Le wahhabisme est une tumeur maligne
Entretien avec Soheib Bencheikh réalisé par Brahim Taouchichet (Le soir d’Algérie)
Soheib Bencheikh El Hocine, intellectuel et chercheur en sciences religieuses, est né en 1961 à Djeddah, en Arabie Saoudite, tout comme son frère Ghaleb, également spécialiste de l’islam. Il est le fils de cheikh Abbas, membre de l’Association des oulémas musulmans algériens. Il fait ses études à Alger, à l’Institut des sciences religieuses avec l’actuel ministre des Affaires religieuses et des Wakfs, Mohamed Aïssa. Puis il part étudier la théologie islamique à l’université Al-Azhar, au Caire. Au bout de la deuxième année, il quitte l’Égypte pour l’Europe. De 1995 à 2005, il est mufti de Marseille. Nommé par l’Institut musulman de la Mosquée de Paris, il préside le Conseil de réflexion et d’action islamiques (CORAI) et dirige l’Institut supérieur des sciences islamiques à Marseille (ISSI). Soheib Bencheikh est connu pour ses prises de position publiques en faveur d’un islam en phase avec son siècle. Il est aujourd’hui libre de tout engagement. Nous profitons de sa présence à Alger afin de l’interpeller sur des questions tout aussi sensibles les unes que les autres en rapport avec l’islam — mais quel islam ? —, le sous-développement des sociétés musulmanes, le refus de tout débat sur les réformes, le wahhabisme, les mouvements radicaux qui se réclament de l’islam, dont Daesh, El Qaïda, Boko Haram, etc. Il en parle librement au risque de froisser, heurter ou choquer les bien-pensants, loin de tout manichéisme. Au demeurant, il a pour lui l’avantage de la jeunesse et donc le temps de dire certaines vérités aujourd’hui et demain…
Le Soir d’Algérie : J’aimerais d’abord commencer par une question lapidaire : pour vous, qu’est-ce qu’un musulman, un islamiste, un fondamentaliste, un intégriste, un Daeshi ?
Soheib Bencheikh : Vous abordez notre entretien à travers une interrogation sémantique nécessaire pour clarifier un sujet qui est devenu opaque et ambigu, prêtant le flanc à tous les amalgames.
Selon l’étymologie arabe, le terme musulman (muslim) a deux sens suivant le verbe «aslama» s’il est transitif ou pas. Si le verbe «aslama» est intransitif, muslim signifie celui qui adhère à la paix et cesse toute belligérance ou hostilité contre autrui. C’est ainsi que le Coran a qualifié certaines tribus bédouines de «muslims» même si la foi n’avait pas encore pénétré dans leurs cœurs. Si le verbe «aslama» est transitif, «muslim» est celui qui fait don de sa personne à son idéal, le divin qui est la concentration de tous les idéaux. Les deux sens du mot «muslim» se trouvent dans le Coran sans aucun ajout dogmatique ou même théologique. Bien au contraire, le Coran use de ce qualificatif pour désigner des personnes justes et loyales, appartenant à l’histoire juive ou chrétienne, donc bien avant l’avènement de l’islam. Car pour le Coran, le message révélé au Prophète Mohamed n’érige pas une nouvelle religion, mais une explicitation, une arabisation et une adaptation d’un enseignement déjà révélé et connu des nations de jadis. Il ne s’agit pas d’un «appel», mais d’un «rappel» d’une vérité déjà promulguée. Un «islamiste» évoque plus une personne qui utilise ce message propre à tous les croyants à des fins politiques, pour conquérir le pouvoir temporel. Le fondamentaliste rappelle plus le protestantisme, c’est-à-dire aller jusqu’au bout d’une lecture littéraliste, puritaine, qui fait fi de la logique et du bon sens humain. Il applique de façon aveugle les préceptes pris à la lettre ; un fondamentaliste espère une récompense magique ou qui tombe du ciel, car elle n’est pas le fruit apporté par la causalité initiée par ses œuvres.
Quant à «l’intégrisme», il rappelle le catholicisme. C’est vouloir appliquer la religion comme une idéologie globalisante et qui intègre le tout, de la vie quotidienne à la politique. Un «Daeshi» couronne le tout par la terreur et le goût prononcé pour le meurtre spectacle.
