40 ans en Amérique latine : « prêtre sans frontière »
Dans cette lettre aux ami-e-s envoyée le 20 février 2016, le prêtre français Pierre Rouffrait esquisse un bilan des quarante ans passés en Amérique latine.
Quito, février 2016.
Bien chers/ères amis/es, bonjour.
En ce mois de février, je viens de passer un anniversaire important : cela fait 40 ans que je suis parti en Amérique latine ; c’était en 1976. J’avais 34 ans et j’étais prêtre depuis 7 ans. C’est une bonne occasion pour vous écrire et vous redire mon amitié fidèle.
Je pris le bateau à Cannes : un ami prêtre de Tence, Claude Digonnet, m’y amena en voiture (son frère Jean, prêtre également, était à Carthagène des Indes, en Colombie). Après escales à Barcelone, Tenerife, La Guaira (port de Caracas au Venezuela, après une semaine sur l’océan Atlantique) Carthagène des Indes (Colombie, côté Atlantique), Panamá et Buenaventura (Colombie, côté Pacifique), j’arrivais, 3 semaines plus tard, à Guayaquil, près du Pacifique, en mars 1976. M’attendaient Homéro, l’ami équatorien connu durant 3 ans au Grand Séminaire du Puy qui m’avait invité, l’évêque de Guayaquil, Monseigneur Bernardino Echeverría, et un prêtre français, originaire du Cantal, Henri Julhes. Ainsi commença mon aventure latino-américaine. Avant de partir, j’avais passé 4 mois à Louvain, en Belgique, pour apprendre l’espagnol et des rudiments de la réalité de l’Amérique latine ; les frites et la bière y étaient très bonnes, et belle était l’amitié des 40 personnes – laïcs, religieuses et prêtres – qui nous préparions pour « la mission latino-américaine ».
Comment en faire un bilan ? Je le qualifierai de positif… puisque je suis encore là 40 ans après. Je me sens heureux du chemin parcouru et des différentes étapes qu’il comprend. J’y ai découvert peu à peu, grâce aux pauvres, ce que c’était d’être homme, chrétien et prêtre, bref de vivre pleinement.
11 ans à Guayaquil, 1976-1987 : l’apprentissage de la mission
L’amitié et la compagnie d’Homéro m’aidèrent à me familiariser avec la langue – j’ai bien mis 6 mois pour me faire comprendre – et avec la réalité de la paroisse d’un quartier populaire de Guayaquil. La grande chance que j’ai eue alors a été de connaître monseigneur Léonidas Proaño, évêque de Riobamba, dans la cordillère des Andes : il mettait en marche dans son diocèse une pastorale à partir des Indiens, dans la ligne du Concile Vatican II (1962-65) et de la Réunion épiscopale latino-américaine de Medellín (1968, Colombie) : être une Église libératrice. Il y avait régulièrement dans son diocèse des réunions de formation animées par les théologiens de la libération : c’est là que je me suis formé et que j’ai lié amitié avec Monseigneur Proaño. Sur Guayaquil nous étions un groupe de 7 paroisses qui travaillions ensemble dans cette ligne, celle des Communautés ecclésiales de base (CEBs).
Trois ans après je remplaçais un prêtre espagnol, Jesús Valencia, un de ceux avec qui nous travaillions, qui restait en Espagne d’où il était originaire. La paroisse faisait partie du grand bidonville de Guayaquil : quelque 35 000 habitants. Elle était animée par des laïcs organisés en CEBs dans chacun de ses 8 quartiers. Ce fut une expérience nouvelle pour moi et passionnante : la solidarité entre voisins était le ferment d’une foi enracinée en Jésus-Christ. Nous arrivions à ce que les messes dominicales soient la célébration de la vie quotidienne avec, d’une part, toutes ses luttes pour la satisfaction des nécessités basiques, les difficultés de la misère, les maladies et la violence et, de l’autre, la participation dans les organisations de quartier et leur dimension politique. Je découvrais et je vivais ce qu’était le Royaume mis en marche par Jésus de Nazareth : transformation des personnes, de la société et de l’Église. Cette ligne pastorale n’était pas toujours du goût de l’évêque Bernardino, ce qui me valut divers conflits avec lui. Critiqué par l’évêque, je dus changer brusquement de paroisse et aller dans une petite commune au bord de l’océan Pacifique… À cause des pressions et des manifestations publiques des paroisses amies de Guayaquil, 3 mois plus tard je pus revenir sur la paroisse antérieure.
