Il faut regarder le monde avant de prétendre le sauver
Propos recueillis par Lorène Avocat (Reporterre)
La société prétend aimer et préserver la nature tout en la détruisant sans répit. Pour l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, « il faut moins changer notre rapport à la nature que réfléchir à notre mode de faire société ».
Reporterre – À travers vos travaux d’ethnobotaniste, vous réfutez l’idée d’une rupture nature-société.
Pierre Lieutaghi – Nous voyons la nature, la forêt, loin de nous, comme quelque chose d’étranger. En latin, forêt se dit silva, d’où nous vient « sauvage ». Forêt rappelle foris, ce qui est « en dehors ». Nous sommes les héritiers de cette vision-là. Mais il n’y a plus de nature ici et de ville là… il n’y a qu’une continuité vivante, plus ou moins malmenée. Nature et société font un continuum d’usage du monde. Il faut refuser l’espèce d’obligation d’être de la nature ou de la ville, mais au contraire revendiquer d’être d’un monde qui nous demande beaucoup d’intelligence.
Il y a toute une quantité de ruptures très profondes, conceptuelles. Alors qu’un monde vivable, c’est un monde où il n’y aurait plus de rupture dans la perception de ce qu’on appelle la « nature » – sans même savoir à quoi cela se rapporte –, un monde en recherche d’optimum vivant partout, confiant dans l’aptitude des gens à le penser.
Pour vous, plantes et hommes sont indissociables
L’histoire lointaine des humains s’enracine dans la forêt. Les sociétés primitives étaient des sociétés de cueilleurs avant d’être des sociétés de chasseurs. Les plantes ont joué un rôle civilisateur sur le plan matériel, en nous fournissant de quoi nous nourrir, nous soigner, nous loger, mais aussi sur le plan de la pensée. C’est en observant les plantes, en cherchant à les comprendre et comment les utiliser, pas seulement dans les stratégies de chasse, que les hommes ont développé leur conscience. Nous avons évolué avec et grâce aux végétaux. Mais aujourd’hui, nous nous situons très loin en dehors de la « nature », alors que nous prétendons vouloir la retrouver comme la mère perdue. On ne peut pas grandir dans une dépendance mal comprise.
À quand remonte l’émergence de l’idée de nature ?
C’est une idée intrinsèquement urbaine. On ne parle de nature dans le sens moderne que depuis le XVIIIe siècle, surtout depuis l’essor des villes au XIXe. « Nature », c’est devenu un vernis sur nos angoisses d’urbains, un parfum sur nos décharges. Pourquoi répéter qu’on va sauver la nature alors qu’on ne fait qu’étendre la ville ?
En France, quand les communes font de l’aménagement du territoire, on parle de plan local d’urbanisme. Le plan local de campagne n’a jamais existé, la campagne n’est là que par défaut. Elle n’est pas reconnue comme « nature ». Dans nos politiques, la campagne n’a pas de réalité, c’est, d’une part, un lieu de production, d’autre part, l’espace d’extension de la ville. La campagne est contaminée par l’idée de nature. Elle est devenue un lieu de spectacle, on lui prête une valeur esthétique, de paysage. Mais elle n’est plus un lieu de vie cohérent.
Que faire alors ?
Il faut rendre la ville vivable. Aujourd’hui, la ville est bien souvent réduite à la notion d’habitat. Or, elle doit répondre à tous nos besoins d’échange, matériels et immatériels.
Une chose intéressante, c’est la nouvelle fonction des plantes en ville. Nous avons besoin de plantes pour y être bien. La ville est considérée comme « dé-naturée », nous y recherchons la présence des plantes pour conforter notre « idée de nature ». Ce besoin n’est pas à 100 % négatif. Il témoigne d’un manque de vie spontanée, d’un manque de beauté simple. En ville, tout ce qui nous entoure est de l’ordre de l’artefact. Tout y est construit par l’homme. Dans un milieu spontané – une forêt, une prairie sauvage – connaître, c’est étendre son regard à des choses natives aux propositions infinies, cela aide à construire de la pensée native.
C’est étrange que, pour se resécuriser, se ressourcer, comme on dit désormais, les citadins aillent passer le dimanche en forêt, par excellence le lieu où l’on se perd. Nos sociétés urbaines en quête de repères vont les chercher en forêt, donc dans des lieux pour nous complètement étrangers à la construction quotidienne de la vie, dans un labyrinthe. C’est dire à quel point on est mal en ville !
Nous avons donc vitalement besoin des plantes sauvages ?
Les plantes nous apportent les bienfaits d’une présence réparatrice. Elles ont un rôle capital pour l’équilibre de la conscience, ainsi que pour son extension. Regarder un philodendron apporte bien plus à la conscience que regarder une série. C’est de l’ordre du spirituel, même élémentaire, pas de la distraction.
