Fethi Benslama: “On fabrique de la chair à jihad industriellement”
Le psychanalyste Fethi Benslama analyse dans son dernier ouvrage, “Un furieux désir de sacrifice”, les ressorts inconscients du désir de mort qui habite les nouveaux jihadistes happés par l’imaginaire fanatique d’un autre monde meilleur. Il appelle à prendre au sérieux la détermination de l’ennemi.
Ces derniers temps, pas mal d’ouvrages ont été publiés sur la radicalité islamiste et le phénomène du jihadisme. Ils se heurtent tous à la question du “désir sacrificiel” de certains jeunes au nom de l’islam. L’ambition de votre livre est-elle de permettre de comprendre ce désir de mort ?
La radicalisation a été étudiée en France exclusivement par les sciences sociales. Or, ignorer le plan de la psychologie individuelle, c’est ne rien comprendre à ses motifs profonds. Je propose dans ce livre d’en approcher les ressorts psychiques à partir de mon expérience clinique, en articulation avec la dimension collective. La radicalisation est en effet, une condensation de plusieurs facteurs, ce qui nécessite le croisement des regards et des savoirs. Je pars du fait que les deux tiers des personnes signalées comme radicalisées ont entre 15 et 25 ans, et dans certains cas moins de 15 ans. Il s’agit de la tranche d’âge de l’adolescence telle qu’elle est devenue à l’époque contemporaine : elle commence de plus en plus tôt et se prolonge de plus en plus tard dans la vingtaine. C’est le temps d’une traversée subjective qui se caractérise par des difficultés normales plus ou moins importantes, et parfois par des troubles psychopathologiques. J’ai essayé de montrer comment l’offre de radicalisation, qui passe par internet et les réseaux sociaux, utilise les difficultés et les troubles de cette traversée pour capter les jeunes. J’ai travaillé pendant quinze ans dans un service public en Seine-Saint-Denis; ces jeunes je les ai rencontrés et j’ai vu certains d’entre eux dans des états dépressifs et dépréciatifs d’eux-mêmes, dans une errance, dans un désespoir de leur monde. Lorsqu’ils rencontrent l’offre de radicalisation qui leur propose un idéal total, une mission héroïque au service d’une cause sacrée, ils décollent, ils ont l’impression de devenir puissants, leurs failles sont colmatées, ils sont prêts à monter au ciel. La radicalisation est en quelque sorte un traitement de leurs symptômes, d’autant plus opérant que la fanatisation les transforme en automates religieux, ils perdent leur singularité. Lorsqu’ils sont enrôlés dans un groupe, là le piège de l’emprise se ferme sur eux, ce n’est pas seulement un processus de soumission, mais de dilatation des limites de l’individu, il se crée un corps collectif qui favorise la mégalomanie de chacun, les suicidaires peuvent alors s’auto sacrifier.
L’offre de radicalité islamiste joue-t-elle sur les mêmes ressorts que l’offre de radicalité d’extrême gauche dans les années 70 ?
