“Lutte contre Daech : cessons de tricher”
par Jean-Claude Guillebaud, journaliste, écrivain et essayiste, publié le 20/07/2016 dans l’hebdomadaire “La Vie”.
En mars 2012, Hillary Clinton, alors secrétaire d’État des États-Unis, rencontrait Saoud al-Fayçal, ministre saoudien des Affaires étrangères (décédé en 2015), lors d’une rencontre du Conseil de coopération du Golfe.
Le Mal a toujours un coup d’avance. Inspiré de Charles Péguy, cet aphorisme s’applique de façon troublante à l’effroyable tuerie de Nice. Et plus généralement à notre posture face au (supposé) terrorisme. Il ne suffit pas de prendre la pose et de “dénoncer” l’islamisme. Il faut faire attention à ne pas tricher. Cela nous ramène, paradoxalement, à Hillary Clinton. Pourquoi ? Bien sûr, nous souhaitons ardemment la victoire de cette dernière contre l’imprévisible – et dangereux – Donald Trump. Mais pas au prix d’une entourloupe. Qu’est-ce à dire ?
Petit rappel : la vraie matrice idéologique du djihadisme mondial, c’est l’islam dans sa version wahhabite, c’est-à-dire l’Arabie saoudite. Jusqu’alors, on fermait assez lâchement les yeux. Après le massacre du 12 juin à Orlando, Hillary Clinton avait enfin osé évoquer le rôle ambigu de ce royaume, pourvoyeur de fonds destinés aux tueurs djihadistes. “Il est plus que temps, avait-elle dit, que les Saoudiens, les Qataris, les Koweïtiens et d’autres empêchent leurs ressortissants de financer des organisations extrémistes.” Enfin, avait-on pensé, les Américains – qui n’ont plus besoin du pétrole arabo-persique – ont le courage d’en finir avec leur complaisance pour les monarchies du Golfe. Hélas, d’autres informations ont immédiatement recadré cette prétendue audace. Elles tiennent en peu de mots : la Fondation Clinton, qui soutient, indirectement, la campagne d’Hillary, est largement financée par… l’Arabie saoudite. La confirmation est venue du prince saoudien lui- même, Mohammed ben Salman al-Saoud (vice-prince héritier). Il a déclaré que l’Arabie saoudite avait versé à ladite fondation “plus de 20%” du coût de la campagne de Madame Clinton. Et cela, “bien qu’il s’agisse d’une femme” (sic). On imagine le parti que les terroristes pourront tirer d’un tel double jeu de l’Occident qu’ils jugent “décadent”.
Gardons-nous pourtant de donner des leçons aux Américains. Nous-mêmes, Français, sommes-nous très clairs dans nos rapports intéressés avec les Bédouins multimilliardaires d’Arabie saoudite ? Ce sont nos “nouveaux” amis. Ils achètent nos armes, nos missiles et nos navires de guerre. Alors, nous aussi, nous fermons les yeux. Pour complaire aux Saoudiens, le 4 mars, notre Président a même décoré de la Légion d’honneur le prince héritier Mohammed ben Nayef al-Saoud. L’opposition de droite, soucieuse elle aussi de favoriser nos industries d’armement, n’aurait sans doute pas agi différemment. Et alors ? Réfléchissons d’abord à notre propre responsabilité de citoyen. Avons-nous protesté assez fort contre cette priorité indécente accordée aux gros sous ? Pas sûr. Gardons en mémoire la remarque sans appel du juge Marc Trévidic, ancien responsable du pôle antiterroriste de Paris, après les attentats du Bataclan : “Proclamer qu’on lutte contre l’islam radical tout en serrant la main au roi d’Arabie saoudite revient à dire que nous luttons contre le nazisme tout en invitant Hitler à notre table.” [1]
Certes, les Saoud ne sont pas tout à fait Hitler. N’empêche ! Leurs bombardements aveugles des chiites au Yémen sont d’une rare sauvagerie. Au fait, pourquoi parle-t-on si peu de cette guerre que mènent nos “amis” ?
Note de la rédaction :
[1] Il est particulièrement intéressant de réécouter l’interview de Marc Trévidic en novembre 2015: http://nsae.fr/2015/11/16/apres-les-attentats-du-vendredi-13-novembre/ (II – Attentats à Paris : Marc Trevidic dit ses 4 vérités)
Source : http://www.ateliermariste.org/160727JCGuillebaudLaVieGH.pdf
Source de l’illustration :Peter Potrowl (Travail personnel)(http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)