Bien sûr, il serait illusoire, sinon présomptueux, d’évoquer, dans le cadre forcément étroit et arbitraire d’une interview de presse, des questions en rapport avec l’islam — surtout celles qui fâchent — qui agitent présentement les musulmans du monde et les non-musulmans d’ailleurs. M. Soheib Bencheikh, vous êtes non seulement un observateur averti des questions religieuses, mais vous vous impliquez aussi dans les débats où les passions prennent souvent le pas sur la raison. Quels sont les risques pour vous ?
Tout ce qui touche à l’opinion publique est passionnel ; pour les deux par ailleurs, opinions musulmane et non musulmane. La première se contente de dire, ça ce n’est pas l’islam alors qu’ils sont appelés à répondre à la question pourquoi, de leur propre patrimoine, histoire, religion, sortent des lectures monstrueuses comme celles de Daesh, Boko Haram, Al Qaïda puisqu’ils se réclament des mêmes textes que l’ensemble des sunnites? C’est grâce à mon ami le linguiste Aberrezak Dourari que j’ai approfondi ma compréhension du concept «orthopraxie». C’est le passage à l’acte ou la mise en pratique d’une orthodoxie qui est préalablement enseignée comme théorie et véhiculée comme conviction. À cet égard, Daesh n’a rien inventé. Hormis son extrême brutalité, ce groupe est l’orthopraxie qui applique à la lettre ce que les sunnites ont toujours pris pour religion. J’évoque le sunnisme et non le chiisme, car Daesh se veut un sunnisme parfait ; cela ne dédouane pas, bien entendu, la théologie chiite de ses propres aberrations.
Je vais plus loin : selon une logique formelle, les factions de Daesh et d’Al Qaïda sont dans le monde sunnite les plus cohérentes : cohérentes avec elles-mêmes, cohérentes avec leur archaïsme et surtout cohérentes avec l’unique version théologico-juridique en vigueur, sacralisée et promue par tous, l’islam officiel en premier. Car au moment où Daesh adopte une pratique puritaine, intégrale et jusqu’au-boutiste de ce qu’il pense «islam», la majorité des sunnites — qui partent absolument des mêmes textes — manifestent, quant à eux, une allure tout à fait schizophrène. Ils opèrent une sélection subjective et probablement inconsciente : ils observent une partie de ces textes, contemplent une autre partie (comme objet d’adoration) et repoussent encore une autre à la zone de l’impensé. Ce que pratique Daesh au grand jour est enseigné et mille fois répété dans toutes les facultés théologiques des métropoles musulmanes ; il peut être vulgarisé par les orateurs de n’importe quelle mosquée et aucun docteur du fiqh (droit musulman) ou du hadith ne peut contredire vraiment une pratique daeshienne ou la qualifier de non musulmane. Il ne peut dire : «Pas comme ça, pas maintenant, pas dans ces circonstances.» Mais il ne dira rien sur le bien-fondé ou la raison d’être de ces pratiques. Il ne dira rien parce que lui-même croit – ou feint de croire — que tout ce que les hagiographies du Prophète et les recueils du hadith attribuent à la première génération de l’islam jouit religieusement d’un statut législatif et dicte la norme à tous les musulmans de tous les temps. Oui, le même corpus juridique sacralisé qui détaille par exemple la manière de prier ou de jeûner pour l’ordinaire des musulmans, détaille également toute sorte de commandements qui statuent pour la guerre avec une vision du monde complètement révolue. Ce corpus est immense : pour le principal, six recueils dont chacun comporte plusieurs volumes ; beaucoup de sunnites aujourd’hui donnent aux deux premiers recueils, Bukhari (mort en 870) et Muslim (mort en 875), le même degré d’infaillibilité que le Coran ! Qui a fixé le statut de ces textes ? Qui les a sacralisés ? Qui les a hiérarchisés les uns par rapport aux autres ? Dieu est-il aussi piètre législateur qui passe obligatoirement par l’épistémê simpliste d’une génération vieille de plus de dix siècles ?
L’activisme militaro-religieux que mène aujourd’hui l’Arabie Saoudite m’amène à profiter de votre présence à Alger pour demander en quoi le wahhabisme est-il différent du malékisme-sunnisme ? En quoi son militantisme est-il si dangereux que l’islam politique au plan de la foi et de la cohésion de la société en matière des droits de la femme, de la tolérance entre les membres de la communauté, des libertés ?
