Penser les meurtres de masse
Le 23 novembre 2015, au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le philosophe Alain Badiou a donné pour Là-bas si j’y suis [1] une conférence au sujet des terribles événements du 13 novembre 2015 à Paris. Son propos repose sur l’idée forte qu’il exprime ainsi :
« Il faut parvenir à penser ce qui est arrivé. Partons d’un principe : rien de ce que font les hommes n’est inintelligible. Dire : « je ne comprends pas », « je ne comprendrai jamais », « je ne peux pas comprendre », c’est toujours une défaite. On ne doit rien laisser dans le registre de l’impensable. C’est la vocation de la pensée, si l’on veut pouvoir, entre autres choses, s’opposer à ce qu’on déclare impensable, que de le penser. Bien entendu, il y a des conduites absolument irrationnelles, criminelles, pathologiques, mais tout cela constitue pour la pensée des objets comme les autres, qui ne laissent pas la pensée dans l’abandon ou dans l’incapacité d’en prendre la mesure. La déclaration de l’impensable c’est toujours une défaite de la pensée, et la défaite de la pensée c’est toujours la victoire précisément des comportements irrationnels, et criminels.
Je vais donc tenter ici devant vous, une élucidation intégrale de ce qui est arrivé. Je vais en quelque sorte traiter ce meurtre de masse comme un des nombreux symptômes actuels d’une maladie grave du monde contemporain, de ce monde dans son entier, et je vais essayer d’indiquer les exigences ou les chemins possibles d’une guérison à long terme de cette maladie, dont la multiplication des événements de ce genre dans le monde est un symptôme particulièrement violent et particulièrement spectaculaire. »
La conférence est disponible dans sa totalité sous deux formes auxquelles on peut se reporter [2]. Voici la reproduction de quelques éléments.
Nous sommes face à trois risques principaux d’une réaction affective au traumatisme
Autoriser l’État à prendre des mesures inacceptables, renforcer les pulsions identitaires (qui transforment la justice en vengeance et nous amènent à penser que Humanité = Occident) et faire exactement ce que les meurtriers désirent, c’est-à-dire nous rendre capables de leur ressembler.
Nous sommes face à une structure du monde contemporain dominée par le triomphe du capitalisme mondialisé
À un affaiblissement stratégique des États, voire même un processus en cours de dépérissement des États. Et troisièmement, à de nouvelles pratiques impériales qui tolèrent et même encouragent dans certaines circonstances, le dépeçage voire l’anéantissement des États (exemple la Libye, l’Irak…)
Il résulte de cette structuration du monde une situation de développement inégalitaire sans précédent
1% de la population mondiale possède 46 % des ressources disponibles (c’est ce que Badiou appelle l’oligarchie, qui dirige le monde)
10% de la population mondiale possède 86 % des ressources disponibles ; 50% de la population mondiale ne possède rien. Les 40% restants, c’est la classe moyenne (essentiellement occidentale) qui se partage les 14% restants des ressources disponibles.
Cette situation donne des clés de lecture
1°) il y a une masse importante de gens (à peu près 2 milliards) qui ne servent à rien dans le capitalisme mondialisé (ils ne travaillent pas et ne consomment pas) et cette situation a toutes les chances de perdurer parce que la règle du profit qui caractérise le capitalisme s’oppose à davantage de partage du travail, qui diminuerait le taux de profit
2°) la classe moyenne est dans la crainte de perdre son accès actuel aux 14% des ressources et de tomber dans le paquet de ceux qui ne possèdent rien. D’où le racisme, la peur des immigrés et la mise en avant de nos «valeurs occidentales », et notre arrogance.
3°) La disparition du bloc communiste a entraîné la disparition d’une alternative possible au capitalisme et donc d’un rapport de force limitant son expansion par des compromis du type Programme National de la Résistance auquel il est nostalgique, mais vain de se référer, le contexte n’étant plus le même.
Les subjectivités réactives et le fascisme contemporain
La combinaison de la destruction des États par les prédateurs occidentaux, et de l’existence de gens qui sont comptés pour rien, conduit à l’apparition, dans des espaces considérables, d’une domination de type gangster, de bandes armées fascistes à coloration religieuse. Le soutien que la religion peut apporter ne signifie pas qu’elle est à l’origine du phénomène. Avant toutes choses, la nature des bandes armées est d’occuper un terrain dévasté pour y installer un gangstérisme rentable, qui ensuite pourra prendre, pour plaire aux jeunes gens révoltés, les couleurs spirituelles les plus variées. Les religions ont toujours pu se combiner avec les pratiques mafieuses.
