par Aditya Chakrabortty
Au cours des dernières heures, on a vu notre establishment politique se livrer à un niveau de panique rarement égalée dans l’histoire de l’après-guerre. Le Premier ministre de la Grande-Bretagne a brusquement dévoilé certains de ses détails financiers les plus intimes [1]. Des étrangers complets savent maintenant combien il a hérité jusqu’ici de sa maman et de son papa, et de quels investissements off-shore il a profité. Hier, il a même pris l’initiative sans précédent de révéler les impôts qu’il avait payés au cours des six dernières années. Les dirigeants des autres partis ont réagi en publiant sommairement leurs propres déclarations de HMRC (Her Majesty’s Revenue and Customs, c.-à-d. déclaration d’impôts). Dans la Grande-Bretagne contemporaine où vos affaires extra-conjugales sont plus facilement discutées en public que vos affaires fiscales, ce sont des choses à couper le souffle.
Et ça ne va pas s’arrêter là. Quel que soit le raccourci paresseux utilisé par certains commentateurs, David Cameron n’a pas publié ses déclarations de revenus, mais simplement un résumé certifié par le cabinet d’un comptable. Ce mi-chemin ne sera guère suffisant. Si Jeremy Corbyn, d’autres hauts responsables politiques et la presse continuent ce niveau d’attaque, alors vont émerger d’ici quelques jours plus de détails sur les finances du Premier ministre. Et les agents de presse de Downing Street ne seront pas non plus en mesure de maintenir leur verrouillage sur la divulgation du nombre de membres du cabinet qui ont des intérêts off-shore : les ministres eux-mêmes devront rompre les rangs. Quelques-uns ont d’ailleurs déjà commencé à le faire.
Mais le risque est que tout cela sombre dans un fatras de détails semi-titillants : une chaîne de révélations sur qui a donné quoi et à qui, et s’il ou elle l’a alors déclaré à l’administration fiscale. Cela va devenir une histoire de «manipulation» de «narration» et de culpabilité individuelle. Ce sera amusant pour ceux qui aiment pointer du doigt, perplexe pour ceux qui sont trop occupés pour entrer dans les détails – et on ratera la vérité plus importante, révélée par la fuite qui a contraint tout cela à entrer dans le débat public.
Parce que, à leur racine, les documents de Panama ne sont pas sur la fiscalité. Ils ne sont même pas sur l’argent. Ce que les documents de Panama représentent vraiment, c’est la corruption de notre démocratie.
Suite à LuxLeaks, les documents de Panama confirment que les super-riches ont effectivement quitté le système économique dans lequel le reste d’entre nous doit vivre. Trente ans de fuite de revenus pour ceux qui sont au sommet, et l’arsenal complet de sophistication financière signifient qu’ils ne jouent plus avec les mêmes règles que le reste d’entre nous ont à suivre. Les paradis fiscaux ne sont qu’un reflet de cette réalité. La discussion sur les centres offshore peut s’enliser dans la technicité, mais la meilleure définition que j’ai trouvée provient de l’expert Nicholas Shaxson qui les résume ainsi: «Vous mettez votre argent ailleurs, dans un autre pays, dans le but d’échapper aux règles et aux lois de la société dans laquelle vous fonctionnez. » Ce faisant, vous volez à votre propre société l’argent des hôpitaux, des écoles, des routes…
Mais ceux qui ont quitté nos sociétés sont maintenant aussi ceux qui utilisent leurs voix pour définir les règles selon lesquelles vit le reste d’entre nous. Les 1% achètent l’influence politique comme jamais auparavant. Pensez aux frères milliardaires Koch, dont la fortune va façonner les élections présidentielles américaines de cette année. En Grande-Bretagne, rappelez-vous les hedge funds et les barons de private equity, qui en 2010 ont contribué pour moitié aux fonds électoraux du Parti conservateur – et ont si efficacement payé aux Tories leur première saveur de gouvernement en 18 ans.
Pour étoffer la corrosion actuelle de la démocratie, vous devez vous tourner vers un économiste né à Berlin qui s’appelle Albert Hirschman [2], un géant de la pensée économique moderne. Hirschman est mort en 2012 à l’âge de 97 ans, mais ce sont ses concepts qui ont vraiment mis en contexte ce qui est si troublant dans les documents de Panama.
Hirschman a fait valoir que les citoyens pourraient protester contre un système de deux façons : par la voix ou par la sortie. Marre de votre école ? Alors, vous pouvez exercer votre voix et vous en prendre au chef d’établissement. Alternativement, vous pouvez sortir et mettre votre enfant dans une école privée.
En Grande-Bretagne et en Amérique, les super-riches ont enfreint la loi de Hirschman : ils exercent en même temps leur sortie économique et leur voix politique. Ils peuvent avoir leur gâteau en franchise d’impôt et le manger.
Ce que ces derniers jours ont confirmé, c’est que David Cameron est effectivement dans la branche des du super-riches du Downing Street. Qu’il fait lui-même incontestablement partie des 1%. Son père était un agent de change principal dont la valeur était estimée à environ 10 M£ (dix millions de livres). Les journaux jonglent si souvent avec l’unité du million, que les lecteurs s’y sont accoutumés. Mais si sur le coup de minuit le jour du Nouvel An vous étiez assez chanceux pour obtenir une pièce de monnaie d’une livre chaque seconde, il faudrait encore 114 jours pour amasser 10 M£.
Qu’est-ce que les super-riches ont obtenu par leur investissement dans la politique britannique depuis 2010 ? La réduction des impôts des particuliers, des invitations de George Osborne pour les conseiller sur la refonte des impôts sur les sociétés, la sécurité de savoir que leurs paradis fiscaux seront traités avec la clémence nécessaire.
Dans mes cours de politique, on nous apprenait que la Grande-Bretagne était une démocratie représentative. Mais ce que 30 ans de ploutocratie ont apporté est une ère de démocratie non représentative. À quelques exceptions près, nos politiciens ne nous ressemblent plus et ne fonctionnent pas non plus pour nous. Au milieu d’une crise sur le marché locatif, vous avez un ministre du logement, Brandon Lewis, qui gère un portefeuille locatif privé. Vous avez un ancien banquier d’investissement, Sajid Javid [3], prétendant maintenant faire de son mieux par l’industrie de l’acier. Et vous avez un Premier ministre super-riche qui jure qu’il va prendre des mesures sur les paradis fiscaux, tout en bloquant toute tentative sérieuse de le faire.
Notes :
[1] http://www.theguardian.com/politics/2016/apr/10/david-cameron-tax-affairs-what-figures-show [2] http://www.economist.com/news/business/21568708-great-lateral-thinker-died-december-10th-exit-albert-hirschman [3] Secrétaire d’État aux Affaires, à l’Innovation et aux CompétencesTraduction par Lucienne Gouguenheim
Source de la photo : https://www.flickr.com/photos/43398414@N04/22932740742
Source de la caricature : André Barnoin