Lettre ouverte aux membres de la « gauche » sociale-libérale
Par André Baroin, dit DÉDÉ [1]
Je me permets de vous envoyer cette lettre comme une bouteille à la mer, pour vous dire combien l’aveuglement des politiques en France et en Europe depuis plus de 30 ans, et leur soumission aux lois dites du Marché, ont transformé un pays prospère et sur la voie du progrès social, en une terre dévastée en proie à toutes les violences et toutes les tentations totalitaires.
Je ne sais si cela servira à quelque chose, mais je voudrais comprendre comment des intellectuels, des journalistes, des hommes politiques, des syndicalistes, pourtant animés d’un esprit de partage et de justice sociale, du moins peut-on le supposer quand on se dit de gauche, peuvent, après plusieurs décennies, ne pas avoir pris la mesure du gouffre qui s’est creusé entre les “décideurs” et les citoyens ordinaires. Il me semble pourtant que vous disposez de tous les outils, matériels et intellectuels nécessaires pour lire des statistiques, se pencher sur tous les aspects de la vie en société et pas seulement sur sa dimension économique, de mener une réflexion prenant en compte le “principe de réalité “cher à la CFDT…
Dans mes rares échanges avec des responsables politiques, j’ai été frappé par ce qui m’a semblé une ignorance totale de la réalité vécue au quotidien par des salariés jetés en pâture à la recherche du profit la plus effrénée, et “défendus” par des syndicats ne trouvant que des côtés positifs à cette déshumanisation dans l’organisation du travail.
Je ne dis pas que la situation des agents de France Télécom (dont j’ai vécu la transformation de service public en “machine à cash”), confrontés à un changement radical de culture par le fait de la privatisation, puisse être comparée à celles des travailleurs du textile du Bangladesh ou toute autre situation de surexploitation dans un pays dit “en développement” (pour combien de siècles encore ?)Je dis que cette “révolution culturelle” nous a précipités dans un monde où les seules valeurs reconnues, mesurables et digne d’intérêt, sont la recherche du profit maximun dans un minimum de temps… D’ailleurs c’est sous le vocable de “création de valeur” que se déploie cette stratégie de la disparition de toute valeur un tant soit peu humaine.
C’est d’ailleurs par la perversion du vocabulaire que les grands bénéficiaires de cette “révolution culturelle” réussissent à maintenir dans la confusion mentale ceux qui, salariés, travailleurs indépendants, petits et moyens entrepreneurs, etc.) créent la richesse au quotidien et dont ces prédateurs ramassent en continu les fruits au long de la journée comme le fermier ramasse l’œuf que vient de pondre la poule…
Le but unique de cette entreprise de déshumanisation, connue dans les années 90 sous le nom de “reenginering”, est de servir un maximum de dividendes aux gros actionnaires, une fois déduites les “”charges” que représentent pour eux la rémunération du travail (toujours trop cher), le financement de la protection sociale (qui comme chacun sait, est au-dessus de nos moyens) les investissements (bien obligé, sinon tout s’arrête ), et les impôts et taxes honnis (mais l’optimisation fiscale les en protège Dieu merci…)
Et puis la concurrence dite “libre et non faussée” gravée dans le marbre depuis le traité constitutionnel malgré son rejet massif par la population nous interdit toute politique d’élévation des normes sociales, d’où l’antienne répétée ad nauseam de la nécessaire “compétitivité”
Et apparemment, le but est atteint, puisque les dividendes des actionnaires des grandes entreprises ne se sont jamais si bien portés partout sur la Terre, malgré les bulles, malgré les krachs financiers, malgré les conflits de toutes sortes qui se multiplient sur la Terre, et que les grandes fortunes ne cessent de croître, ce qui montre un évident savoir-faire de nos élites quand il s’agit d’atteindre un but digne d’intérêt (s).
Mais quid du chômage, de la déshumanisation du travail, de la dégradation de la santé, de l’insécurité sociale, de la dégradation sinon la fermeture des services publics ? “On a tout essayé”, “on ne peut pas accueillir toute la misère du monde”, “on ne peut encourager l’assistanat”, sont les réponses des politiques aux populations souffrantes donnant là l’image d’un pouvoir impuissant à peser sur le cours des choses quotidiennes, celles qui font le tissu de nos vies et peuvent soit favoriser notre épanouissement, soit nous plonger dans l’angoisse du lendemain par la précarité d’aujourd’hui.
“Partage des richesses, Partage du temps de travail, Ou alors ça va péter !”… samedi 5 décembre, veille des élections régionales, je battais le pavé parisien dans un maigre cortège, nullement à la mesure de la vague bleu marine qui par son énormité, est, dès le lendemain, venue battre les murs de la citadelle où s’est retranché le monde politique et syndical “institutionnel”, qui n’a du principe de réalité, dont il a soi-disant fait son bréviaire, retenu que les aspects qui ne viennent pas contredire son inébranlable foi dans l’économie de marché la moins régulée possible, car, paraît-il, tout cela s’équilibre mystérieusement par l’opération d’une main invisible…
En tout cas, je peux vous le confirmer; cette fameuse main invisible existe bien, mais elle est impitoyable et elle étrangle tout ce qui vit et engrange tout ce qui rapporte…
Et il convient à mon avis que la classe politique et ses “conseillers”, qui prennent leurs ordres auprès des oligarques, s’interrogent sérieusement sur la relation de cause à effet entre leur autisme congénital et leur désintérêt, pour ne pas dire leur mépris pour la satisfaction des besoins de base de la population, et l’exaspération croissante de cette même population devant tant de cynisme et d’hypocrisie. Voilà à mon avis une réalité que les cercles dirigeants feraient bien de prendre en compte avant qu’il ne soit trop tard, si d’ailleurs il n’est pas trop tard…
Bien à vous.
[1] André Baroin, dit “DÉDÉ”, qui se représente habituellement sous la forme d’un hibou consterné par l’inhumanité du monde et qui se venge par le dessin, a publié trois albums avec ses “deux comparses”, Lèbre et Véesse : “Il y a trop d’étrangers dans le Monde”, “Aux victimes du harcèlement économique, les profiteurs reconnaissants” et “les Droits de l’Homme pratiques, moulants et extensibles”, ainsi qu’un autre tout seul “le Monde vu de ma Lucarne”.
Il nous autorise généreusement à publier ses dessins, en ajoutant en commentaire : “Je suis plus préoccupé de faire partager mes idées à travers des revues alternatives et associatives, qu’à tirer une revenu de cette activité artistique, car j’ai heureusement des ressources suffisantes (retraite) pour me mettre à l’abri du besoin. Toutes les occasions doivent être saisies pour faire entendre une voix différente que celle qui nous sert de bruit de fond à travers les médias de masse qui ressassent toujours les mêmes poncifs en espérant qu’un mensonge mille fois répété devienne par miracle une vérité…”