La distinction classique est que chez les sunnites, il y a quatre écoles juridiques et non dogmatiques quant au licite et à l’illicite. Le hanafisme est la première école, le malékisme, le chafiisme et le hanbalisme les trois autres. Cette pensée juridique se situe entre deux pôles extrêmes : la raison et la lettre, le ritualisme, la réflexion logique, cérébrale et la tendance à aller au texte et l’appliquer tel quel. La plus ancienne école est plus rationnelle, c’est le hanafisme, et la plus radicale, la plus ritualiste, le hanbalisme. La première n’élargit pas la base textuelle et s’appuie sur une réflexion faite sur le Coran, c’est-à-dire un raisonnement par analogie. Par contre, le hanbalisme a élargi la base textuelle, il a inclus des centaines de milliers d’adages qu’on a attribués au Prophète deux siècles et demi après sa mort. Tout un océan textuel qu’on nomme hadiths dont ils se sont préoccupés et qu’ils ont parfois sacralisés au détriment d’une réflexion approfondie sur le Coran. Le hanbalisme était presque mort. Aux XVIIIe et XIXe siècles, on ne parlait que de trois écoles, le hanbalisme était cantonné dans le désert de Najd, dans l’actuelle Arabie Saoudite.
Le grand sociologue Gustave le Bon (mort en 1931) n’a cité dans son ouvrage La civilisation des Arabes que trois écoles sunnites ne voyant pas l’intérêt de mentionner le hanbalisme confiné dans un îlot en plein milieu du désert d’Arabie. Mais avec l’afflux des pétrodollars et la réussite politique de la famille Al Saoud, le wahhabisme est devenu un néo-hanbalisme. Le hanbalisme mort est ainsi ressuscité dans le wahhabisme qui s’allie parfois avec l’islam politique qui veut conquérir le pouvoir avec un aspect juridique wahhabite ou salafiste qui veut dire retour aux premiers, précédents, pionniers, «salaf». Mais aujourd’hui, le salafisme signifie un wahhabisme plus élaboré par El Albani, El Otheimine, etc.
Justement, je vous fais part de mon étonnement quant à la déclaration de notre ministre des Affaires religieuses – personnage de l’État donc – sur les dangers du wahhabisme lui opposant l’islam de Cordoue…
Le wahhabisme est une tumeur maligne qui ronge le corps de l’islam traditionnel. Certes l’islam traditionnel est décalé et en retard par rapport à son siècle, mais en tout cas il demeure paisible et producteur de sens ; c’est l’islam de nos parents. Le wahhabisme ce n’est pas l’islam traditionnel, mais une maladie en pleine activité. Déjà cet islam traditionnel qui était conscient de l’anachronisme de ses réponses a entamé de l’intérieur une réforme incarnée dans l’œuvre théologico-sociale d’un Mohamed Abduh en Égypte ou d’un Ben Badis en Algérie. On peut revenir, si vous le souhaitez, sur les raisons de l’échec ou de la non-poursuite de ce réformisme. En tout cas, le wahhabisme ne s’oppose pas qu’à l’islam algérien, comme semble le dire le ministre, mais à l’islam tout court, de Jakarta jusqu’aux minorités musulmanes des métropoles des pays occidentaux.
Est-ce que tous les pays musulmans ont pris conscience des dangers du wahhabisme comme vous l’expliquez ?
Non ! Votre question m’intéresse énormément. C’est le plus grand danger qu’un musulman puisse encourir, car c’est une maladie très complexe et très sournoise. Elle assèche l’esprit, renverse les valeurs, réduit l’éthique à la peur de l’enfer et au désir sensoriel et charnel du paradis. Mais le pire dans cette psychopathologie, c’est que le malade se voit sain et porteur de guérison au monde. Non seulement cette épidémie fauche les musulmans et diabolise leur religion, mais elle est devenue une réelle menace contre l’humanité.
Les États et les sociétés arabes ne sont même pas conscients de la gravité et de l’urgence de la situation. Ainsi l’Arabie Saoudite se préoccupe plus des Houthis au Yémen et s’enlise dans une guerre contre eux. Et la Turquie d’Erdogan déclare la guerre contre le terrorisme, mais frappe les Kurdes, et que les Kurdes sont eux-mêmes en lutte existentielle avec Daech ! Le salafisme, passé au terrorisme ou pas, progresse partout même en Occident, à tel point qu’un jeune musulman en France, par exemple lorsqu’il veut pratiquer sa foi, ne trouve devant lui que la version salafiste qui occupe aujourd’hui la majeure partie de l’espace cultuel et qui risque de mener directement vers le crime. Entre le salafisme et le djihadisme, la frontière est flexible et poreuse. On ne naît pas djihadiste, on le devient, ou par frustration, comme c’est le cas des anciens adeptes de Saddam en Irak, ou l’on progresse par étapes : on commence d’abord par un certain rigorisme dans la pratique puis on épouse une posture salafiste puis on balance dans le djihadisme.