Certains aspects se ressemblent, mais pas tous. La différence réside dans la dimension religieuse de l’engagement et dans l’état de guerre qui existe dans plusieurs pays du monde musulman et qui crée des points d’appel au feu. Les groupes de l’extrême gauche européenne devaient créer eux-mêmes leur état de guerre et le déclarer. Dans la situation actuelle, les terrains de guerres sont nombreux avec leurs horreurs, dont les images sont diffusées et utilisées pour lever chez les jeunes le sentiment de l’intolérable et le sursaut moral chevaleresque. De plus, dans les années 70, il n’y avait pas les moyens de communication actuels, accessibles à tous. Avec un banal téléphone portable, on devient émetteur et récepteur de tout et de n’importe quoi, n’importe où et n’importe quand. C’est hallucinant. Nous sommes baignés en permanence dans un océan d’images, comme si nous rêvions éveillés. Notre monde est devenu imaginal, fabriqué par chaque humain télé augmenté. En ce sens, la radicalisation s’est privatisée et s’est accrue en corrélation avec les techniques de la communication sans limites. On pourrait donc parler du jihadisme pour tous. Il en résulte que les preneurs de l’offre sont des jeunes de plus en plus fragiles psychologiquement. Avant, les groupes d’extrême gauche, les nationalistes radicaux, les groupes fascistes, ainsi que les jihadistes étaient formés idéologiquement et encadrés, aujourd’hui c’est de la génération spontanée. La conversion est très rapide et se fonde sur des rudiments religieux, car la fabrique du terrorisme n’est plus regardante sur le recrutement. C’est pour cette raison qu’il y a eu ces cas de terroristes mal formés : celui qui s’est tiré une balle dans le pied en préparant un attentat contre une église, celui qui s’est fait neutraliser dans le Thalys alors qu’il avait une kalachnikov entre les mains, celui qui s’est fait exploser deux rues plus loin, parce qu’il n’a pas pu accéder au grand stade de France, et bien d’autres qui attendent le jouet mortel ou croupissent en prison d’avoir mal étudié le manuel pour terroriste amateur. Ce ne sont pas des “gogos”, comme le dit Boris Cyrulnik, qui se croit autorisé de parler de tout, probablement sans jamais avoir rencontré un islamiste radicalisé. Ces jeunes ne sont pas naïfs, mais fanatisés, ils sont déterminés et dangereux, il faut prendre au sérieux l’ennemi. En fait, on ne prend plus le temps de les former, la matière humaine est profuse, on fabrique de la chair à jihad industriellement. Depuis la disparition des grandes utopies laïques, la jeunesse n’a plus d’idéaux palpitants, ce sont les plus fragiles qui ne trouvent plus les moyens de sublimer leurs pulsions dans des causes politiques communes. Il se crée des inégalités dans le partage des idéaux du vivre ensemble et c’est dangereux pour la cohésion d’un pays. Il faudrait beaucoup de « Nuit debout » pour remettre en route le partage des idéaux politiques vivants et non ceux de la langue de bois et du replâtrage. Il faut rappeler que 25 % des radicalisés ne viennent pas de familles musulmanes, la proportion monte à 40 %, si on considère ceux qui sont issus de familles musulmanes sécularisées.
On peut se radicaliser sans devenir un tueur ou un martyr. Comment comprendre que certains acceptent de donner la mort ou de mourir ?
En effet, toute radicalisation ne se traduit pas par la violence, sinon nous aurions des centaines de milliers de tueurs et pas seulement du côté jihadisme. Mais l’une des valeurs de l’occident moderne, probablement la plus sacrée, celle de la vie, nous voile la réalité ordinaire du désir de mourir et des passages à l’acte. Il y a en France, chaque année, environ 200.000 tentatives de suicide, 10 000 personnes en meurent, dont 1000 jeunes. Mon hypothèse est que la radicalisation violente consiste à transformer en autosacrifice des pulsions suicidaires chez des jeunes happés par l’imaginaire fanatique d’un autre monde meilleur, et d’un au-delà merveilleux. Il faut garder à l’esprit que l’une des difficultés du passage adolescence est le trouble des limites entre la vie et la mort. Certains font des tentatives de suicide, mais ne veulent pas mourir, ils aspirent à devenir d’autres personnes en traversant la mort. Après tout, la résurrection est un fondement de la foi chrétienne. Devenir un autre en allant au bout de soi-même, c’est aussi la visée des sports et des aventures extrêmes. D’autre part, il y a des délinquants qui sont prêts à anoblir leurs pulsions antisociales en actes héroïques au service d’une cause suprême. Ils peuvent donc poursuivre leurs exactions au nom d’une loi supérieure, et quoi de plus haut que Dieu ? Il se trouve qu’il y a des suicidaires qui sont en même temps des délinquants et qui veulent se recycler en tuant et en se tuant ; ils se purifient avec le sang des autres. Voilà ceux que la propagande de Daech capte dans ses filets. Un jour, un jeune dans état d’indifférence glaçante m’a dit : “je suis déjà mort, rien ne peut plus m’arriver”. Quelle puissance dans l’impuissance ! Nous savons cliniquement qu’il arrive que des personnes meurent subjectivement, tout en restant vivantes. Nous appelons cela la mort du sujet. Le vivant-mort acquiert une puissance extraordinaire, s’il est recruté pour une cause sacrée et transformé en une sainte arme de destruction de masse.
