Le Brexit : une défaite de l’UE telle qu’elle est
Par Romaric Godin
La victoire du camp opposé à l’UE dans le référendum britannique montre une incapacité de l’UE à convaincre les populations de son utilité et de sa nature démocratique. C’est une invitation à changer profondément le projet européen.
Ce sera donc un Brexit. Déjouant la plupart des instituts de sondages et autres bookmakers auxquels les marchés financiers ont cru aveuglément jeudi 23 juin, les électeurs britanniques ont demandé à près de 52 % de quitter l’Union européenne. Cette décision fait clairement changer de nature l’Union européenne. Jusqu’ici, l’UE était conçue comme un processus irréversible. L’adhésion massive des anciens pays du bloc de l’est lui avait donné des airs de « destination finale et indépassable » de l’Histoire. Désormais, puisqu’il est possible d’en sortir, l’Union européenne est différente : c’est une organisation qui doit convaincre les États qui y adhèrent et leurs peuples de son utilité. L’UE doit à présent se faire aimer de ses peuples. C’est une grande nouveauté qui va changer considérablement la donne du côté de Berlaymont, le siège bruxellois de la Commission européenne.
L’UE change de nature
La réaction au Brexit sera donc déterminante. Si l’on se contente de jeter un regard méprisant sur ce peuple britannique qui « décidément, ne comprend rien » et qui serait travaillé par le « vice du nationalisme » et par ses « passions », si l’on s’efforce de vouloir à tout prix « tout continuer comme avant » en se lançant dans une intégration « par le haut », si l’on veut « punir » les Britanniques pour « faire un exemple » aux autres peuples, alors l’affaire sera très mal engagée. Il convient, en réalité, de comprendre comment l’Union européenne a pu être rejetée par le pays qui, sans doute, était déjà le moins intégré en son sein. Et il convient de le faire en recherchant la rationalité de ce choix, non en le rejetant dans un simple vote « nationaliste ».
La faillite du « Project Fear »
Le premier élément, c’est, évidemment, que le « Project Fear » (« projet de la peur) ne fonctionne plus. Depuis quelques années, la tentation de jouer sur la « peur de l’inconnu » en grossissant les traits est devenue un des arguments les plus puissants avancés en faveur de l’UE et de la zone euro. C’est celui qui a permis d’imposer au gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce, malgré un référendum allant en sens inverse, une politique dont ni lui ni son peuple ne voulaient. Le seul ressort de cette politique est devenu d’éviter la sortie de la zone euro et de l’UE afin de ne pas « sauter dans l’inconnu ». Cette démarche a été au cœur de la campagne du « Remain » au Royaume-Uni et a été appuyée non seulement par des études économiques, mais aussi par des mises en garde assez délirantes de plusieurs experts sur les conséquences du Brexit pour les abeilles, la fonte des glaces ou la capacité des groupes anglais de donner des concerts à l’étranger.
Cette démarche a finalement joué contre elle-même. Les Britanniques l’ont prise pour ce qu’elle était : une démarche désespérée qui dissimulait surtout une incapacité à construire une vision d’avenir « positive » de l’UE. Logique : l’UE se considérant comme la « fin de l’histoire » n’a rien d’autre à proposer qu’elle-même dans sa forme actuelle. Pire même, ce « Project Fear » a décrédibilisé les vrais risques du Brexit : l’économie n’est plus devenue un moyen de convaincre l’opinion. Dès lors, il a donné plus de force au discours violemment xénophobe de certains partisans du « Leave ». Là encore, rien de plus logique : lorsque le projet de rapprochement européen n’a rien d’autre à proposer que le statu quo confortable, le projet nationaliste peut faire miroiter un avenir radieux. Ce 24 juin 2016, il est désormais clair que jouer sur la peur n’est plus un moyen suffisant de survie pour l’UE, surtout lorsqu’il s’agit d’un grand pays. Il est désormais clair que se contenter de promesses de sauver l’existant, que proclamer que « l’Europe, c’est la paix », ne suffit plus. On peut se lamenter sur la défaite du « rêve européen », mais la réalité, c’est que le Brexit prouve que l’UE dans sa forme actuelle n’a plus rien d’un « rêve ». Et c’est pourquoi elle a subi cette défaite.
