L’ombre de la foi
Par Christine Fontaine [1]
À l’ombre du tombeau
Il fait encore sombre lorsque Marie-Madeleine se rend au tombeau. Il fait quand même suffisamment clair pour voir que la pierre qui ferme le tombeau a été enlevée. Inutile d’avancer davantage ! Une seule évidence s’impose : cette pierre n’a pas été ôtée sans raison. L’ouverture du tombeau est le signe qu’on a enlevé le corps du Seigneur. Et, comme un cadavre ne peut pas se volatiliser, c’est qu’il a été transporté ailleurs. Il fait encore sombre lorsque Marie-Madeleine arrive au tombeau, mais il fait suffisamment jour dans son esprit pour qu’elle annonce aux apôtres : « On a volé le corps du Seigneur et nous ne savons pas où on l’a mis. » Le matin s’est levé quand Pierre et Jean accourent. Jean arrive le premier. Il fait quelques pas de plus que Marie-Madeleine. Elle avait rebroussé chemin dès qu’elle avait vu l’ouverture du tombeau. Jean avance jusqu’au seuil du tombeau et se penche à l’intérieur. Il voit alors ce que Marie-Madeleine n’avait pas pu voir : le tombeau n’est pas tout à fait vide. Certes le corps a disparu, mais le linceul est resté là. Que signifie ce vêtement ? Pourquoi voler le corps en prenant le temps de le déshabiller ? Jean ne le sait pas. Il fait alors beaucoup plus sombre pour Jean que pour Marie-Madeleine. Elle voyait clairement ce qui s’était passé, sans l’ombre d’un doute possible. Jean ne le comprend pas. Il est aux bords… comme suspendu à un signe qu’il est incapable d’interpréter… Plus le jour se lève, plus l’obscurité grandit sur les événements de la nuit ! Pierre finit par arriver et, à son tour, fait un pas de plus. Jean demeurait au seuil. Pierre entre sans s’arrêter au bord du tombeau. Il discerne alors que le tombeau n’est vraiment pas vide : il voit un autre signe tout aussi incompréhensible pour lui que le linceul pour Jean : le linge qui avait couvert la face n’est pas posé avec le linceul, mais posé à part à sa place. Que signifie toute cette mise en scène ? Pierre ne le sait pas. Il demeure suspendu entre deux évidences : le corps a disparu, mais le vêtement est bien rangé, plié et mis en place… comme une énigme qui demanderait à être déchiffrée, mais dont on ignore le code ! Mais Jean le suit de près et il entre. Alors, nous dit l’évangéliste, « il voit et il croit » !
Nos yeux ont vu
Tout, dans cet évangile, est une affaire de vision. Marie-Madeleine, est-il écrit, « voit que la pierre est enlevée ». Jean, en un premier temps, « voit le linceul ». Pierre regarde le linceul et le linge. Puis entre à son tour Jean qui voit. Que voit-il de plus que Marie-Madeleine, ou que Pierre ? Ni les uns ni les autres n’ont vu ce jour-là le Christ ressuscité, selon cet évangile. Jean, dit l’évangile, « voit ce que les disciples n’avaient pas vu jusqu’à présent : que d’après les Écritures, il fallait que Jésus ressuscite d’entre les morts ». Les Écritures lui fournissent une vision nouvelle, la clef pour comprendre cet événement incompréhensible. Le tombeau presque vide reçoit l’éclairage des Écritures et réciproquement les Écritures s’éclairent à la lumière de ce tombeau. Ce va-et-vient entre les Ecritures et ce qui arrive procure aux croyants une vision nouvelle : elle les fait passer de la lumière du bon sens ou de la raison – celle de Marie-Madeleine au début du récit – à la lumière de la foi, celle de Jean à la fin de cet évangile. Tout s’éclaire alors d’un jour nouveau ! À la lumière de la raison, nous vivons tous sous l’ombre de la mort. N’est-il pas bien visible qu’elle est le dernier mot de l’existence ? Et comme elle ne prévient pas toujours de son arrivée, nous vivons dans la terreur qu’elle nous fauche ou qu’elle emporte ceux que nous aimons, à n’importe quel moment. Certes nous occultons cette peur comme nous le pouvons, mais au fond elle nous taraude tout le temps. Nous pouvons multiplier les activités ou prendre toutes les assurances sur la vie, au fond nous n’arrivons jamais à sortir de l’ombre portée de la mort sur la vie. Tous les écrits des Évangiles, mais en particulier ceux du jour de Pâques, ont pour fonction de suspendre notre vision seulement rationnelle du monde. En un sens, ils ne veulent rien dire. Ils nous plongeraient plutôt dans une obscurité profonde. Comme le linceul et le linge du tombeau, la lettre des Évangiles pose une question sans réponse, elle ouvre un espace pour une autre vision du monde et de notre propre histoire. Elle opère, pour les croyants, un passage d’une existence paralysée par l’angoisse de la mort à la joie de recevoir la vie, par-delà la mort, de jour en jour et dans l’espérance qu’il en sera ainsi… pour toujours.