A propos de la mosquée de Paris dont on dit qu’elle allait être achetée par l’État algérien, selon le ministre des Affaires religieuses, ce qu’a tout de suite démenti d’ailleurs son recteur Dalil Boubekeur…
La mosquée de Paris n’a jamais été achetée par qui que ce soit. Le terrain a été offert par la mairie de Paris en reconnaissance aux soldats musulmans en majorité algériens qui ont péri durant la Première Guerre mondiale. Sa construction dans les années vingt a été financée par l’impôt algérien dit «Benghebrit» en référence à son premier recteur. L’association qui possédait et qui gérait la mosquée était algérienne de juridiction malékite et qui faisait partie des habous algériens. Ce n’est pas d’un achat qu’il s’agit, mais d’une récupération d’un habous après l’indépendance.
Membre fondateur du Conseil du culte musulman en France, quelle est votre position concernant la proposition de création d’un conseil religieux de l’islam ?
Quoique membre fondateur dit «personnalité qualifiée», j’ai démissionné de ce Conseil afin de ne pas cautionner la pratique de M. Sarkozy qui voulait lui aussi jouer la carte de la religion, qui plus est, dans un pays où prévaut la séparation de l’Église et de l’État, où la Constitution interdit au politique de s’immiscer dans les affaires propres d’une religion. Mais dès la création du Conseil du culte musulman, le choix n’a pas porté sur des gestionnaires compétents et des théologiens imprégnés de l’esprit de modernité en mesure de mener une œuvre pédagogique et d’éclairage au sein de la communauté, et afin que le discours et le culte musulmans épousent la réalité de la cité si plurielle et sophistiquée. Ça n’a pas été le cas. M. Sarkozy a préféré suivre ce qu’il lui a semblé comme majorité visible, même radicale, même extrémiste.
Faisons attention, il ne s’agit pas ici de la mise en place d’une machyakha ou d’une représentation religieuse qui s’apparente à une église ou à un clergé. L’islam ne connaît pas de papauté ni de prêtrise. Il est un message véhiculé par des consciences librement et individuellement engagées. En islam, on ne peut ni faire carrière ni être fonctionnaire de Dieu.
Vous épinglez l’État dans l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques sous le couvert de la protection de la religion contre les dérives de la récupération par des muftis autoproclamés, des groupes incontrôlés et autres sectes ?
En matière confessionnelle, l’Etat doit rester neutre devant tous les citoyens, croyants ou pas, musulman ou pas. C’est l’État de tout le monde, c’est un contrat entre nous tous qui reflète notre possible coexistence et gère nos différences. Quant à l’exercice du culte, l’État doit l’assurer dans la dignité et dans la beauté. Non pas parce que l’Etat partage la vérité de ce culte, il le fait parce qu’il s’agit d’un besoin citoyen au même titre que d’autres besoins en matière d’éducation, de culture, ou des arts. C’est ma conviction, je suis peut-être un penseur libre, mais qui n’a de compte à rendre qu’à sa conscience.
Mais franchement, peut-on imaginer un désengagement de l’État vis-à-vis des questions religieuses sachant qu’à toutes les époques de l’histoire, religion et pouvoir ont fait cause commune, l’Église romaine étant le précurseur de cette alliance entre la foi et le glaive. La laïcité serait-elle la panacée ?
L’État ne doit pas prononcer la fetwa et dire suivez telle école et ne suivez pas telle autre. C’est le travail de la société civile qui doit dégager des instances chargées de réfléchir sur les questions théologiques. L’État doit s’intéresser aux affaires cultuelles et répondre à toute demande citoyenne musulmane ou pas, en l’occurrence musulmane puisque la majorité écrasante dans un pays comme l’Algérie, c’est l’islam. Ce n’est pas au gouvernement, au ministre des Affaires religieuses ni au Premier ministre de dire voici la voie à suivre dans un débat islamo-islamique. C’est une réflexion libre et un effort affranchi de toute tutelle politique ou administrative.
