En Allemagne, la police ne blesse pas les manifestants
Par Violette Bonnebas et Sébastien Millard (Reporterre)
En France, les brutalités policières lors des manifestations sont devenues systématiques. En Allemagne, la politique est inverse : pas de lanceur de balle de défense, et tactique de la « désescalade ». Le pays a choisi d’encadrer les contestations sans recourir à la force.
Rémi Fraisse, tué par une grenade de la gendarmerie en 2014 ; Malik Oussekine, tombé sous les matraques de la police en marge d’une manifestation en 1986 ; un étudiant rennais, éborgné dans un cortège par un lanceur de balles de défense (LBD, successeur du Flash-Ball), en avril 2016.
Le point commun de toutes ces affaires — liste très loin d’être exhaustive -, c’est l’usage par les forces de l’ordre d’une « arme à létalité atténuée », partie intégrante de la stratégie de maintien de l’ordre à la française.
« Bien qu’elle lui fasse globalement confiance, une partie substantielle de l’opinion publique considère que la police française est brutale », constate Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au centre Marc Bloch de Berlin. Il considère que « l’on fait du maintien de l’ordre aujourd’hui en France comme on en faisait il y a 30 ans à Berlin ».
« Le coup de feu qui a changé l’Allemagne »
En Allemagne, les lanceurs de balles de défense et autres dispositifs lourdement incapacitants sont strictement prohibés, parce que jugés trop dangereux. Le maintien de l’ordre s’effectue selon une philosophie, appelée la « désescalade » (ou Deeskalation, en version originale). L’objectif est de garantir le droit à manifester en désamorçant au plus tôt les situations de conflit dans les cortèges. La force, coordonnée entre toutes les unités, ne doit être employée qu’en ultime recours.
Outre-Rhin, la « désescalade » est le fruit de dizaines d’années de réflexion, inspirée des méthodes des travailleurs sociaux. À l’origine, c’est une bavure retentissante qui avait poussé à la remise en cause de l’institution policière.
En juin 1967, lorsque le shah d’Iran Mohammed Reza Pahlavi s’était rendu à Berlin-Ouest, il y avait été accueilli par un millier de manifestants réclamant la libération des prisonniers politiques sous ce régime dictatorial. Le 2 juin, un étudiant en études romaines et germaniques, jeune marié et futur père, Benno Ohnesorg, se joignit au cortège après avoir assisté, la veille, au discours pacifiste d’un écrivain iranien en exil. En début de soirée, l’attention du jeune homme fut attirée par une silhouette traînée dans une cour d’immeuble par des policiers en civil. À l’intérieur, une vingtaine de personnes s’affrontaient. Benno Ohnesorg, en chemise rouge et sandales, reçut une balle dans la tête et s’écroula. La police berlinoise venait de tirer « le coup de feu qui a changé l’Allemagne ».
En réaction à la violence policière, une partie de la jeunesse se radicalisa et deux mouvements ayant décidé de recourir à l’action violente émergèrent sur les cendres de ce jour funeste : la Fraction armée rouge — la fameuse bande à Baader — et le Mouvement du 2-Juin.
Sur le plan politique, la mort d’un jeune homme qui exerçait simplement son droit de manifester fut à l’origine d’une réflexion profonde sur les stratégies de maintien de l’ordre. Sans reconnaître la responsabilité des policiers ce jour-là, les autorités en vinrent à la conclusion qu’un dysfonctionnement avait causé le pire, et qu’il fallait y remédier. Elles commencèrent par retirer, dès la fin des années 1960, la plupart des armes offensives des arsenaux de la force publique. Seuls restent autorisés les canons à eau, les gaz lacrymogènes et les matraques. « On ne conserve que les dispositifs qui permettent de garder la foule à distance », explique Fabien Jobard.
La stratégie de la police allemande : l’apaisement
La doctrine naissante de pacification des cortèges a pris sa forme finale au cours des deux décennies suivantes, pendant les années de plomb, tirant ses principes d’un constat : les groupes les plus radicaux pratiquent la provocation dans la rue pour servir leur argumentaire d’un État tout-puissant et répressif. Mais plutôt que de jouer la surenchère en fonçant dans la foule, comme c’était le cas avec la Leberwursttaktik (la « tactique du pâté de foie »), la police allemande choisit délibérément de jouer l’apaisement. Tactique du pâté de foie ? C’est une tactique policière qui consiste à “foncer dans la foule” pour disperser les manifestants en petits groupes et les acculer contre les façades d’immeubles, les barrières, etc. Le nom a été donné par le chef de la police berlinoise dans les années 60, il s’inspire de la méthode de mise en boyau de la chair à saucisse (le pâté de foie se présente sous forme de saucisse en Allemagne).