Ensuite, les plantes peuvent aider à construire de l’autonomie, hors de toute aide financière et de toute dépendance savante. Nous sommes écrasés par les savoirs, par la science. L’attention au végétal développe le souci d’un savoir maîtrisable. Il s’agit de se tenir présent aux possibles du monde. Les orties sont de puissantes substances anti-hémorragiques, complètement ignorées. Les plantes nous fournissent des pistes d’autonomie.
Nous sacralisons la nature, et nous la détruisons en même temps. N’est-ce pas paradoxal ?
Nous la voyons à la fois comme une ressource à exploiter sans fin et comme un lieu mythique, une vérité qu’on ne trouve jamais, pareille à la source des arcs-en-ciel qu’on cherche comme des enfants. La société urbaine nous laisse en état de soif, c’est pour cela qu’on va se « ressourcer » en forêt ou à la montagne. Notre société a besoin, pour se survivre à elle-même dans des besoins matériels surdimensionnés, de surexploiter cette nature… et en même temps, elle doit la remythifier pour refaire du sens. On n’a jamais autant parlé de nature que depuis sa destruction massive.
Sauf qu’on en parle mal. Par exemple, « nature » est souvent associé aujourd’hui à « biomasse ». Un terme où disparaît la complexité du vivant, où on l’exprime en poids de choses à brûler, en équivalant calories ou watts. Parler d’énergie renouvelable via l’exploitation de la biomasse végétale, c’est comme parler de réfugiés : on efface les causes, ce ne sont plus que des réfugiés, pas des humains avec une histoire.
Il faut moins changer notre rapport à la nature que réfléchir à notre mode de faire société, c’est le second qui conditionne le premier. Les sociétés du modèle occidental, ou qui le visent, exploitent les arbres, les sols, l’eau, toute matière première, et les hommes. Tout le monde sait ça. La problématique du rapport à la nature s’exacerbe dans les sociétés urbaines, qui s’effrayent et veulent se rassurer en imaginant encore une virginité quelque part. « Quelque part, de la nature peut encore nous sauver… »
Pour les gens des sociétés forestières, la nature n’existait pas. Ils ne fragmentaient pas leur territoire, le lieu de construction de leur culture, où ils trouvaient une grande partie des repères sociaux. La nature ne se connaît pas du dedans : c’est quand on en est sorti qu’on a inventé le mot, ce concept fourre-tout. Il fallait en sortir pour fabriquer un jour la raison à la place des dieux. Mais on est allés beaucoup trop loin.
Qu’est-ce que ça exprime de notre société ?
Elle invente le mythe qu’il faut retourner dans la forêt, mais personne, dans nos cultures, n’y a jamais vécu, sinon ceux qu’on qualifiait de barbares ! On l’a exploitée, mais on ne l’a jamais habitée. On fabrique le nouveau mythe que vivre dans la forêt – cette espèce de surnature – apportera plus de vérité.
Cette idée est apparue au XIXe siècle, en même temps que la pensée écologiste. La nature, la forêt, ce sont souvent désormais, dans l’ordre culturel, des lieux de fusion régressive. On patauge encore dans cette mythologie qui voudrait que la nature soit vraie, pure, détentrice de vérité. La nature a ses raisons, pas de pureté ni de vérité propres, ou alors l’humanité est par elle-même une souillure. La nature est évidemment l’interlocutrice centrale de notre temps. Pour commencer, elle nous permet de dire qu’elle est belle. Mais il faut grandir ! Maman nature ne nous veut pas dans ses jupes, mais au-devant d’elle, occupés à penser plus juste, à ouvrir le chemin, son chemin et le nôtre, comme des grands.
La vérité n’est pas en dehors de nous, elle est en nous, c’est nous qui la construisons. Si on la met au-dehors, on est en quelque sorte délivré de la nécessité de la construire en nous. Les idéologies en profitent. La vérité de la nature, ça signifie la vérité des origines, de l’enracinement, de la race… il faut en permanence avoir une pensée critique de l’idée de nature – entre autres !
On doit repenser de fond en comble cette idée de nature réductrice, rétrograde, conservatrice sans même des fondements valides. On n’est pas seulement dans un rapport de prédation effrénée. On est aussi dans la régression de la pensée.
Le monde est toujours en péril, en voie d’érosion, sans cesse à réparer, mais aussi à enrichir. Nous avons le devoir d’ajouter au monde sans l’abîmer. Ensuite, il faut étendre le champ de la conscience. Comment ? En regardant le réel, en nous y accrochant. La première pollution désormais à combattre, c’est la déréalisation, l’imagerie à détourner du réel. L’extension de la conscience est infinie, car le réel est infiniment vaste. Il faut commencer par regarder le monde avant de prétendre le sauver, le monde en vrai, où la ville ne peut plus être niée par les rêveurs.
Lire aussi : Pierre Lieutaghi, l’homme qui aime les plantes
Source : http://reporterre.net/Il-faut-regarder-le-monde-avant-de-pretendre-le-sauver
Source de l’illustration : Wikipedia (Pancrat/CC BY-SA 3.0)