A bord de l’« Aquarius » : cette nuit, 116 migrants dorment sur le pont
Maryline Baumard, journaliste au « Monde », raconte sur ce blog [1] le quotidien à bord de l’« Aquarius » : le bateau de l’association SOS Méditerranée, qui patrouille nuit et jour entre les côtes de Sicile et de Libye pour porter secours aux migrants. SOS Méditerranée est une initiative citoyenne, née en mai 2015, totalement financée par la générosité du public.
Le blanc rougi de leurs yeux trahit le cruel manque de sommeil que leur récit confirme. Pourtant, les 109 hommes et adolescents entassés sur le pont arrière de l’Aquarius osent à peine prendre leurs aises et s’allonger vraiment. Ils sourient et remercient, en s’emmitouflant dans leur couverture, serrés les uns contre les autres, presque assis… Comme s’ils devaient rester sur le qui-vive. Comme s’ils ne pensaient plus avoir rendez-vous avec un peu de répit et d’humanité.
Pour eux, ces deux derniers jours ont duré une éternité. Partis sur un canot surchargé près de Tripoli en Libye, ils ont d’abord été secourus par un navire militaire avant d’être remis à un navire marchand, ASSO 25, et finalement de trouver place à bord de l’Aquarius. Triste préfiguration du ping-pong entre États qu’ils risquent de connaître bientôt en terre européenne ? Qui sait…
Un premier « tri » des urgences
Il est 21 h 30, l’Aquarius vient de refermer le bastingage à l’endroit où sont montés un à un ces 109 hommes, six femmes et un enfant, venus de Guinée-Conakry, du Mali, de Côte d’Ivoire ou du Sénégal. À l’heure où l’équipe de SOS Méditerranée essuie la transpiration de son front et range les gilets de sauvetage, celle de Médecins sans frontières (MSF) prend le relais. En même temps que la distribution d’un kit – contenant couverture, bouteille d’eau, biscuits reconstituants, chaussettes et serviette –, les infirmiers opèrent un premier « tri » des urgences. Erna Rijnierse, le médecin, accompagne vers sa clinique un jeune homme blessé par balle et un autre mal en point après un accident de voiture.
Dans la salle voisine, la clinique numéro 2, celle d’Angelina Perri, la sage-femme, tourne à plein régime. Six femmes et le garçonnet de 3 ans attendent leur tour. Toutes ont été brûlées sur le bateau par un jerricane d’essence renversé sur elles ; trois sont enceintes. Ruth, une jeune Nigériane souffre trop pour s’occuper de son enfant. Son ventre et ses cuisses sont à vif et elle a dû conserver ses vêtements pendant les dix heures passées sur le navire marchand et avant encore sur le bateau militaire qui les a sauvés de la noyade.
Du haut de ses 15 ans, Noura, moins brûlée, joue les mères d’adoption. Une façon pour elle de soigner l’angoisse de se retrouver seule en terre inconnue. « Comment est-ce que je vais retrouver ma mère ? », demande très rapidement cette jeune fille originaire de Côte d’Ivoire, mais installée depuis quelque temps à Tripoli. « Maman était au travail quand les hommes sont venus me chercher pour embarquer. Ils ne l’ont pas attendue », s’inquiète-t-elle d’une voix encore enfantine.
Sita, sa voisine, a traversé pour retrouver son mari. « Il est passé fin avril. Arrivé au sud de l’Italie, il a été transféré dans une ville dont j’ai oublié le nom… Qu’est-ce qui se passera pour moi si je ne le retrouve pas ? », demande-t-elle, chargée d’angoisse. Si Sita a échappé aux brûlures de l’essence, elle aussi peine à marcher pour avoir été écrasée dans le canot pneumatique : « Quelqu’un est resté assis sur moi tout le temps. Je ne sens plus ma jambe droite de la cuisse au pied. » Angelina Perri entend la douleur et y répond en distribuant calmants et pommades après avoir offert une douche à chacune et un peu de son empathie naturelle.
L’urgence a eu raison du programme
Cette arrivée prématurée sur l’Aquarius avant même l’entrée du navire dans sa zone de patrouille au nord de Tripoli a été la surprise de ce 4 juillet. Sa mission de recherche et sauvetage (SAR, pour Search and Rescue), devait commencer tard dans la nuit, une fois le bâtiment positionné en limite des eaux internationales. Elle a été devancée par cette demande précoce de transbordement.
Dès lundi midi, en plein exercice de simulation d’abandon du bateau – grand classique de la sûreté maritime –, l’urgence s’est invitée sur l’embarcation de SOS Méditerranée. Un frisson presque visible a traversé l’assemblée des humanitaires pourtant en sueur sous les gilets de sauvetage collés à la peau, en apprenant que le capitaine, Alexandre Moroz venait de recevoir du Centre de coordination et de sauvetage maritime (MRCC, pour Maritime Rescue Coordination Center) de Rome la demande de prendre à son bord les migrants recueillis par Asso-Venticinque, un navire marchand.
Même si les équipes de l’Aquarius s’estiment plus utiles à scruter et sauver directement les esquifs en péril qu’à jouer les taxis, il est difficile de refuser une mission demandée par le MRCC. Ce service gère toutes les opérations de secours entre l’Italie et les côtes africaines, et tous les bateaux qui font des sauvetages travaillent sous ses ordres.
« Notre navire sera plus confortable pour ces personnes, nous faisons route vers lui et devrions le rejoindre d’ici trois heures », a simplement annoncé Andreas Menge, le responsable SAR de l’Aquarius. Et il n’en a pas fallu plus pour accélérer le nécessaire entraînement auquel aurait dû être dédiée cette première journée de haute mer. Rapidement, l’équipe SAR s’est mise en position. Les canots de sauvetage ont été descendus, ont rapatrié un mannequin pour roder les équipes contenant quelques nouveaux bénévoles de SOS Méditerranée à travailler ensemble.
Le matin, l’équipe de MSF avait formé tout le monde aux massages cardiaques et au déplacement des blessés graves sur civière. « On aurait aimé avoir un peu plus de temps pour intégrer les nouveaux », regrettait Bertrand Thiébault, un Français pilote d’un des canots de sauvetage, mais l’urgence a eu raison du programme.
Une fois la nuit tombée, Alexandre Moroz, le capitaine du navire, est venu lui-même contrôler que l’accueil se passait bien pour ses nouveaux passagers. Pendant ce temps, sur le pont, l’équipe SAR a commencé ses tours de garde. Des plages de deux heures à scruter la mer, sans trêve, en quête d’un esquif en perdition… À l’heure du coucher, une question traînait de cabine en cabine sur l’Aquarius : est-ce que cette opération précoce augure vraiment d’une semaine chargée ? Réponse dans les prochains jours.
[1] http://www.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2016/07/05/a-bord-de-l-aquarius-cette-nuit-116-migrants-dorment-sur-le-pont_4963547_4961323.html – JfdvKv65X2oJMoij.99