À l’ombre de la foi
À suivre les évangiles, nous ne savons pas ce qui s’est passé le matin de Pâques. Il semble même que les quatre évangélistes se complaisent à brouiller les pistes. Leurs récits se contredisent. Pour l’un Marie-Madeleine a vu un ange, pour un autre elle n’est pas même entrée dans le tombeau. Chez Matthieu, Marie Madeleine vient avec l’autre Marie et il y eut un grand tremblement de terre. Chez Marc, les femmes sont terrorisées et n’osent pas dire aux apôtres ce qui est arrivé. Chez Jean, la terre ne tremble pas et Marie-Madeleine alerte Pierre et Jean. Les récits sont, en un sens, incohérents. Cependant, dans un autre sens, ils sont portés par une unique cohérence, une tout autre cohérence : ils attestent que tous les témoins de la résurrection ont été dépris d’une vision du monde qui donne raison à la mort comme étant le dernier mot de l’existence. Ils témoignent de l’insuffisance radicale des seules lumières de la raison ou du bon sens pour reconnaître la Vie. Croyants, nous avons sans cesse à réaliser cette pâque, ce passage de l’ombre à la lumière. Jour après jours, nous voyons la réalité comme Marie-Madeleine pour qui il fait encore sombre quand elle se fie à son propre bon sens. Nous voyons le réel comme Pierre et Jean pour qui le sens est suspendu à des événements dont ils ignorent la portée. Alors la nuit se fait encore plus obscure. Mais nous voyons et nous croyons aussi comme Jean : lorsque les forces obscures de la mort nous touchent, à la suite de Jésus, nous dépassons nos raisons de lui donner raison. Nous apprenons alors progressivement à voir ce qui nous arrive dans le sens de la Vie, à la suite de Jésus et de ses premiers disciples ! De commencements en commencements, nous passons ainsi de l’ombre de la mort à la lumière de la foi. Mais peut-on parler de lumière quand il s’agit de la foi ? Bernard de Clairvaux disait qu’il s’agit bien d’une ombre encore, mais celle-ci est bienfaisante. Elle tamise, à nos yeux, une lumière trop éclatante qui nous aveuglerait comme lorsqu’on passe brutalement d’un lieu très sombre à un autre trop fortement éclairé. À l’ombre de la foi, nous apprenons à vivre de Pâque en Pâque, dès maintenant jusqu’au jour où notre vie sera emportée définitivement dans la Lumière d’un Amour qui ne passera pas !
[1]Source : http://www.dieumaintenant.com/tempspaquesc.html
Peinture de de Marc Chagall (détail)
L’Evangile pour les seuls savants ?
(en réponse au commentaire précédent)
Je découvre tout à fait par hasard que vous avez reproduit mon homélie pour le dimanche de Pâques sur votre site et je vous en remercie ainsi que des autres articles que vous avez déjà repris dans le passé. J’y vois un signe de l’Église fraternelle que nous désirons les uns et les autres construire. Je découvre en même temps le commentaire de Piambo auquel je me permets de réagir à mon tour.
« Piambo » est manifestement un exégète, au moins il sait manier l’analyse historico critique des textes. Je reconnais que ce type de lecture permet une certaine démythisation. Mais je m’inquiète quand ce « nouveau sens » risque de devenir à son tour une vérité – pour ne pas dire LA vérité d’un texte.
Piambo trouve que ma lecture intitulée « l’Ombre de la foi » est « est fort intéressante mais souffre de plusieurs insuffisances. » Suivent toute une série de remarques exégétiques. Certes au regard de l’exégèse, ma lecture souffre de bien plus que de très graves insuffisances. En fait ma lecture n’a absolument rien d’exégétique ; elle est autre, totalement autre.
