Ce n’est pas un suicide, c’est un génocide doublé d’un écocide
Par Eduardo Galeano
Parmi tous les textes sur l’extractivisme publiés ces derniers mois manquait encore une voix singulière, celle d’Eduardo Galeano (3 septembre 1940 – 13 avril 2015), dont l’ouvrage, Les Veines ouvertes d’Amérique latine, décrit avec force, dès 1971, le passif colonialo-extractiviste de la région. La republication de ce choix d’extraits de textes, paru dans le numéro 17 de la Revue de l’Observatoire social d’Amérique latine (2005) est aussi l’occasion pour nous de lui rendre hommage à un peu moins d’un an de sa disparation.
Né dans la Montevideo de 1940, Eduardo Galeano est l’un des intellectuels latino-américains les plus brillants et les plus engagés. Il a publié plus de 30 livres, et notamment Las venas abiertas de América Latina [Les veines ouvertes de l’Amérique Latine] (1971), Memorias del fuego [Mémoires du feu] (1986) et Patas arriba. La escuela del mundo al revés [Pattes en l’air. L’école du monde à l’envers] (1998) [1].
Des phrases qui font pousser le nez de Pinocchio
La santé du monde est bien pitoyable. « Nous sommes tous responsables », clament les voix de l’alarme universelle et cette généralisation absout : si nous sommes tous responsables, personne ne l’est. Les nouveaux technocrates de l’environnement se multiplient comme des lapins. C’est le taux de natalité le plus élevé au monde : les experts engendrent des experts et encore des experts qui s’occupent d’envelopper le sujet dans le papier cellophane de l’ambiguïté. Ils fabriquent le langage fumeux des exhortations au « sacrifice de tous » dans les déclarations des gouvernements et dans les solennels accords internationaux que personne ne respecte. Ces cataractes de paroles, inondation qui menace de se transformer en une catastrophe écologique comparable au trou d’ozone, ne se déchaînent pas gratuitement. Le langage officiel noie la réalité pour octroyer l’impunité à la société de consommation, à ceux qui l’imposent comme modèle au nom du développement et des grandes entreprises qui en tirent un profit juteux. Mais les statistiques avouent. Les données cachées sous la parlotte révèlent que 20% de l’humanité commettent 80% des agressions contre la nature, crime que les assassins nomment suicide, et c’est l’humanité tout entière qui paie les conséquences de la dégradation de la terre, de la pollution de l’air, du climat qui devient fou et de la dilapidation des ressources naturelles non renouvelables (Galeano, 2005, p. 9 et 10).
L’impunité des exterminateurs de la planète
Crimes contre les gens, crimes contre la nature : l’impunité des seigneurs de la guerre est sœur jumelle de l’impunité des seigneurs qui sur terre mangent la nature et dans le ciel ingurgitent la couche d’ozone. Les entreprises qui ont le plus de succès dans le monde sont celles qui assassinent le plus de monde, et les pays qui décident du destin de la planète sont ceux qui s’appliquent le plus à l’anéantir. Une planète jetable. Inondation, immondations : des torrents d’immondices inondent le monde et l’air que le monde respire (Galeano, 2003, p. 221).
D’autres phrases encore qui font grandir le nez de Pinocchio
Madame Harlem Brutland, qui est à la tête du gouvernement de Norvège, a montré récemment que « si les 7 milliards d’habitants qui peuplent la planète consommaient autant que les pays développés d’Occident, il faudrait 10 planètes comme la nôtre pour satisfaire tous leurs besoins ». Une expérience impossible. Mais les gouvernants des pays du Sud qui promettent l’entrée dans le Premier Monde, passeport magique qui nous rendra tous riches et heureux, devraient être jugés pour escroquerie. Non seulement ils se moquent de nous, mais ces gouvernants commettent en plus le délit d’apologie du crime. Car ce système de vie présenté comme le paradis, fondé sur l’exploitation du prochain et l’anéantissement de la nature, est le même qui rend notre corps malade, nous empoisonne peu à peu l’âme et nous laisse sans monde. Extirpation du communisme, implantation du consumérisme, l’opération a été un succès, mais le patient se meurt (Galeano, 2005, p.10).
Est vert ce qui se peint en vert
Maintenant les géants de l’industrie chimique font leur publicité en couleur verte et la Banque mondiale (BM) lave son image en répétant le mot écologie à chaque page de ses rapports et en teignant en vert ses prêts. […] La BM accorde des prêts généreux pour la forestation. La Banque plante des arbres et récolte du prestige dans un monde scandalisé par l’arrachage de ses forêts. Histoire émouvante, digne d’être portée à la télévision : l’étripeur distribue des prothèses orthopédiques à certaines victimes de ses mutilations. […] Les plantations destinées à l’exportation ne résolvent pas les problèmes écologiques, au contraire elles les créent, et ce aux quatre points cardinaux du monde. [Nous nous demandons alors]. Ce qui est bon pour les entreprises l’est-il pour l’humanité ? La reconquête de ce monde usurpé, la récupération de la planète ou de ce qui nous en reste, implique la dénonciation de l’impunité de l’argent et la liberté humaine. L’écologie neutre, qui ressemble plutôt à du jardinage, se rend complice de l’injustice d’un monde où l’alimentation saine, l’eau propre, l’air pur et le silence ne sont pas les droits de tous, mais le privilège d’un petit nombre qui peut se le payer (Galeano, 2005, p. 11, 14, 15, 18).