À partir de cette même année 1979, le travail avec les CEBs prit une dimension nationale grâce à l’appui de monseigneur Proaño. Se mit en place la Coordination nationale des CEBs urbaines, suivie de celles des CEBs rurales, puis indiennes et enfin noires : en 1984, année de la 2e réunion latino-américaine des CEBs, ces coordinations recouvraient pratiquement les 20 diocèses du pays. J’accompagnais les réunions nationales des CEBs urbaines qui regroupaient une douzaine de grandes villes. Les conflits avec l’évêque continuaient de temps à autre. Le dialogue fit qu’ils se terminèrent par ma nomination, en plus de la paroisse et de l’accompagnement national des CEBs, comme… professeur de théologie à l’Université catholique de la ville et cela pendant 2 ans.
Ce rythme de vie dura 11 ans : ce fut mon apprentissage de travailler avec et à partir des pauvres organisés en CEBs et en organisations populaires. Je découvrais qu’être prêtre c’était permettre aux pauvres de s’approprier l’Évangile et d’être les acteurs principaux d’une Église solidaire avec les plus défavorisés. Ensemble nous essayions d’être « prophètes, prêtres et rois-pasteurs » : je découvrais que je devais être le garant de cette triple mission… mission sacerdotale que je n’avais pas connue auparavant.
2 ans à Rome, 1987-89 : l’approfondissement de l’option pour les pauvres
J’étais parti pour 7 à 8 ans et cela faisait 11 ans que j’étais en Équateur. Un appel de mon père âgé fut l’occasion de revenir en France pour l’accompagner de plus près dans sa vieillesse. J’en profitai pour être avec lui plus longuement, mais aussi je m’inscrivis à l’Université grégorienne de Rome pour des études de théologie. Ce fut l’occasion d’approfondir l’expérience équatorienne, de confirmer l’option prioritaire pour les causes des pauvres, caractéristique de l’Église d’Amérique latine, et de connaître un peu les réalités de la théologie de la libération dans les Églises d’Afrique et d’Asie. Je passais de longs jours de « vacances » dans la Haute-Loire de mes « premières racines ». Durant 2 années scolaires, la maison Saint Louis des Français me permit de profiter agréablement des temps de repos, de tourisme et de prière.
8 ans au Nicaragua, 1989-1997 : la construction de l’Église des pauvres
Alors que je pensais retourner en Équateur, la demande d’un évêque nicaraguayen me fit aller en Amérique centrale : il désirait plusieurs prêtres qui aient une expérience pastorale en Amérique latine. On était en 1989, au temps du gouvernement sandiniste et de la guerre civile menée contre lui par des contre-révolutionnaires financés et organisés par le gouvernement des États-Unis. Ma nouvelle paroisse au Nicaragua appartenait au diocèse de Bluefields sur la Côte des Caraïbes : elle était très étendue, à peu près la moitié de la Haute-Loire. J’étais le seul prêtre avec quelque 100 000 habitants, mais avec beaucoup de ministères laïcs mis en marche par des prêtres nord-américains. C’était une Église aux mains des laïcs, l’Église des pauvres.
La guerre civile ne facilitait pas toujours le travail, mais, l’enthousiasme aidant, les nombreux responsables d’une centaine de chapelles me donnaient du cœur à l’ouvrage (130 à mon départ). J’étais accompagné de 4 religieuses qui s’occupaient principalement d’organiser les services de santé et d’éducation, rendues difficiles par la guerre, la pauvreté et l’éloignement. Il y avait aussi 4 diacres pour le travail d’animation religieuse. Je passais la moitié de mon temps à rendre visite, chaque mois, à ces différentes communautés chrétiennes regroupées en 10 zones, principalement à cheval, mais aussi à pied et en barque ; les plus lointaines étaient à 4 journées de marche et j’en voyais les trois quarts seulement une fois par an. Le climat tropical avec ses pluies continues rendait les longs déplacements difficiles. Je passais l’autre moitié à la formation de ces animateurs répartis en 27 ministères différents, ecclésiaux, sociaux, ou civiques. Je dirai que c’est durant ces années gratifiantes que j’ai pu vivre très fortement la solidarité et la foi vive avec un peuple pauvre, joyeux et fraternel, malgré les difficultés en particulier de la violence armée.
Retour en Équateur, 1997 : le service de la formation
Les années passant et les efforts physiques exigés me firent penser à reprendre un travail moins épuisant. Je choisis de retourner en Équateur, cette fois dans la cordillère des Andes, plus précisément à Quito, la capitale. C’était en 1997 : j’avais 55 ans. Commençait une décennie de grands bouleversements politiques avec le renversement de 3 présidents en 9 ans ! Le peuple des pauvres, animé par les organisations indiennes, ne supportait plus des présidents venus de l’oligarchie locale, qui considéraient le pays comme leur propriété privée.