Une lecture exégétique a pour avantage d’intégrer les développements des sciences historiques mais il y a également d’autres lectures possibles, sémiotiques ou psychanalytiques par exemple. Par ailleurs, comme l’écrit Antoine Delzant : « Un des gros inconvénients de cette méthode (historico critique) est qu’elle est réservée aux spécialistes, ceux qui connaissent l’histoire, l’archéologie et les diverses langues. » (L’Église se fait conversation, Michel Jondot et ses amis, page 246). C’est bien à ce savoir réservé à quelques-uns que fait allusion Piambo quand il écrit : « Le « fonctionnement » de l’Évangile de Jean est très astucieux mais, malheureusement, ce n’est qu’en grec que l’on peut le déchiffrer. »
Qualifierais-je pour autant cette lecture exégétique d’insuffisante ? Certes pas. Elle est simplement limitée comme toute lecture. J’admets que d’autres lectures que la mienne sont possibles et même je le souhaite. A l’inverse, je m’interroge : qualifier d’insuffisante une lecture qui n’est pas exégétique, n’est-ce pas prendre l’exégèse historico critique comme le seul critère de vérité d’un texte… et d’une certaine manière remplacer la vérité du dogme par une autre vérité… tout autant dogmatique puisqu’elle semble être le dernier mot possible…
Je crois qu’il est souhaitable que, dans l’Église, la parole circule. Je crois aussi qu’il est bon que la parole à partir de l’Évangile ne soit pas réservée à des savants. Je crois vraiment que la vérité ne peut être arrêtée dans une lecture particulière mais qu’elle est à chercher dans ce va-et-vient entre ceux qui se risquent à parler en leur nom propre. L’Église, à mon avis, ne peut être fraternelle qu’à cette condition.
J’aime particulièrement cette parole de Charles Péguy qui est en exergue du site « Dieu maintenant » sur lequel vous avez trouvez mon homélie : “Je ne veux pas que l’autre soit le même, je veux que l’autre soit autre. C’est à Babel qu’était la confusion, dit Dieu, cette fois que l’homme voulut faire le malin.”
Vous écrivez : « NOUS SOMMES AUSSI L’ÉGLISE et nous en dénonçons les dérives sectaires car nous concevons l’Église comme un espace de liberté pour la parole, la pensée et la recherche théologiques. » Merci pour la liberté de parole que vous m’avez donnée en m’autorisant à écrire ce commentaire. La prochaine fois que vous reprendrez un article de notre site suivi de commentaires, faites-le nous savoir si possible. Cela nous permettra de renouveler notre conversation avec vous… et de faire Église puisque, comme le disait Paul VI ( !) « l’Église se fait parole, l’Église se fait message, l’Église se fait conversation » (Ecclesiam suam).
Christine Fontaine
La désignation de Madame Fontaine, « l’ombre de la foi » est fort intéressante mais souffre de plusieurs insuffisances.
Elle présente, certes, une interprétation classique dans l’église catholique des textes de la résurrection, à la fois chez Luc et chez Jean mais elles négligent le fait que ces deux Évangile représentent deux traditions différentes.
L’Évangile de Luc, en réalité, forment une entité avec les actes des apôtres, alors que l’Évangile de Jean était supposé s’arrêter après la résurrection ; le chapitre relatant les apparitions de Jésus ayant probablement été ajouté après coup.
En réalité, le récit de la résurrection chez Jean forme un ensemble avec le récit de la mort de Jésus.
C’est dire que le but de Luc n’est pas le même que celui de Jean.
La narration de Luc a pour but principal de montrer que le cheminement des apôtres (et celui de Pierre en particulier) n’est absolument pas terminé, même après les apparitions au bord du lac. Ce que l’on peut appeler la conversion des apôtres ne peut être complète qu’après l’Ascension, une période de désert (l’attente au cénacle) et l’événement de la Pentecôte.
Au contraire, Jean l’évangéliste veut caractériser ce qui fait le disciple que Jésus souhaite avoir : le disciple que Jésus aimait n’est pas le disciple Jean, mais c’est le disciple qui par son comportement représente ce que Jésus souhaite avoir comme disciple.
Le « fonctionnement » de l’Évangile de Jean est très astucieux mais, malheureusement, ce n’est qu’en grec que l’on peut le déchiffrer.
En effet, Jean va s’appuyer sur deux verbes grecs, le verbe « blepô », dont le sens exact est, « regarder superficiellement » et le verbe « oïda », un verbe très irrégulier auquel on pourrait donner le sens de « voir avec son âme », « accueillir en soi la signification intégrale de la vision que l’on a ».
Jean utilise deux fois ce verbe oïda, à la fois dans la contemplation du transpercé est dans le regard que le disciple que Jésus aime porte sur l’intérieur du tombeau (sans y pénétrer) alors que pour Pierre, il utilise le verbe blepô. Le disciple que Jésus aime accueille en lui-même, au plus profond de son âme la réalité du tombeau alors que, en quelque sorte, Pierre se contente de faire un inventaire de ce qu’il regarde.
Le « disciple que Jésus aime » jouit d’une compréhension totale et intime du spectacle qui s’offre à lui et qu’il accueille en lui.
En conclusion, c’est toujours le même drame avec les traductions.
On dit toujours : « traduttore, traditore » mais, c’est hélas non seulement une trahison mais aussi et surtout un appauvrissement du sens.