« On assiste à un changement de doctrine : non plus intervenir dans un déploiement répressif pour rétablir l’ordre, mais éviter que le désordre ne survienne : présence massive et dissuasive, fouilles en amont des manifestations et encadrement très strict des cortèges, explique à Reporterre le chercheur. L’image fameuse, c’est celle de l’enlacement des cortèges (…) avec deux rangées de Bereitschaftspolizei [l’équivalent des CRS français] de chaque côté qui encerclent les manifestants. À l’intérieur de ces rangs, les manifestants crient tout ce qu’ils veulent, c’est la liberté d’opinion. Mais ils ne vont pas où ils veulent, et sont coupés du public alentour. »
La police allemande pratique, si nécessaire, l’arrestation ciblée, la plus précoce possible, des éléments qui enfreignent la loi. « Pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et n’obéit qu’à son meneur ; c’est ce que l’on enseigne en école de police, poursuit le chercheur. Les Allemands, eux, considèrent que la foule est composée d’individus et que tous les individus sont accessibles à la raison. On essaie donc de se centrer sur les petits foyers qui sont susceptibles de faire basculer les manifestations. » Dès lors, pour ne pas déclencher l’émeute, un cordon d’agents de communication spécialement formés, les Anti-Konflikt-Teams, vient au devant des manifestants pour expliquer calmement ce qui vient de se produire.
Des forces de l’ordre moins armées, la non-riposte aux provocations, davantage de communication, cela constitue un premier pas ; encore faut-il répondre aux accusations de toute-puissance. Pour cela, c’est désormais le juge, et non plus le chef de la police (le préfet, en France), qui détermine les parcours et les dispositifs policiers à mettre en œuvre pour sécuriser l’événement. La séparation des pouvoirs jusque dans l’expression du mécontentement est l’assurance d’un respect des fondements de la démocratie.
En somme, l’Allemagne a appris de ses erreurs. L’objectif de pacification des cortèges a été atteint. Mais tout n’est pas pour autant parfait, et ne va pas sans effets pervers : « La police est moins violente qu’avant, mais paradoxalement les manifestants ici ont un sentiment d’oppression beaucoup plus fort qu’auparavant. À une époque, la présence policière était si forte que les manifestants ne pouvaient même pas aller distribuer des tracts. »
Autre point de débat : la place à accorder au renseignement. « En France, on a l’impression que les policiers découvrent qu’il y a des groupes animés d’intentions violentes au moment où ils lancent des pierres dans les manifestations. En Allemagne, les services de renseignement sont beaucoup plus efficaces, mais beaucoup plus durs aussi. Dès les années 1970, la RFA a développé un système de fichiers gigantesque sur les manifestants. »
« Le lanceur de balle de défense n’est pas tolérable dans une démocratie »
Dans le pays, quelques voix s’élèvent régulièrement pour revenir sur cette doctrine, jugée inefficace lorsque la police n’est plus l’ennemi commun des manifestants violents, mais que ceux-ci s’en prennent à un autre groupe de manifestants. Les policiers peuvent être débordés par la situation et devenir alors des victimes collatérales. Ce fut le cas par exemple en 2012, après des violences entre militants d’extrême-droite et d’extrême-gauche à Hambourg, au cours desquelles 38 policiers avaient été blessés. Le deuxième syndicat de police, le DPolG, réclame le droit d’utiliser les lanceurs de balles de défense dans ce type de situation. Mais l’option est systématiquement balayée par les autorités politiques, ainsi que par le premier syndicat de police d’Allemagne, le GdP. « Celui qui veut utiliser des lanceurs de balles de défense accepte consciemment que cela conduise à des morts et des blessés graves, avait répondu en 2012 Frank Richter, l’un des cadres de la fédération. Cela n’est pas tolérable dans une démocratie. »
En Europe, de nombreux pays ont adopté le principe de la désescalade, parmi lesquels la Suède, le Danemark, l’Angleterre ou les Pays-Bas. Reste à savoir pourquoi la France ne s’inspire pas de ses voisins. Après la mort de Rémi Fraisse, les Verts avaient obtenu la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre en France, présidée par Noël Mamère. Ce dernier déclarait vouloir faire « plus qu’un tour d’horizon » et donner une vision de ce que devait être le maintien de l’ordre dans une démocratie.
Parmi ses recommandations initiales apparaissait notamment l’abandon du Flash-Ball. Mais sous la pression du ministère de l’Intérieur et des syndicats de police, cette proposition s’est traduite, au contraire, par un passage à des LBD plus puissants et plus précis [1]. À l’époque, Noël Mamère avait refusé de signer le rapport final.
Source : https://reporterre.net/En-Allemagne-la-police-ne-blesse-pas-les-manifestants
Illustration : Pierre-Selim (Manifestation Toulouse, 22 novembre 2014) [CC BY-SA 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons
Lire aussi : http://nsae.fr/2016/05/21/le-dialogue-inattendu-entre-policiers-et-manifestants-de-nuit-debout/
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