La propagande d’Al-Qaïda et surtout celle de Daech ont utilisé le ressort du désir et de la facilité de mourir, c’est pourquoi beaucoup de jeunes enrôlés dans le jihadisme répètent les mêmes formules “la mort c’est comme un pincement “, “nous aimons la mort comme vous (les occidentaux) vous aimez la vie “, etc. Ils prétendent que c’est l’islam. Mais les musulmans n’aiment pas la mort, et le martyr dans la tradition n’est pas quelqu’un qui veut mourir, mais qui trouve la mort en combattant. Il y a donc eu des musulmans qui ont transformé le martyre en un but en soi. Kant disait de l’islam qu’elle est une religion du courage, mais des musulmans l’ont changé en religion de la sauvagerie. C’est ce que j’appelle le « surmusulman ». Les musulmans dont le fondement éthique de leur religion est l’humilité doivent lutter contre le surmusulman, non par l’humilité de l’humilié qui se venge, mais par l’humilité de l’humble, sans ressentiment. En fait, sous l’apologie de l’amour de la mort, qui est aussi un vieux slogan fasciste (“Viva la muerte”), il s’agit du schème hégélien dialectique de la lutte entre le maître et l’esclave. Le maître est celui qui est capable de risquer sa vie. En acceptant de mourir, il acquiert une puissance qui subjugue celui qui craint de mourir, veut rester vivant et accepte la soumission. C’est ainsi que l’islamisme violent veut prendre le pouvoir en transformant les jeunes en maîtres de la mort.
La sidération en Europe autour de la motivation de ces nouveaux jihadistes tient-elle au fait qu’on ne comprend pas ou plus ce que peut offrir “l’espérance religieuse” ?
Ce qu’on appelle religion dans l’occident sécularisé, aujourd’hui, se limite à l’individu, à des groupes de communion temporaires, aux lieux du culte, à une mémoire et à des symboles, bref un passé désactivé de sa puissance. Ailleurs, dans la majeure partie de l’humanité, la religion a une effectivité qui traverse et organise toute la vie commune au présent. C’est un pouvoir sur les âmes et sur les êtres dans la réalité. Dans les pays sécularisés, l’espoir est placé du côté du progrès social, dans le monde sous l’empire de la religion, mise à part la charité, l’espérance religieuse est en vue de la mort, en tant qu’elle donne accès au monde éternel. Donc quand on parle de religion ici et là-bas, il arrive que l’on soit piégé par un mot qui ne correspond pas à la même réalité anthropologique. Ceci étant, l’occidentalisation du monde qui a commencé avec le colonialisme et se poursuit avec la mondialisation actuelle, sécularise d’une manière irrépressible l’humanité à travers le même modèle technoscientifique et économique. C’est pourquoi il y a tant de réactions identitaires et de demandes de sens dans le monde. Or, historiquement, l’islamisme, né il y a plus d’un siècle, correspond à la perception par des musulmans du danger de la sécularisation et de l’occidentalisation. L’islamisme s’est présenté comme une défense de l’islam, face aux expéditions militaires occidentales et à l’arrivée avec elles des Lumières. Sous un certain angle, les Lumières signifient l’émancipation de ténèbres religieuses. L’islamisme est une mobilisation de la puissance religieuse contre la sécularisation, qui vient d’un occident qui a désactivé Dieu, mais aussi en interne contre des musulmans qui sont devenus partisans des Lumières et qui veulent que leurs sociétés soient gouvernées uniquement par la raison politique en tant que sphère autonome. D’où le fait qu’aux expéditions armées occidentales, se sont ajoutées des guerres civiles entre musulmans. Plus la sécularisation interne avance et plus l’islamisme devient virulent et auto-immunitaire, au sens où un organisme se détruit en se défendant. L’islamisme est avant tout menaçant pour les musulmans et pour leur civilisation. C’est un fondamentalisme comme on en trouve dans toutes les religions, sauf que celui-ci a été armé dans le jeu géopolitique entre grandes puissances et puissance régionales.
