Le dialogue inattendu entre policiers et manifestants de Nuit debout
par Émilie Massemin (Reporterre)
Mercredi 18 mai, alors que la manifestation « contre la haine anti-flic » rassemblait place de la République les principaux syndicats des forces de l’ordre, un étonnant dialogue s’est noué entre deux policiers de la CGT Police et des participants de Nuit debout. Regards croisés sur les violences en manifestation.
Leurs drapeaux rouges passent presque inaperçus au milieu des étendards bleus d’Alliance, syndicat majoritaire de la police nationale, déployés mercredi 18 mai de 11 h à 14 h place de la République. On ne les entend pas quand Jean-Claude Delage, secrétaire général du premier syndicat policier, évoque la « chienlit » des « groupes ultra-radicalisés violents » sous de bruyants applaudissements.
Peu après 14 h, Axel Ronde, secrétaire général de la CGT Police Île-de-France, et Alexandre Langlois, secrétaire général de la CGT Police, s’éclipsent de l’esplanade soigneusement bouclée par des barrières pour aller à la rencontre de participants à Nuit debout, devant le boulevard de Magenta. « Ils ont pris contact avec nous pour nous demander si on voulait bien les rencontrer, explique à Reporterre M. Ronde. Nous avons répondu oui, évidemment. Nous imaginions ce rassemblement comme un moment de rencontre entre policiers et citoyens. »
Ça n’a pas été le cas. Triple contrôle policier pour accéder à l’espace enclos autour de la statue, passants et journalistes sans carte de presse refoulés… « Comment Michel Cadot, le préfet de police de Paris, a-t-il pu autoriser un rassemblement policier dans ce lieu ? s’insurge un homme aux longs cheveux gris. C’est à nous, nous l’occupons depuis des semaines ! ». « C’est une privatisation de l’espace public. En parallèle, le collectif Urgence notre police assassine a été interdit de rassemblement », critique un autre. « C’était une provocation », estime un troisième. La présence sur la place de la députée (Front national) du Vaucluse Marion Maréchal-Le Pen et de son collègue Gilbert Collard, député (FN) du Gard, ne passe pas : « Vous vous rendez-compte que ce rassemblement s’apparente à un meeting du Font national ? »
Mais très vite, les participants à Nuit debout entrent dans le vif du sujet dans la discussion avec le syndicaliste policier qui a été vers eux. Les témoignages de violences policières affluent. Un jeune homme à la barbe bien taillée remonte son pantalon, dévoilant la bande de gaze qui lui enveloppe le bas de la jambe. « Un éclat de grenade de désencerclement est entré dans ma jambe à cinq centimètres de profondeur. Elle a été lancée à hauteur d’homme et a éclaté à 30 centimètres de moi, à un moment où nous étions encerclés autour de la station de métro Solférino, témoigne-t-il. J’ai pris 21 jours d’arrêt de travail. »
Mâchoire endolorie et cicatrice de brûlure
Un autre jeune homme s’est pris « des coups de genou sur le crâne et la mâchoire par des policiers », lors d’un sit-in devant l’Assemblée nationale. Une jeune femme montre la cicatrice qu’elle porte à la joue gauche, souvenir d’une grenade – du même type que celle qui a tué Rémi Fraisse – reçue le 28 avril. « La police interdit qu’on reparte avec des preuves, des déchets de grenades de désencerclement par exemple, précise le jeune homme blessé à la jambe. Les manifestants se font systématiquement fouiller et les indices sont confisqués. » L’interrogation est unanime : comment de telles violences policières peuvent-elles avoir lieu ?
Pour Alexandre Langlois, si on trouve « toujours des gens irresponsables », les principaux coupables sont « les donneurs d’ordres ». « Les groupes violents sont clairement identifiés avant les manifestations. Pourtant, rien n’est fait, dénonce-t-il. Parfois, nous voyons des manifestants s’équiper de casques et d’armes juste devant nous, et aucun ordre n’arrive. Le 8 avril, on a poussé la compagnie de CRS pour que des personnes violentes puissent rejoindre la place. Évidemment, le soir même, c’est parti en vrac. Après, tout ceci est instrumentalisé au niveau politique. »
Pour autant, les interdictions de manifester délivrées par la préfecture de police ne sont pas la solution, estime le représentant de CGT Police : « Ça excite les tensions. Pourquoi ? Parce que, soit ces gens-là n’ont rien fait, et on n’a pas à interdire à quelqu’un de manifester. Soit ils ont déjà commis un acte dangereux et répréhensible par la loi. Dans ce cas, il faut les déferrer devant la justice. » En attendant, « on pourrait imaginer un système où les gens sont fouillés et où les armes de destination sont confisquées, comme avant les concerts », imagine le syndicaliste.