L’impossible démocratie européenne
Deuxième enseignement : la question démocratique. Les partisans de l’UE ont sous-estimé cette critique d’un centre de décision éloigné, désincarné et peu légitime. Les études savantes montrent certes que toutes les décisions européennes ont une légitimation démocratique directe ou indirecte, mais la question n’est pas là. Les Britanniques, comme beaucoup d’autres sur le continent, ont le sentiment de ne pas maîtriser les décisions de l’UE. Dans un pays attaché au parlementarisme, les discussions de couloirs à Bruxelles et les compromis bancals arrachés à coup de nuits de palabre n’ont pas la forme de la démocratie. Ils ont vu, sur le continent, les pressions sur le parlement chypriote, le refus du choix des Grecs en 2015, le déni des référendums français et néerlandais de 2005, le renversement par l’UE des gouvernements italien et grec en 2011…
La démocratie, c’est d’abord la possibilité de l’alternance et cette alternance n’existe pas au niveau de l’UE. Les élections européennes de mai 2014 n’ont pas convaincu du contraire, malgré l’existence de « candidats » à la présidence de la Commission, on a vu émerger un « partage du gâteau » et une sempiternelle « grande coalition » à l’issue du scrutin. Jean-Claude Juncker peut prétendre être le représentant du « peuple européen », la réalité est différente. Personne ne l’a réellement choisi et sa légitimité est faible. L’UE doit d’urgence réfléchir à l’existence d’une vraie responsabilité démocratique de ses instances. Or, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou non, la source de la légitimité démocratique réside encore dans le cadre étatique. Un des arguments principaux de la critique démocratique de l’UE au Royaume-Uni a été les pouvoirs donnés à la Cour de Justice de l’UE, instance que ne contrôle personne. C’est une question que les Européens feraient bien d’aborder de front afin de construire à l’avenir. Le vote de ce 23 juin est une mise en garde pour ceux qui restent dans l’UE : La réforme de l’UE devra prendre cet élément en compte sérieusement cette question démocratique – qui est complexe – plutôt que de se lancer tête baissée dans un énième projet d’intégration à base technocratique en évitant de modifier les traités pour contourner le vote populaire.
L’impossible discours pro-UE à gauche
Troisième enseignement : un regard porté sur la carte du vote montre que ceux qui ont fait basculer le scrutin sont bien les électeurs du nord de l’Angleterre et ceux du pays de Galles du sud. Ce sont des électeurs traditionnellement attachés aux travaillistes, ouvriers ou anciens ouvriers précarisés, qui ont choisi clairement, et contre la campagne du Labour, le camp du Brexit. Un résultat semble illustrer ce fait : à Middlesbrough, le Labour avait recueilli 55 % des voix en 2015, ce 23 juin, le Brexit a obtenu 65,5 % des votes dans cette ville. Les exemples pourraient être légion. Ceci signifie que le discours de la gauche britannique du « Remain to change » (« rester pour changer ») n’a pas pris dans son électorat. Pourquoi ? Parce que l’UE n’a pas été capable de montrer qu’elle pouvait changer. De même, l’autre argument dominant de la gauche britannique, le « Remain to preserve » (« rester pour préserver » les droits des travailleurs) n’a pas convaincu.
Rien d’étonnant à cela. Quoiqu’en dehors de la zone euro, les électeurs britanniques des classes populaires ont constaté le traitement infligé par les autorités européennes aux pays en crise. La politique d’austérité aveugle et l’acharnement contre la Grèce ont affaibli le discours du Labour. Comment changer l’UE lorsque le référendum grec du 5 juillet 2015 a été non seulement ignoré, mais délibérément foulé aux pieds ? La politique économique de l’UE a été si peu éloignée de celle que mènent les Conservateurs britanniques depuis six ans dans la destruction des services publics, la libéralisation des marchés du travail, la réduction du droit des travailleurs, que l’argument d’un « socle » protecteur lié à l’UE n’a pas convaincu.
Là encore, c’est une question démocratique : l’UE n’est pas perçue comme capable de changer démocratiquement. Il vaut mieux donc en sortir pour peser sur des instances que l’on connaît. Mais c’est aussi une question économique et sociale : l’UE ne se soucie guère de ces populations oubliées et victime de la désindustrialisation au nom de la « destruction créatrice » et de la « bonne allocation des ressources ». Il est logique que ces populations ne se soucient guère de l’UE. C’est une leçon pour l’avenir : l’obsession centriste de l’UE l’a conduit à oublier des populations qui ne sont pas en déclin puisque les politiques menées ont jeté une partie des classes moyennes dans la catégorie inférieure. La réflexion sur un vrai débat économique s’impose donc désormais dans l’UE.
Remise en cause
Le Brexit remet donc en cause profondément ce qu’est devenue l’UE depuis des années. Si le cours de cette évolution n’est pas inversé, si les leçons de cette défaite ne sont pas tirées – comme on s’est efforcé de le faire en 2005 ou après le référendum grec – alors l’UE sera clairement menacée. Il revient donc aux forces démocratiques de l’UE de construire et débattre sur un nouveau projet européen et de le bâtir avec les peuples. Autrement, ce sont ceux qui veulent en finir avec lui qui auront le dernier mot.
Source de l’illustration : Sébastien PODVIN