Infaillibilité – Hans Küng en appelle au pape François
La semaine prochaine, Hans Küng, prêtre et théologien catholique suisse, fêtera son 88e anniversaire. Le cinquième volume de ses œuvres complètes, intitulé « Infaillibilité », vient d’être publié par la maison d’édition allemande Herder. Dans le cadre de cette publication, Küng a écrit cet “appel pressant à François pour permettre une discussion ouverte et impartiale sur l’infaillibilité du pape et des évêques.» La traduction anglaise du texte de son appel urgent est publiée simultanément par National Catholic Reporter et The Tablet.
Il est difficilement concevable que François puisse chercher à définir l’infaillibilité du pape comme le fit Pie IX, avec tous les moyens, bons ou moins bons, dont il disposait au 19e siècle. Il est également inconcevable que François porte de l’intérêt à une définition infaillible des dogmes mariaux comme le fit Pie XII. Il serait, cependant, beaucoup plus facile d’imaginer François disant en souriant aux étudiants, “Io non sono infallibile” – “Je ne suis pas infaillible» – comme le Pape Jean XXIII l’a fait en son temps. Quand il a vu comment ses élèves étaient surpris, Jean XXIII a ajouté: « Je ne suis infaillible que quand je parle ex cathedra, mais c’est quelque chose que je ne ferai jamais. “
Je fis connaissance avec le sujet très tôt dans ma vie. Voici quelques dates historiques importantes sur la façon dont je l’ai vécu personnellement et l’ai fidèlement documenté dans le volume 5 de mes œuvres complètes:
1950: Le 1er novembre, face à des foules immenses sur la Place Saint-Pierre et approuvé par de nombreuses hautes personnalités ecclésiales et politiques, le pape Pie XII a définitivement proclamé l’Assomption de Marie comme un dogme. “La Mère immaculée de Dieu, Marie toujours Vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et âme à la gloire céleste.” J’étais là sur la Place Saint-Pierre à l’époque et je dois admettre que j’ai salué avec enthousiasme la déclaration du pape.
Ce fut la première proclamation infaillible, ex cathedra, par le berger principal de l’Église et sa plus haute autorité enseignante, qui ait invoqué le soutien particulier de l’Esprit saint, le tout conformément à la définition de l’infaillibilité pontificale établie lors du premier Concile du Vatican de 1870. Et elle reste la dernière proclamation ex cathedra à ce jour, puisque, même Jean-Paul II, qui a restauré le centralisme papal et qui était toujours heureux de rechercher la publicité, n’a pas osé jouer pour la galerie en proclamant un nouveau dogme. En l’occurrence, la proclamation du dogme de 1950 avait été faite en dépit des protestations des Églises protestantes et orthodoxes et de nombreux catholiques, qui ne pouvaient tout simplement pas trouver des preuves dans la Bible de cette « vérité de la foi révélée par Dieu ».
Je me souviens des étudiants en théologie allemands, qui étaient nos hôtes au Collegium Germanicum (Collège allemand) à Rome, discutant à l’époque au réfectoire des problèmes qu’ils avaient avec le dogme. À peine quelques semaines auparavant, avait été publié un article de celui qui était alors le leader allemand en patristique, le Professeur Berthold Althaner, spécialiste catholique hautement considéré de la théologie des Pères de l’Église ; Althaner, énumérant de nombreux exemples, y montrait que ce dogme n’avait même pas de fondement historique dans les premiers siècles de l’Église primitive. Il remonte à une légende tirée d’un écrit apocryphe du Ve siècle, qui déborde de nombreux miracles.
Au séminaire du Collège allemand de l’époque, nous pensions que les enseignants universitaires “rationalistes” avaient conservé la perception générale de l’Université pontificale grégorienne en ce qui concerne ce dogme. La perception générale, à la Grégorienne était que le dogme de l’Assomption s’était « développé » lentement et, pour ainsi dire, « organiquement » au cours de l’histoire du dogme, mais qu’il était établi dans des passages bibliques tels que “Je vous salue (Marie) pleine de grâce (vous êtes bénie) », « le Seigneur est avec vous » (Luc 1:28), et bien que pas« explicitement » exprimé, il était néanmoins « implicitement » incorporé.
1958 : la mort de Pie XII a marqué la fin d’un siècle de cultes mariaux excessifs par les papes Pie qui avaient commencé avec la définition du dogme de l’Immaculée Conception en 1854. Le successeur de Pie XII, Jean XXIII, a été peu enclin à de nouveaux dogmes. Au Concile Vatican II, dans un vote crucial, la majorité des pères conciliaires ont rejeté un décret marial spécial et ont mis en garde en fait contre la piété mariale exagérée.