« Encercler une foule, ça ne devrait plus exister »
Les ordres ne sont pas toujours adaptés, poursuit M. Langlois : « Encercler une foule, ça ne devrait plus exister. C’est dans les manuels et même les livres d’histoire : toutes les manifestations qui ont dérapé, c’est à cause de nasses dont les gens ne pouvaient plus sortir. » Mais là encore, la responsabilité des policiers est limitée, juge le syndicaliste, car « les collègues sur le terrain n’ont pas de vision d’ensemble. Si les donneurs d’ordres leur demandent de bloquer une rue, ils ne savent pas si toutes les autres rues sont bloquées. » Pour ce qui est de l’usage des armes, le commandement serait également en cause, considère-t-il : « Normalement, les réponses sont graduées, mais actuellement certains donneurs d’ordres ne respectent malheureusement pas ce principe. Ce qui entraîne des blessés des deux côtés et attise les tensions. »
Le syndicaliste a assisté au procès de son collègue jugé pour avoir brutalisé un élève du lycée Bergson, et l’audience l’a conforté dans ses convictions. « Notre collègue, âgé de 26 ans, n’avait suivi aucune formation en maintien de l’ordre. Pourtant, on l’a habillé comme un CRS, on l’a confronté à une situation de stress à laquelle il n’avait pas été formé, raconte M. Langlois. Cela n’excuse pas son geste. Mais c’est lui qui va être jugé, alors que son supérieur va pouvoir continuer à mettre des collègues inexpérimentés dans cette position. »
Face à ces dérapages, « il faut écrire aux donneurs d’ordres », appelle M. Langlois. Dubitatif, un participant à Nuit debout intervient : « Mais pourquoi la police accepte-t-elle de se soumettre à ces normes ? Pourquoi ne porte-t-elle pas plainte elle-même ? » « A partir du moment où l’on a une arme sur le côté, il faut refuser les ordres absurdes et illégaux », renchérit un autre.
« Il y a des collègues qui ont peur »
Pas toujours facile, réplique le syndicaliste : « Il y a des collègues qui ont peur. On retrouve cette situation dans de nombreux secteurs professionnels, où des gens ne peuvent plus supporter leurs donneurs d’ordres, mais continuent à travailler pour eux en essayant de faire du mieux qu’ils peuvent localement. » Car la placardisation menace les fonctionnaires un peu trop rétifs. « Quand on m’a demandé de réaliser des perquisitions administratives suite à la proclamation de l’état d’urgence, j’ai accepté, mais j’ai également prévenu que j’allais rédiger un rapport expliquant pourquoi ces opérations étaient scandaleuses et totalement illégales témoigne M. Langlois. Du coup, j’ai été retiré du dispositif. »
Pas question pour autant d’abandonner le combat. « J’espère faire changer les choses en interne. Si tout le monde déserte le bateau, il n’y aura plus personne pour le faire avancer. C’est un rapport de force, il ne faut pas abandonner », insiste le syndicaliste qui évoque un « mouvement en train de se créer », en contact avec Nuit debout et « à construire dans la durée » – sans en dire plus. Il entrevoit toutefois « une bonne nouvelle, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice européenne commencent à réagir et à condamner régulièrement la France pour ces violences. Le défenseur des droits a également critiqué l’usage de certaines armes [et préconisé l’interdiction des Flash-Ball en juillet 2015] » « Mais son avis n’est que consultatif », regrette un participant de Nuit debout.
La discussion s’achève dans une ambiance détendue. Deux jeunes femmes remercient les policiers d’avoir accepté de nouer le dialogue. « On voulait même vous distribuer des tracts de la lettre du préfet Grimaud [1]. » « On a compris que vous étiez des camarades, engagés comme nous, apprécie le jeune homme blessé à la jambe. En fait, c’est ton collègue d’Alliance qu’il faudrait là, qu’il voit avec ses yeux tous ceux qui se sont faits éborgner, blesser… Si tu as son numéro, c’est le moment ! »
Note :
[1] adressée à chaque policier en mai 1968, évoquant les « excès dans l’emploi de la force » et soutenant que « frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même »
Source : https://www.facebook.com/NuitDebout