire un monde de paix, de faire tomber nos propres aridités, nos haines, d’arriver à comprendre l’autre et de l’aider à nous comprendre. La germination d’une nouvelle société passe par là. Je suis convaincu qu’elle pousse dans les failles du béton urbain. Comme chrétien, je suis tenté de dire que l’Esprit naît là, qu’il filtre à travers l’action des militants libertaires et autres dont je partage le refus du consentement à la servitude. La vie est plus forte que la mort et même si l’état de la planète est plus angoissant que jamais, nous pouvons inverser le cours des choses. Comme le dit Edgar Morin, « le pire n’est pas certain ». Et de citer ce beau proverbe turc : « Les nuits sont enceintes, mais nul ne sait le jour qui en naîtra. »
Que représente Gandhi pour toi ?
Il est celui qui apporte la possibilité concrète de résoudre les conflits des hommes entre eux et de vivre en harmonie avec la nature. Cet apport est fondamental, c’est même la grande nouveauté du XXe siècle. La non-violence ne se réfère à aucune idéologie, à aucune religion, elle est transculturelle, c’est une façon d’agir qui découle d’une manière d’être, inspirée notamment par la conviction qu’il ne faut jamais prendre « l’adversaire » pour ce qu’il représente, ni le réduire à son rôle social, mais bien plutôt, essayer de voir d’abord en lui l’être humain digne, comme tel, de respect, aussi égaré ou néfaste soit-il. Cela ne veut pas dire qu’il faut être naïf, bien au contraire. Il y a par exemple des violences et provocations policières que nous devons repérer dans nos luttes. Au Larzac, j’ai ainsi vu un policier des Renseignements généraux lancer des pierres sur François Mitterrand, alors candidat à l’élection présidentielle. Ou, à Paris, en diverses occasions, des membres des services de police en cagoule jouer aux casseurs… Comme militants non violents, il nous faut alors jouer fin pour éviter l’engrenage de la violence et nous interposer.
Fondateur, en 2003, du collectif des Faucheurs volontaires d’OGM, t’es-tu inspiré de cette démarche non violente ?
Absolument, et de son corollaire, la désobéissance civique. Quand le gouvernement encourage les intérêts privés ou les laisse s’imposer aux dépens de tous et de la terre, quand la loi privilégie l’intérêt particulier au détriment de l’intérêt général, criminalisant ceux qui, en nombre restreint, ont osé l’enfreindre, que reste-t-il aux citoyens pour que le droit redevienne la référence de régulation entre les personnes et les biens, pour que les institutions démocratiques retrouvent leur indépendance ? « Renoncer à la désobéissance civique, c’est mettre la conscience en prison », a dit Gandhi. Qu’ajouter de plus ? Ceci étant, il n’a pas toujours été simple, au sein des Faucheurs volontaires d’OGM comme au sein des opposants au projet d’extension du camp militaire du Larzac, dans les années 1970, de canaliser ceux qui, spontanément ou par conviction politique, auraient voulu en découdre violemment avec les forces de l’ordre. C’est pourquoi, dans la charte des Faucheurs, j’ai tenu à ce que soit stipulé : « Je m’engage à respecter les consignes de l’action non violente. » Cette phrase faisant suite à celle-ci : « En l’absence de tout recours démocratique, je me porte volontaire pour neutraliser les cultures de plantes transgéniques en plein champ. »
Cette mobilisation t’a valu de comparaître à sept reprises devant la justice, parfois au côté de José Bové, auquel tu as fait appel, ainsi qu’à d’autres figures médiatiques, pour populariser l’action. Auparavant, as-tu connu d’autres démêlés avec l’ordre en place ?
Dès ma jeunesse puisque, déjà en contact avec Lanza del Vasto et pénétré de ses idéaux, j’ai pendant mon service militaire, lors de la guerre d’Algérie, refusé énergiquement l’arbitraire colonial et le recours à la torture. Ce qui m’a valu plusieurs mois de prison. Et, malgré tout – j’insiste sur ce point, même s’il peut paraître à certains dérisoire – le constant respect des gradés en raison de mon attitude non violente et de la force de mes convictions m’a valu une reconnaissance telle qu’au lieu de faire les mois supplémentaires de service correspondant au temps de prison, à ma grande surprise, j’en ai été libéré. Après ce premier engagement, je n’ai plus cessé de me mobiliser. Notamment contre le nucléaire civil et militaire. Je garde à ce sujet un souvenir très fort de ma première action aux côtés des compagnons de l’Arche, en 1958, avec l’occupation de l’usine de Marcoule. Nous avions appris par des amis ingénieurs que l’État français y mettait au point la bombe atomique. Un autre grand moment fut aussi le jeûne mené à plusieurs (avec notamment le franciscain Alain Richard, le fondateur des Cercles de silence), devant l’ONU, en 2003, à New York, pour protester contre la guerre en Irak. Le jeûne étant un des outils privilégiés de l’action non violente, j’ai souvent eu l’occasion d’y recourir. C’est du reste aussi un fort bon exercice pour la santé tant physique que spirituelle.
Aujourd’hui, quel est ton grand combat ?
Mon grand combat reste bien contre moi-même, mais nous commençons à bien nous connaître tous les deux, à nous aimer et à nous accepter. Ici, nous tentons de nous défendre contre l’invasion des éoliennes industrielles. Leurs promoteurs, qui font des bénéfices énormes sur le dos de tous, sont en train de dévaster le paysage, de porter atteinte à I’aigle royal et à toute une riche faune. Plusieurs centaines d’éoliennes sont prévues dans un rayon de 50 km autour du transformateur à 400.000 volts de Saint-Victor-et-Melvieu, en Aveyron [2], afin de vendre le courant notamment à l’Espagne. Dire que ces énergies intermittentes par nature sont des alternatives au nucléaire relève de l’imposture tant qu’elles ne sont pas stockables. Au pied du massif volcanique de l’Escandorgue, l’eau chaude sort à 40°C voire à 60°C, d’autres solutions sont donc possibles. Hélas, dans ces causses du Sud-Larzac, nous, les opposants, avons du mal à faire entendre notre voix. La lutte contre les biznessmen des éoliennes industrielles est inégale. J’ajoute volontiers que la pérennisation de l’état d’urgence et la perte des libertés qui en découlera méritent, bien sûr, une mobilisation d’envergure.
Propos recueillis par Pierre Dieudonné
[1] Dans Ainsi parlait Zarathoustra. [2] http://reporterre.net/En-Aveyron-alternatifs-et-citoyens-s-opposent-aux-eoliennes-industriellesSource : http://reporterre.net/Nous-pouvons-inverser-le-cours-des-choses