L’état contemporain du monde crée des formes de conviction et d’affect que Badiou dénomme « subjectivités » : d’une part la subjectivité occidentale (entre arrogance et peur) et, du côté de ceux qui ne comptent pour rien, la subjectivité du désir d’Occident et la subjectivité « nihiliste » qui sont les versions positive et négative de la fascination exercée par la domination occidentale. C’est ainsi que nait le « fascisme contemporain ».
Ce fascisme organise une pulsion agressive, nihiliste et destructrice, parce qu’il se constitue à partir d’une répression intime et négative du désir d’Occident. Il est largement un désir d’Occident refoulé à la place de quoi vient se situer une réaction nihiliste et mortifère dont la cible est précisément ce qui était l’objet possible du désir (schéma psychanalytique classique). Et la forme de ce fascisme moderne est une pulsion de mort, articulée dans un langage identitaire. La religion est un ingrédient tout à fait possible de cette articulation : le catholicisme l’a été pour le fascisme espagnol durant la guerre civile, l’Islam l’est aujourd’hui au Moyen-Orient, particulièrement là où les États ont été détruits. Mais la religion n’est qu’un vêtement, elle n’est aucunement le fond de l’affaire, c’est une forme de subjectivation, mais ce n’est pas le contenu réel de la chose. Le contenu réel auquel des débris de fable religieuse donnent sa représentation identitaire dérive de l’omniprésence du désir d’Occident, sous sa forme affirmée et explicite ou sous sa forme refoulée et mortifère.
La forme pratique de ces fascismes, c’est toujours la logique de la bande, le gangstérisme criminel, avec la conquête et la défense de territoires où on a le monopole des affaires, comme l’a le dealer dans son coin de cité. Pour tenir, il faut le caractère spectaculaire de la cruauté, le pillage, le recyclage permanent des choses dans le marché mondial. De même que le désir nihiliste n’est qu’un envers du désir d’Occident, de même les zones désétatisées où prospère la subjectivité nihiliste sont articulées au marché mondial, et donc au réel de l’Occident.
Civilisation et barbarie
Il y a certes une contradiction entre le destin fasciste et criminel de la frustration d’un côté, et le développement mondial du capitalisme et de son support de masse, la classe moyenne. Il y a une contradiction meurtrière. Cependant, c’est une contradiction subjective interne au capitalisme lui-même. Ce n’est pas une contradiction entre le Bien et le Mal. Ce n’est pas une contradiction entre les valeurs de la Civilisation et la Barbarie. C’est une espèce de torsion interne qui fait que se retourne contre l’Occident toute une partie de son impuissance. Son impuissance quand il s’agit de créer un espace subjectif habitable pour l’ensemble de la jeunesse du monde.
Ça n’excuse rien, ça n’excuse aucun crime. Le fascisme sous toutes ses formes est une horreur. Mais il faut bien comprendre que cette contradiction-là, la contradiction entre le nihilisme meurtrier des fascistes et le déploiement impérial destructeur et vide du capitalisme mondialisé, nous ne pouvons et ne devons pas en devenir les agents. Dans aucune de nos déterminations les plus essentielles, nous ne pouvons nous laisser structurer par cette contradiction-là.
Nous souffrons de l’absence à échelle mondiale d’une politique qui serait disjointe de toute intériorité au capitalisme
C’est l’absence à échelle mondiale de cette politique qui fait qu’apparaît et se crée une jeunesse fasciste. Ce n’est pas la jeunesse fasciste, le banditisme et la religion qui créent l’absence d’une politique d’émancipation apte à construire sa propre vision et à définir ses propres pratiques. C’est l’absence de cette politique qui crée la possibilité du fascisme, du banditisme et des hallucinations religieuses.
Notes :
[1] https://la-bas.org [2] https://www.youtube.com/watch?v=Y5Zesamu8bw et Alain Badiou NOTRE MAL VIENT DE PLUS LOIN