Ce n’est pas à l’État de définir l’orthodoxie et de la distinguer de l’hérésie. L’État ne doit pas et ne peut pas pénétrer dans les consciences qui, par nature, échappent aux décrets et aux lois. Sinon on crée une surenchère superficielle, une religiosité de façade où l’islam devient plus une hypocrisie et un carriérisme qu’un engagement éthique émanant de la conviction intime.
Nous voici de plain-pied dans le dogme islam religion et État (el islam dine ouadawla)…
Qui a dit ça ? Cette affirmation peu spirituelle ne figure ni dans le Coran ni dans le prétendu hadith attribué au Prophète. Ce que je sais c’est que la religion est un engagement libre alors que l’État exerce ses prérogatives de façon souveraine et même à travers la contrainte légale. Il convient de vérifier d’où vient cette affirmation.
Le Coran ainsi que l’arabe de l’époque de la Révélation emploient le mot «amr» dont le pluriel est «umûr» pour désigner la décision politique. C’est de ce même substantif que dérive «amir» (émir) et «imara» (émirat). Le Coran est très explicite lorsqu’il laisse le «amr» au siècle ; «wa ‘amruhum shûrâ baynahum», leur décision politique, ou leurs affaires temporelles naissent de leur propre concertation. Ainsi chaque groupe humain, chacun selon sa raison, chacun suivant ses intérêts, s’organise et établit la gouvernance de son choix, pourvu que la grande éthique coranique soit librement exprimée. Le Prophète de l’islam n’a laissé après sa mort que son message. Ni calife, ni émir, ni sultan. Toute forme d’État — ou absence d’État — produite par les musulmans relève de l’histoire et non de la Révélation.
Parlez-moi plutôt de religion et de vie (dine wa hayât), et j’en suis le premier adepte.
L’histoire nous renseigne sur les réformateurs précurseurs de la fin du XIXe début du XXe siècle, représentés par le tandem Djamel Eddine El Afghani-Mohamed Abduh, tous deux obligés, au bout du compte, presque à se déjuger face aux pressions dont ils furent l’objet…
Le réformisme musulman est l’école de pensée dont je suis directement issu de par mon père et maître, cheikh Abbas, ami et disciple de Ben Badis. Or, cette honorable filiation ne m’empêche pas d’apporter quelques critiques de fond pour expliquer l’émoussement de ce mouvement dans l’islam d’aujourd’hui.
D’abord, les réformistes, hormis les fondateurs tels Abduh en Égypte, Ahmad Khan et Mir Ali en Inde et Ben Badis en Algérie, se sont contentés d’un concordisme fragile dont l’objectif est de marier hâtivement ce qu’ils ont appelé «authenticité» et «modernité» (asâla wa hadâtha). Cette synthèse, laconique et très connue à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, émanait d’éminents oulémas venant de la sphère religieuse et non de la pensée séculière.
Ce travail exégétique et réformateur a tout de même suscité un grand intérêt et une réelle poussée de sécularisation, notamment dans les grandes métropoles des pays musulmans. Ce phénomène qui a duré un siècle environ a porté le nom de Nahda (renaissance). Toutefois, la démarche s’avère un peu simpliste. L’«authenticité», pour ces réformistes, n’était autre que le produit exégétique et théologique du salaf, les doctes pionniers du premier siècle de l’Hégire ; la «modernité», quant à elle, s’identifiait au progrès des sociétés occidentales importé tel quel. Ce jumelage est davantage un syncrétisme hybride que la création d’une pensée originale qui s’abreuverait de ces deux sources. Dans le domaine purement islamique, les réformistes ont rarement évoqué les fondements du droit musulman (usûl al-fiqh) ou les fondements des sciences religieuses (usûlal-dîn). Les plus audacieux et les plus rigoureux n’ont orienté leur réflexion que sur ce qu’on appelle al-furû’ (la pratique ou les branches des sciences religieuses), à savoir les résultats obtenus jadis de l’application de ces mêmes fondements, afin de voir comment leur apporter les modifications nécessaires. Pourtant tous les logiciens sont d’accord : l’application des mêmes méthodes produit nécessairement les mêmes résultats. Par ailleurs, et ce sera la cause essentielle de l’extinction du réformisme, celui-ci s’est identifié volontiers au mouvement nationaliste et libérateur qui luttait pour l’indépendance politique des pays musulmans. Dès que ces pays ont reconquis leur souveraineté nationale, il semble que le réformisme ait perdu alors son souffle, incapable de continuer son œuvre réformatrice proprement religieuse.