1965 : le chapitre III de la Constitution dogmatique sur l’Église est consacré à la hiérarchie, mais, assez curieusement, le paragraphe 25, qui est sur l’infaillibilité, n’entre en fait pas réellement dans le sujet. Ce qui est d’autant plus surprenant que, en réalité, le Concile Vatican II a fait un pas fatal. Sans donner de raisons, il a expressément étendu à l’épiscopat l’infaillibilité qui était réservée au pape seul lors du premier Concile du Vatican. Le Concile a attribué l’infaillibilité, non seulement à l’épiscopat réuni en concile œcuménique (magisterium extraordinarium), mais à partir de là aussi à l’épiscopat du monde (magistère ordinarium), ce qui veut dire, aux évêques du monde entier s’ils se sont mis d’accord et décrètent qu’un enseignement de l’Église sur la foi ou la morale doit devenir obligatoire de façon permanente.
1968 : l’année de publication de l’encyclique Humanae Vitae sur le contrôle des naissances. Que cette encyclique soit sortie le 25 juillet, non seulement pendant les vacances d’été, mais, en plus au milieu de la lutte du peuple tchécoslovaque pour la liberté, est généralement interprété comme une tactique romaine pour qu’il y ait moins d’opposition. Peut-être, cependant, était-ce tout simplement parce que le travail sur ce document sensible venait d’être terminé. Quelle que soit la raison de la synchronisation, l’encyclique a frappé le monde “comme une bombe.” Le pape avait évidemment grandement sous-estimé la résistance à cet enseignement. Isolé comme il l’était au Vatican, il n’a pas envisagé que l’opinion publique mondiale réagirait aussi négativement.
L’encyclique Humanae Vitae, qui non seulement interdit comme des péchés graves la pilule et tous les moyens mécaniques de contraception, mais aussi la méthode de retrait pour éviter une grossesse, a été universellement considérée comme un défi incroyable. En invoquant respectivement l’infaillibilité papale et l’enseignement épiscopal, le pape s’est opposé en personne à l’ensemble du monde civilisé. Cela m’a effrayé en tant que théologien catholique. J’étais alors professeur de théologie à la faculté de théologie catholique de l’Université de Tübingen depuis huit ans. Bien sûr, les protestations formelles et les objections de fond étaient importantes, mais le temps n’était-il pas maintenant venu d’examiner le principe de cette prétention à l’infaillibilité de l’enseignement pontifical ? J’étais convaincu que la théologie – ou, pour être plus précis, la recherche théologique fondamentale critique – y était appelée. En 1970, je mis le sujet en discussion dans mon livre Infaillible ? : Une enquête. Je ne pouvais pas prévoir à l’époque que ce livre, et avec lui le problème de l’infaillibilité, allait affecter mon destin personnel de façon cruciale, et apporter des défis fondamentaux à la théologie et à l’Église. Dans les années 1970, ma vie et mon travail ont été plus que jamais étroitement liés à la théologie et à l’Église.
1979-1980 : retrait de mon permis d’enseigner. Dans le volume 2 de mes mémoires, Vérité contestée, j’ai décrit en détail comment cela a été une campagne secrète réalisée avec une précision militaire, qui s’est révélée théologiquement infondée et politiquement contre-productive. À l’époque, le débat sur le retrait de ma missio canonica et l’infaillibilité a continué pendant une longue période. Il a été impossible de nuire à ma réputation auprès des croyants, cependant, et comme je l’avais prédit, les controverses concernant la réforme de l’Église à grande échelle n’ont pas cessé. Au contraire, pendant les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI elles se sont développées à une échelle considérable. Ce fut quand je suis entré dans la nécessité de promouvoir la compréhension entre les différentes confessions, la reconnaissance mutuelle des offices et de la célébration de la Cène du Seigneur, la question du divorce, de l’ordination des femmes, du célibat obligatoire et du manque catastrophique de prêtres, mais surtout de la direction de l’Église catholique. Ma question était: “Où êtes-vous en train de mener cette Église qui est la nôtre?”
Ces questions sont aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles l’étaient alors. La raison décisive de cette incapacité de réforme à tous les niveaux est toujours la doctrine de l’infaillibilité de l’enseignement de l’Église, qui a plongé notre Église catholique dans un long hiver. Comme Jean XXIII, François est en train de faire tout son possible pour souffler un vent frais dans l’Église aujourd’hui et rencontre une opposition massive, comme lors du dernier synode épiscopal, en octobre 2015. Mais, ne vous méprenez pas, sans une «re-vision » constructive du dogme de l’infaillibilité, un véritable renouveau ne sera guère possible.