Le militantisme écologique ne peut se dissocier de la lutte sociale
Chico Méndez, ouvrier du caoutchouc, est mort assassiné en 1988 en Amazonie brésilienne, pour croire ce qu’il croyait : le militantisme écologique ne peut se dissocier de la lutte sociale. Chico croyait que la forêt amazonienne ne serait pas sauvée tant que ne se ferait pas la réforme agraire au Brésil. […] Cinq ans après le crime contre Chico Méndez [on a révélé] que plus de 100 travailleurs ruraux meurent assassinés chaque année dans la lutte pour la terre et [on calcule] que plus de 4 millions de paysans sans travail partent vers les villes depuis les plantations de l’intérieur. […] « Un paysan vaut moins qu’une vache et plus qu’une poule », m’informe-t-on à Caaguazú, au Paraguay, et dans le nord-est du Brésil, « celui qui plante n’a pas de terre et celui qui a de la terre ne plante pas ».
[…] C’est l’Amérique latine, région des veines ouvertes. Depuis la découverte jusqu’à nos jours, tout s’est toujours transformé en capital européen ou, plus tard, états-unien, et comme tel, s’est accumulé et s’accumule dans les centres lointains du pouvoir. Tout : la terre, ses fruits et ses profondeurs riches en minéraux, les hommes et leur capacité de travail et de consommation, les ressources naturelles et les ressources humaines. […] Il y a 5 siècles, quand l’Amérique fut pressurée par le marché mondial, la civilisation envahisseuse confondit l’écologie avec l’idolâtrie. La communication avec la nature était péché et méritait châtiment (Galeano, 2005, p. 19, 20, 113, 127).
La terre mère
Ainsi, la terre a un maître ? Comment cela se peut-il ? Comment peut-elle être vendue ? Comment peut-on l’acheter ? Car la terre ne nous appartient pas. C’est nous qui sommes issus d’elle. Nous sommes ses fils. C’est ainsi depuis toujours, toujours. Terre vivante. Comme elle nourrit les vers, elle nous nourrit. Elle a des os et du sang. Elle a du lait, et nous donne le sein. Elle a des poils, pâturage, paille, arbres. Elle sait enfanter des pommes de terre. Elle fait naître des maisons, naître des gens. Elle prend soin de nous et nous prenons soin d’elle. Elle boit de la chicha, accepte notre invitation. Nous sommes ses enfants. Comment peut-elle être vendue ? Comment peut-on l’acheter ? (Galeano, 2005, p. 38).
Les voix obstinément vivantes
Il y a un lieu unique où hier et aujourd’hui se rencontrent, se reconnaissent et s’étreignent et ce lieu, c’est demain. Certaines voix du passé américain très passé résonnent comme très futures. Les voix anciennes, par exemple, qui nous disent encore que nous sommes fils de la terre et que la mère ni ne se vend ni ne se loue. Pendant que les oiseaux morts pleuvent sur la ville de Mexico et que les rivières se transforment en cloaques, les mers, en décharges et les forêts en déserts, ces voix obstinément vivantes nous annoncent un autre monde qui n’est pas ce monde empoisonneur de l’eau, du sol, de l’air et de l’âme. Nous annoncent de même un autre monde possible les voix anciennes qui nous parlent de communauté. La communauté, le mode communautaire de production et de vie, est la plus lointaine tradition des Amériques, la plus américaine de toutes : elle appartient aux premiers temps et aux premiers humains, mais elle appartient aussi aux temps qui viennent et pressentent un Nouveau Monde. Parce qu’il n’y a rien de moins étranger que le socialisme dans ces terres. Étranger, en revanche, est le capitalisme : comme la variole, comme la grippe, il est venu de l’extérieur (Galeano, 2005, p. 32 et 33).
Bibliographie :
Eduardo Galeano, 2003, Patas arriba. La escuela del mundo al revés [Pattes en l’air. L’École du monde à l’envers], Montevideo, El Chanchito, 6e édition [2].
Eduardo Galeano, 2005, Úselo y tírelo : El mundo visto desde una ecología latinoamericana [Utilise-le et jette-le : Le monde perçu du point de vue d’une écologie latino-américaine], Montevideo, El Chanchito, 10e édition.Notes :
Notes :
[1] Nous remercions tout spécialement Eduardo Galeano de nous avoir permis et confié la sélection et publication des passages suivants de son œuvre en réponse à notre invitation à collaborer à ce numéro de la Revue de l’Observatoire social d’Amérique latine (OSAL). La sélection des textes que nous présentons a été réalisée par María José Nacci.
[2] Le livre est disponible en français : Sens dessus dessous : L’École du monde à l’envers, traduit par Lydia Ben Ytzhak, Paris, Homnisphères, « Imaginaires politiques », 2005.
Source espagnole : OSAL, n° 17 (PDF), mai-août 2005, p. 15-19.
Source française : Traduction de Sylvette Liens pour Dial (http://www.alterinfos.org/spip.php?article7227
Source de la photo : Haylli (Own work) [Public domain], via Wikimedia Commons