En effet, le réformisme a fini tragiquement par l’étatisation de son mouvement. Il est notoire que toutes les hautes fonctions de l’«islam officiel» à la solde du pouvoir ont été confiées aux grands dignitaires réformateurs. Parler aujourd’hui du réformisme à ces musulmans profondément dégoûtés et frénétiquement révoltés contre le manque de droits politiques et économiques évoque spontanément en eux un islam complice des régimes coupables et comptables de misérables situations.
Cette démission des réformateurs a favorisé, entre autres facteurs, la dérive de l’islam populaire vers des formes plus radicales, plus obscurantistes et politiquement orientées.
À l’exception de cette parenthèse du réformisme (XIXe et première moitié du XXe siècle), les sociétés musulmanes refusent toujours d’ouvrir les vrais débats. Au contraire, soulever aujourd’hui publiquement des questions qui touchent à la réforme religieuse c’est encourir les blâmes et les accusations les plus invraisemblables des islamistes : c’est se mettre à la solde de l’Occident, servir les intérêts américains, être en connivence avec l’ennemi sioniste, ou s’avérer simplement renégat méritant ainsi la mise à mort légale comme le stipule d’ailleurs le vieux corpus théologico-juridique qu’ils ont sacralisé.
Mohamed Abduh, Djamel Eddine El Afghani, Mohamed Sayah (Inde), Malek Bennabi, Mohamed Arkoun n’avaient de cesse d’appeler à la réforme de l’islam pour le salut de la civilisation musulmane. Quel serait l’impact de leurs idées novatrices dans la société tant elles s’apparentent à un échange épistolaire entre lettrés érudits ?
En ce qui me concerne, je viens de résumer sommairement cet échec. Par ailleurs, je ne sais pas si les personnes que vous citez étaient d’un élitisme qui les coupait des classes populaires. À l’exception de l’Égyptien Mohamed Abduh ainsi que de Bachir Ibrahim qui étaient d’une érudition étonnante, le réformisme était aussi véhiculé et propagé par des militants en contact avec une population qui avait besoin des rudiments de base d’alphabétisation. L’Association des oulémas algériens avec ses quelques centaines de cheikhs et milliers d’instituteurs dispensaient des cours dans des locaux parfois improvisés ou des hangars désaffectés. Pour rappel, leur effort de sauvegarder la langue arabe ne traduisait aucunement une hostilité ou une aversion envers le français ou toute autre langue vivante d’aujourd’hui ; bien au contraire, ils ont incité et même envoyé leurs propres enfants à l’étranger pour puiser un maximum de sciences et de connaissances. C’était ainsi le cas des membres les plus éminents tels El Mili, Tébessi, El Ibrahimi, Kheireddine, Abbas Bencheikh El Hocine ou Hammani.
On vous retrouve donc dans cette quête renouvelée d’un islam réformé en phase avec les contraintes de diverses natures de la vie moderne. Grave sujet et d’une profonde sensibilité. Dès que l’on évoque l’avenir de l’islam, cela provoque des crispations, suscite les passions. J’ai envie de vous demander de quel islam parlez-vous, quel islam voulez-vous ?
A défaut de clergé qui accapare et définit le dogme, la seule autorité dans la religion musulmane est le Coran, c’est-à-dire le texte. Mais qui dit texte dit un objet par définition interprétable. Or, le seul outil que possède l’homme pour interpréter un texte est son intelligence. Celle-ci, inévitablement, se nourrit et se développe dans un espace précis. Si je vis en Occident, je vais lire le Coran de manière à ne pas me marginaliser en Occident. Si je vis en Orient, je lirai certainement ce même texte sacré à travers les problèmes et les attentes d’un Oriental. Ainsi, chaque génération, chaque groupe habitant une région, lit le Coran avec ses propres soucis et ses réelles aspirations. C’est ici que le temporel avec son caractère changeant intervient dans l’intemporel, intangible et éternel. Cette brèche n’est pas le fruit du hasard ou d’une manœuvre qui vise à forger ou à forcer le texte. Bien des versets coraniques incitent le musulman à renouveler sa compréhension, et surtout à ne pas se contenter des résultats obtenus par les ancêtres. Cette perpétuelle interprétation du texte sacré ne se fait pas sans balisage afin de ne pas dire toute chose et son contraire dans la même exégèse. La question est : quelles sont les limites de cette interprétation et jusqu’à quel point peut-on s’éloigner du sens premier ou littéral du texte ? La seule chose qui balise la démarche de l’exégète est le «ma’rouf». Le «ma’rouf» est un terme coranique qui signifie «le connu et le reconnu comme bien». Mais connu et reconnu par qui ? Le «ma’rouf» est une reconnaissance du bien partagée par l’intelligence dominante dans une époque et dans une société données.