Ce qui est d’autant plus étonnant, c’est que la discussion (sur l’infaillibilité) a disparu de la scène. Beaucoup de théologiens catholiques n’ont plus fait d’examen critique de l’idéologie de l’infaillibilité de peur des sanctions menaçantes comme dans mon cas, et la hiérarchie essaie autant que possible d’éviter le sujet, qui est impopulaire dans l’Église et dans la société. Quand il était préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Joseph Ratzinger n’y a fait expressément référence que très peu de fois. Bien qu’il ait été un non-dit, le tabou de l’infaillibilité a bloqué depuis le Concile Vatican II toutes les réformes qui auraient exigé la révision des définitions dogmatiques antérieures. Cela vaut non seulement pour l’encyclique Humanae Vitae contre la contraception, mais aussi pour ce qui concerne les sacrements et la monopolisation de l’enseignement «authentique» de l’Église, la relation entre le sacerdoce ordonné et le sacerdoce de tous les fidèles. Et cela concerne également la structure de l’église synodale et la prétention au pouvoir papal absolu, la relation aux autres confessions et religions, et au monde séculier en général. Voilà pourquoi la question suivante est plus urgente que jamais : Où est la direction de l’Église – qui est toujours fixée sur le dogme de l’infaillibilité – au début du troisième millénaire? L’époque antimoderniste qui a retenti dans le premier Concile du Vatican a pris fin.
2016 : Je suis dans ma 88e année et je peux dire que je n’ai ménagé aucun effort pour rassembler les textes pertinents, les ordonner dans les faits et par ordre chronologique selon les différentes phases de l’altercation et les élucider en les mettant dans le contexte biographique du Volume 5 de mes œuvres complètes. Avec ce livre à la main, je voudrais maintenant répéter un appel au pape que j’ai fait à plusieurs reprises en vain au cours d’une décennie d’altercation sur la théologie et la politique de l’Église. Je prie le pape François, qui m’a toujours répondu d’une manière fraternelle, de :
“Recevoir cette documentation complète et permettre une discussion libre, sans préjugés et ouverte dans notre Église sur toutes les questions non résolues et censurées en rapport avec le dogme de l’infaillibilité. De cette façon, l’héritage problématique des 150 dernières années du Vatican pourrait venir à terme avec honnêteté et s’accorder à la sainte Écriture et la tradition œcuménique. Ce n’est pas un relativisme trivial qui sape le fondement éthique de l’Église et de la société, mais un dogmatisme abrutissant et implacable qui ne jure que par la lettre, ce qui empêche la rénovation complète de la vie et l’enseignement de l’Eglise et bloque des progrès sérieux de l’œcuménisme. Il ne s’agit certainement pas de mon cas personnel où j’aurais envie d’avoir raison. Le bien de l’Église et de l’œcuménisme est en jeu.
«Je suis très bien conscient du fait que l’appel que je fais à vous, qui « vivez au milieu des loups », comme un bon connaisseur du Vatican l’a récemment fait remarquer, n’est peut-être pas opportun. Dans votre discours de Noël du 21 décembre 2015, cependant, confronté aux maux de la Curie et même à ses scandales, vous avez confirmé votre volonté de réforme: « Il semble nécessaire de préciser ce qui a été et sera toujours une pensée droite et une action décisive. La réforme ira de l’avant avec détermination, clarté la ferme volonté, car Ecclesia reformanda. »
« Je ne voudrais pas soulever dans notre Église des espoirs irréalistes. La question de l’infaillibilité ne peut pas être résolue du jour au lendemain dans notre Église. Heureusement, vous (pape François) êtes près de 10 ans plus jeune que moi et, je l’espère, me survivrez. Vous comprendrez sûrement en outre que le théologien que je suis, à la fin de ses jours, soutenu par une profonde affection pour vous et votre travail pastoral, veuille vous transmettre à temps cette demande d’une discussion libre et sérieuse de l’infaillibilité, qui est bien étayée dans cet ouvrage : non in destructionem, sed dans aedificationem ecclesiae, « non pas pour détruire, mais pour construire l’Église. » En ce qui me concerne personnellement, ce serait la réalisation d’un espoir auquel je ne l’ai jamais renoncé “.
Hans Küng, de nationalité suisse, est professeur émérite de théologie œcuménique à l’Université de Tübingen en Allemagne. Il est le président honoraire de la Fondation éthique planétaire (www.weltethos.org). La parution du sixième volume de ses œuvres complètes, « La réforme de l’Église », est prévue plus tard cette année, également chez Herder.
Source de l’article : http://www.sueddeutsche.de/politik/aussenansicht-der-fehler-der-unfehlbarkeit-1.2897409
Source de la traduction anglaise : Christa Pongratz-Lippitt, pour http://ncronline.org/news/theology/infallibility-hans-k-ng-appeals-pope-francis
Traduction française par Lucienne Gouguenheim
Source de la photo : https://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AK%C3%BCng3.JPG