Je passais dans plusieurs paroisses populaires de la ville, travaillant toujours dans la ligne des Communautés ecclésiales de base. L’ambiance ecclésiale avait beaucoup changée. Les nouveaux évêques avaient été choisis pour leurs options traditionalistes, généralement opposées aux CEBs et les prêtres étaient formés sans grandes connaissances du Concile Vatican II ni des orientations des réunions épiscopales latino-américaines. La théologie de la libération était leur grande peur et ils n’hésitaient pas à persécuter les membres des CEBs et ceux qui nous inspiraient de la théologie de la libération.
Passèrent une dizaine d’années : l’évêque de Quito – aujourd’hui cardinal – ne renouvela pas mon contrat. Bénéficiant de la nationalité équatorienne, je restais en Équateur. Depuis Quito, je continuais mon travail avec les CEBs qui me demandaient d’accompagner leurs animateurs et leurs assesseurs pour la formation. J’allais partout dans le pays là où l’on m’invitait pour des cours de plusieurs jours, généralement les samedis et dimanches.
Un ami évêque, Monseigneur Gonzalo López, le seul qui appuyait les CEBs, m’invita à aller travailler dans son diocèse de l’Amazonie, Sucumbíos, près de la frontière colombienne. C’était en 2008. J’acceptais tout en gardant mon travail de formation au niveau national. J’y retrouvais l’organisation pastorale que j’avais connue au Nicaragua : une Église participative, animée par les laïcs aux nombreux ministères, avec un fort engagement social et la violence armée à cause du conflit colombien. En plus du travail paroissial, Monseigneur Gonzalo me demanda d’aider les séminaristes, une dizaine, pour la formation théologique. Je suis resté 2 ans dans ce diocèse et j’en suis reparti juste avant que Monseigneur Gonzalo et les prêtres de la Congrégation carmélite chargée du diocèse n’en soient expulsés par le Vatican et remplacés par des prêtres des plus traditionalistes, les « Hérauts de l’Évangile » [1]. Ils avaient la mission de substituer l’actuelle pastorale par une plus conservatrice… Entre temps, la directrice d’un journal national, El Telégrafo, me demandait d’écrire chaque mercredi un article d’opinion, « simple et clair », ce que je continue de faire jusqu’à aujourd’hui.
De retour sur Quito, depuis 2010, je continue l’accompagnement des CEBs urbaines et rurales, et de temps à autre des communautés indiennes. Durant plusieurs années, grâce à l’amitié de 2 jeunes prêtres indiens de l’Église épiscopalienne (branche nord-américaine de l’Église anglicane), j’ai animé des rencontres pour une formation pastorale des animateurs d’une soixantaine de Communautés indiennes de la région de Riobamba, dans la ligne pastorale de Monseigneur Proaño. Je passe beaucoup de mon temps à Guayaquil au service des CEBs ainsi qu’à celui d’autres institutions sociales animées par des chrétiens qui s’inspirent de Monseigneur Proaño ; ils trouvent peu d’appui auprès d’un clergé encadré par l’Opus Dei depuis une trentaine d’années. Depuis décembre de l’an dernier vient d’être nommé un nouvel évêque, de la ligne du pape François. Comme nous sommes un groupe de laïcs, religieuses et prêtres, organisés pour le travail pastoral, il est venu nous rendre visite et sera heureux que nous travaillions avec lui.
Actuellement, j’ai réduit mes activités : l’âge fait que la fatigue augmente plus vite et le corps demande un peu plus de ménagements. Par contre, internet m’aide beaucoup, car il me permet un travail de formation à distance… tant pour l’Équateur qu’avec une École latino-américaine de formation virtuelle des animateurs des CEBs, fondée il y a 5 ans par la Coordination continentale des CEBs au Mexique.
À grandes lignes, voilà mon parcours dans ce qui rend présente l’Église des Pauvres en Amérique latine : il me rend heureux. Je remercie tous les amis/es, pour beaucoup pauvres entre les pauvres, qui m’ont permis de cheminer ainsi : je suis celui qu’ils ont façonné peu à peu. Selon l’expression de Gustavo Gutiérrez, le père de la théologie de la libération, j’ai beaucoup « bu au puits des sagesses des pauvres ». Je continue d’apprendre : la théologie de la libération s’est beaucoup diversifiée selon la réalité de chaque continent. Dans mes rencontres, je restitue ce que je découvre en offrant amitié, solidarité, formation, célébration de la vie et du royaume… C’est une façon de payer ma dette pour tant de cadeaux reçus abondamment.
Je vous souhaite bon courage dans vos diverses activités. Je remercie celles et ceux qui m’ont accompagné par leur amitié et leur solidarité financière.
Fraternellement à toutes et à tous.
Pierre.
P.S. Je vous signale mon blog qui a une page en français où vous pouvez trouver des documents sur le travail que je fais : http://padrepedropierre.blogspot.com.
Source Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3364. http://www.alterinfos.org/spip.php?article7272