Qu’est-ce que la figure du surmusulman que vous décrivez dans votre livre et qui peuple les nouveaux jihadistes ?
L’islamisme a voulu rendre les musulmans capables de résister par tous les moyens religieux à l’occidentalisation du monde musulman. Il a installé dans leurs esprits l’idée de la défection, de la trahison, de l’humiliation et de la culpabilité, et en réaction a prêché la nécessité d’expier, de retrouver la pureté et la piété des ancêtres (le salafisme). Il appelle le musulman à devenir toujours plus musulman qu’il n’est, à en faire la démonstration sur son corps, dans ses manières, par son discours, à travers son mode de vie. C’est l’intensification du fétichisme religieux qui peut être impressionnant, mais aussi ridicule. On peut rencontrer le surmusulman sous la forme de tendances seulement, mais aussi des hommes ou des femmes qui l’incarnent complètement.
Il faut accorder particulièrement attention à la situation des femmes et à la propagation de leur voilement actuel, qui a été précédé d’un dévoilement généralisé à partir des années 50. La femme a été l’un des principaux vecteurs de la sortie du monde traditionnel musulman. Elles étaient confinées dans l’enclos domestique, exclues du monde extérieur, elles étaient considérées comme un objet sexuel total et de ce fait dangereuses pour l’ordre social religieux. Mais en une cinquantaine d’années, on les retrouve partout dans l’espace public. De ce point de vue, on peut parler d’une émancipation partielle des femmes qui s’est produite dans tous les pays musulmans. Or, le discours islamiste tient les femmes pour responsables du changement qui a cassé l’ordre traditionnel gouverné par la religion. En vérité, il n’a pas tort, les femmes sont la subversion de l’islam. Mais alors beaucoup d’entre elles ont intériorisé l’accusation et les reproches, la culpabilité et le désir de racheter leur transgression par le voilement. C’est un mouvement de fond qui dépasse la conscience féminine, car les femmes ont souvent pitié des hommes et du tourment que leur inflige leur invention des dieux. La décision de porter le voile est prise par des jeunes femmes coupables imaginairement d’une nudité destructrice de l’identité de leur communauté. Aussi, beaucoup d’entre elles ne considèrent pas cela comme une soumission, mais comme une affirmation, car sous le voile, il y a le remord. Je parle ici à partir de la clinique et non pour défendre le voile. Car en même temps, l’islamisme utilise le voile comme un étendard de sa conquête, c’est certain. Après avoir culpabilisé les femmes, il se glorifie de leur inculpation subjective comme une victoire. Il espère ainsi retarder leur accès à l’égalité avec les hommes. Si nous ne voulons pas faire son jeu, la démobilisation du voile doit emprunter d’autres voies intelligentes. Qu’on l’ait limité dans l’école, qu’on en interdise son port total dans la rue, c’est bien. Mais poursuivre la focalisation politique sur ce plan n’engendrera que plus de protestation identitaire par le voile. Car le voile est l’effet d’une cause, un symptôme et non le mal.
Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman, éditions du Seuil, 148 pages.
Source : http://www.lesinrocks.com/2016/05/15/actualite/fethi-benslama-11827292/
On peut aussi écouter : http://www.franceculture.fr/personne-fethi-benslama.html