« Le financement étranger de l’islam de France est un mauvais débat »
par Rachid Benzine (Le Monde des idées)
Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de se chercher des interlocuteurs représentatifs et efficaces au sein de l’islam de France, et de désirer pour celui-ci des institutions solides à l’image de celles des autres grandes confessions religieuses du pays. En même temps, il n’est pas du ressort de l’Etat laïc de définir quelles doivent être ces structures, et encore moins de définir le contenu religieux qu’il leur appartient de transmettre. Voici plus de trente ans maintenant que les ministres de l’intérieur successifs tentent de favoriser l’émergence de structures représentatives, et force est de constater qu’ils ont globalement échoué. Plusieurs raisons expliquent cela, dont la principale est généralement négligée : le fait que la majorité des musulmans de France ne se montrent pas intéressés par cette problématique, essentiellement parce que la plupart d’entre eux ne veulent pas être soumis aux diktats d’autorités religieuses qui ne correspondraient pas à l’appropriation et aux modes d’exercice qu’ils ont déjà adoptés quant à leur religion. Contrairement à une idée reçue, la majorité des musulmans de France vit un islam très privatisé et très individualisé, et le pluralisme des attitudes religieuses supplante depuis longtemps un « uniformisme » fantasmé.
Parmi les questions qui sont soulevées dans le débat public – un débat qui voit surtout s’exprimer des responsables politiques non musulmans –, revient fréquemment celle du financement étranger de l’islam de France. Des voix de droite comme de gauche considèrent qu’il y a là un péril qui doit être combattu. La relance, par le gouvernement de Manuel Valls, de la « Fondation de l’islam de France » qu’avait créée en 2005 le premier ministre d’alors, Dominique de Villepin, voudrait, ainsi, proposer une alternative. Il conviendrait cependant de comprendre pourquoi ce projet d’il y a onze ans est quasi mort-né, et en quoi il aurait plus de chance, aujourd’hui, d’être viable. Ce qui est annoncé paraît, en tout cas, un édifice juridique plutôt fragile : une fondation sous contrôle de l’Etat, à laquelle serait adossée (on ne voit pas bien comment) une association cultuelle indépendante de l’Etat (respect de la laïcité oblige).
Mais pourquoi cette phobie des financements étrangers concernant l’islam de France, et qu’entend-on par là ? Y a-t-il, de nos jours, des financements étrangers qui posent vraiment problème ? Est-ce que cette vision des choses résulte d’une juste connaissance de ce qui se passe ?
Dans les discours entendus, les sources des financements qui sont mises en accusation sont généralement évoquées de manière allusive. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un refus des influences saoudienne (que l’on associe avec raison au salafisme) et qatari (associées – à juste titre aussi – aux Frères musulmans). Mais qu’en est-il, de nos jours, de la réalité de ces financements saoudien et qatari ? Ceux-ci sont, en vérité, extrêmement faibles. L’influence wahhabite et l’influence « frèriste » existent bien en France ; elles sont très présentes, mais leur poids idéologique ne se traduit guère par des flux financiers. Les dénoncer n’est pas, cependant, condamnable. Mais encore faudrait-il que nos responsables politiques, de gauche comme de droite, se montrent cohérents. Si on refuse les financements saoudien et qatari pour l’islam de France, il faut que la France renonce aussi à courir après ceux-ci quand il s’agit d’autres domaines : investissements dans notre économie, rachat de clubs de football ou de chaînes de télévision, financement de plusieurs opérations militaires à l’étranger…
L’importance du Maghreb
En fait, la majorité des musulmans de France étant originaires du Maghreb, c’est plus naturellement vers les pays d’Afrique du Nord que les associations musulmanes cherchent à se tourner, en particulier vers l’Algérie et le Maroc. Or peut-on parler, au sujet de ces pays avec qui la France à une très longue histoire, de pays vraiment « étrangers » ? Ils sont, de surcroît, les pays de beaucoup de Français, puisqu’une large part des quelque six millions de musulmans de France, sans doute la moitié, sont des binationaux : Français et Algériens, Français et Marocains… Pour les Français d’origine marocaine et pour les Marocains de France, d’autre part, le roi du Maroc est également l’Amîr Al Mou’minîn, le commandeur des croyants, autrement dit l’autorité religieuse par excellence, un peu comme l’est le pape de Rome pour les catholiques. Peut-on vraiment considérer que des financements qui viendraient de ces pays seraient de nature à mettre en danger la France ?
En réalité, tout ce débat cache des non-dits qui pèsent lourdement sur la « santé » de la démocratie française : la difficile acceptation de la bi-nationalité des Français originaires de l’ancien empire colonial. Jamais ne sont critiquées la bi-nationalité des Franco-Italiens, celle des Franco-Espagnols, celle des Franco-Portugais, celle des Franco-Israéliens, etc ; mais celle des Franco-Maghrébins est jugée comme une double allégeance impossible ou suspecte. Or l’islam officiel des pays du Maghreb est un islam de concorde et de paix, et on ne peut que désirer qu’il le reste. C’est vers lui que continuent de se tourner l’immense majorité de nos compatriotes musulmans, et on ne voit pas quel intérêt la France aurait à couper le « cordon ombilical ». Au contraire, l’islam officiel de ces pays peut représenter une chance pour l’islam de France, dès lors qu’il est porteur d’une riche histoire, porteur de savoirs séculaires et d’héritages spirituels multiples, ce que ne peut inventer tout seul un « islam de France ».
Être cohérent
Oui il faut des financements « français » pour l’islam de France, mais cela ne doit pas signifier l’interdiction de financements étrangers dès lors que ceux-ci sont faits dans la transparence. Des voix se sont élevées ces dernières semaines pour critiquer le fait que l’Algérie assure, depuis plusieurs décennies, les frais d’entretien et de fonctionnement de la Grande Mosquée de Paris. Mais qui, aujourd’hui, est prêt et capable de prendre la relève ? La Grande Mosquée d’Evry, celle de Strasbourg et celle de Saint-Etienne, pour ne citer qu’elles, ont été construites essentiellement avec des financements marocains. La Grande Mosquée de Lyon a été payée pour 80 % par la famille royale saoudienne. Quel dommage cela cause-t-il à la France ? A contrario, le conseil général du Rhône et le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes ont récemment refusé de contribuer au financement d’un centre culturel de civilisation islamique à Lyon, projet soutenu, pourtant, par l’Etat et par la ville et la métropole de Lyon.
Ceux qui veulent interdire les financements étrangers pour l’islam de France vont devoir refuser tous les financements étrangers pour tous les cultes, au risque autrement d’être accusés de manque de cohérence et de discrimination. Or on ne les a pas entendus, semble-t-il, à propos de la construction d’une énorme cathédrale orthodoxe en plein Paris aux frais de l’Etat russe.
Le minaret de la mosquée de Paris
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Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:ParisMosqueMinaret.jpg