La quasi-totalité des recommandations coraniques, comme le stipule le Coran lui-même, se relativisent lors de leur compréhension et de leur application par cette reconnaissance unanime du Bien. C’est une notion d’éthique, donc relative et changeante, ce qui assure à l’islam une extrême souplesse et une éternelle jeunesse.
Vous vous interrogez, dans la lignée de Mohmed Arkoun, non reconnu chez lui en Algérie, Malek Bennabi et son disciple Nouredine Boukrouh et les autres penseurs sur l’islam et ses perspectives. J’ai l’impression que vous êtes dans une grande solitude. Cela donne de beaux livres de bibliothèque, mais qu’en est-il de l’impact de leurs idées par rapport à la configuration sociologique de la société d’aujourd’hui ?
C’est gentil et généreux de votre part de me classer parmi ces illustres penseurs. Ces hommes ne sont pas des démagogues ou des politiciens à la quête du plus grand nombre d’adhérents. Ils font état de leurs convictions en tant que résultats de recherche, souvent impopulaires, sans se soucier de comptabiliser le nombre des adeptes et des sympathisants. Le livre La généalogie de la morale, du grand philosophe allemand Nietzsche, n’a été édité qu’à une centaine d’exemplaires alors que sa pensée a teinté par la suite la production intellectuelle de l’Occident durant tout le XXe siècle. Il n’est pas impossible qu’un Arkoun soit un jour le précurseur d’une école et l’initiateur d’un grand débat qui marqueront les temps à venir.
Plus d’un demi-siècle après la cascade des décolonisations, voici revenues les anciennes puissances qui veulent reprendre leurs «biens», c’est-à-dire les ex-colonies. L’animateur du dialogue de religions que vous êtes et opposé à la notion de choc des civilisations est-il surpris par ce regain d’arrogance des pays «chrétiens», anciens colonisateurs ? Cela signifie-t-il l’échec de ce dialogue par rapport à la toute-puissance des forces de l’argent ?
À part une toile de fond ou une généalogie morale, il m’est très difficile de qualifier l’Occident de chrétien, plus précisément la France le pays le plus sécularisé, le plus areligieux de l’ancienne chrétienté. Il faut rappeler que la France a payé très cher pour s’arracher des griffes de l’Église. Le progrès a été au détriment de l’hégémonie de l’Église. Jules Ferry a réussi dans sa politique quand il a laïcisé l’école en l’arrachant des mains des jésuites. Dans une vision historique, le progrès s’est fait en parallèle avec le retrait du pouvoir clérical. Notre relation avec l’autre ne doit pas être binaire : eux — nous, islam — christianisme, Orient-Occident, Nord-Sud, etc. Il y a eu des intérêts financiers à la base de la mondialisation, mais qui a entraîné avec elle la libre circulation des idées, des pensées, des points de vue. Aujourd’hui, les idées les plus contradictoires, les plus inassimilables se côtoient et interfèrent. Les frontières des nations ne sont plus des frontières de religions. Le Nord et le Sud désignant les pays riches et les pays pauvres sont partout. Et l’on retrouve cela aussi bien à New York qu’à Pékin. L’Orient et l’Occident, aujourd’hui c’est partout. Nous avons l’Orient à Paris et l’Occident à Riyad. Aujourd’hui nous vivons avec l’autre sans nous déplacer, il suffit d’appuyer sur un bouton. Nous commençons par partager le même dialecte, la même éthique. Nous allons tous vers une cohabitation universelle qui démarre de l’individu et va vers le groupe humain. Les Algériens ne «roulent» plus les «r» grâce à la télé. L’accent marseillais n’est plus d’usage à Marseille. Ce qui est chanté comme tube dans n’importe quelle radio FM parisienne est dansé sur les plages de Dakar et ailleurs ! Si vous voulez manger marocain vous trouverez ses meilleurs plats à Tokyo. C’est la mondialisation. Sur le plan des idées, c’est plus rapide qu’un objet matériel, car il suffit d’un clic.
La casse de l’Irak, la Syrie, la Libye…
Mais c’est nous qui les avons cassés ! Kadhafi c’est le produit de notre culture tribale, et Daesh émane d’une lecture wahhabite misanthrope de l’islam. Ibn Taymiya n’est pas une fabrication de la CIA.
Si je vous suis, les interventions dans les pays cités n’ont rien à avoir avec des croisades ?
Je ne le crois pas. Je sais que dès qu’un pays met en place un ministère des Affaires étrangères, il cherche à influencer l’autre par sa culture, défendre ses propres intérêts et exploiter au maximum l’extérieur. Les Français et les Américains le font et j’aurais souhaité que l’Algérie fasse de même, car il y a des centaines de milliers de jeunes Français qui mythifient leur pays d’origine, l’Algérie. Oui, il est naturel qu’un pays utilise sa diplomatie pour exploiter des situations à son profit.
Il y a une atomisation du monde musulman entre les pays qui le forment et à l’intérieur de ces pays. J’ose la question sur l’absence d’autorité religieuse suprême, rôle que ne peut jouer la Conférence islamique, présidée de droit par le roi du Maroc, commandeur des croyants…
L’aire musulmane n’est pas une entité politique, à moins que vous vouliez l’établissement d’un califat de facture moyenâgeuse ! Moi, je veux dans mon pays un État de droit qui éduque mon enfant et offre un emploi à ma fille et que nos produits envahissent les marchés occidentaux. Je veux un État qui me rend fier et respecté partout où je vais dans le monde. Pour se sortir des guerres, l’Europe a dû se débarrasser de la notion de la «chrétienté» et du «Saint-Empire»… Aujourd’hui, les pays européens sont des États de droit. L’État de droit n’a ni race ni religion, mais il protège toutes les «races» et toutes les religions.
Vous avez eu à rencontrer le penseur de l’islam Tariq Ramadan – petit-fils de Hassan El Banna, fondateur du mouvement des Frères musulmans en Égypte –, coqueluche des médias français. Votre jugement sur le personnage est sans appel, parce qu’il n’a pas fait avancer la cause de l’islam et vous dites : «Un intégriste qui a une vision totalitaire, un crime que de le mettre en contact avec la jeunesse»…
Je ne sais pas s’il est un penseur ou s’il a des idées fortes à défendre. Il est accusé de pratiquer le double langage puisqu’apparemment il change son discours selon que son auditoire soit musulman ou pas. Mais pour moi l’homme est tout simplement un islamiste, c’est-à-dire il utilise l’islam à des fins politiques. «Man chabaha abahou fa ma dhalam», c’est le petit-fils de Hassan El Banna et il ne le renie pas. Au contraire, il va jusqu’à l’honorer au détriment de la vérité historique, ce qui relève de l’escroquerie intellectuelle. Et d’ailleurs il a intitulé sa thèse de doctorat qu’il n’a pas soutenue : «Le réformisme musulman, d’El Afghani à El Banna» en incrustant sans pudeur El Banna parmi les illustres noms de la Nahda ! Ce monsieur qui n’est pas un théologien ne fait que galvaniser les jeunes musulmans en mal d’identité, c’est-à-dire les jeunes Franco-Maghrébins des banlieues en flattant leur sentiment religieux.
Bref, laissez-moi finir notre entretien (dardacha) par une note plutôt optimiste. Ma conviction est que les musulmans ne pourront plus fuir éternellement le vrai débat. Acculés par la succession des atrocités de Daesh et compagnie, ils finiront tôt ou tard par admettre que la cause de la crise ne procède pas d’un complot bien machiné par les non-musulmans ; ce terrorisme dans ses formes les plus abjectes est bien le produit de leur terroir. Il vient de cette sous-culture, de cette frilosité identitaire et de cette théologie caduque et longtemps sclérosée. Devant la succession des évènements, ils ouvriront peu à peu la porte aux vents de la sécularisation de nature à favoriser la privatisation de la foi et à promouvoir la conscience individuelle.
Source : http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2016/04/12/article.php?sid=194627&cid=50
Source de l’illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File%3ASoheib_Bencheikh.JPG