La transition écologique est un beau projet politique. Pourquoi hésiter ?
Pour l’économiste Gaël Giraud, la probabilité qu’une catastrophe planétaire liée au climat se produise est de 10%. Très inquiétant. Mais pas inéluctable.
Selon l’ONG Global Footprint Network, depuis le 8 août, nous avons épuisé, par notre consommation, les ressources naturelles que la Terre produit en un an. En 1971, cela n’arrivait pas avant le 24 décembre. L’accord de Paris sur le climat, conclu en décembre dans le cadre de la COP21, représente-t-il une rupture majeure, à même d’inverser la tendance ?
Gaël Giraud : L’accord de Paris, on ne le dira jamais assez, est un immense succès diplomatique. On a obtenu le mieux qu’on pouvait espérer, ce qui n’était pas évident. C’est la première fois depuis 1945 qu’on a réussi à embarquer la totalité de la communauté internationale sur des ambitions fortes. C’est une rupture par rapport au dévoiement de l’esprit onusien auquel on assistait depuis le milieu des années 1980. A partir de cette époque, on a tenté de reconstruire un monde entièrement régi par la mobilité du capital. Comme l’a montré le politologue de l’université Harvard Rawi Abdelal, cette “utopie” a été, soit dit en passant, portée par des Français : Jacques Delors à la Commission européenne, Michel Camdessus au Fonds monétaire international (FMI), Pascal Lamy à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), Jean-Claude Paye à l’OCDE…
Le FMI voulait même pouvoir imposer des sanctions aux pays s’ils mettaient des barrières douanières – les États-Unis s’y sont heureusement opposés. La zone euro est l’aboutissement de cette utopie- là : un gouvernement administratif, qui passe par des règles, sans souverain selon la définition de Carl Schmitt [“Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle”, NDLR], et donc sans démocratie. C’est avec cela que la COP21 a rompu, en revenant à l’esprit initial des Nations Unies : viser l’intérêt général. Les choses bougent, on voit poindre des revirements doctrinaux, au FMI, à l’OCDE…
La COP21 ne semble pourtant pas être suivie d’effets concrets spectaculaires. Où en est-on ?
On s’est fixé un objectif : ne pas aller au-delà d’une augmentation de la température de 2 °C à la fin de ce siècle. Certes, à moins d’une chance inouïe, il est déjà trop tard pour l’atteindre, mais l’engagement sera opposable aux nations. Le Groupe d’Experts intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (Giec) est chargé d’un rapport en 2018 pour faire le point sur un objectif encore plus ambitieux : tout faire pour rester aussi proche que possible du +1,5 °C. Cela obligera la communauté internationale à poursuivre ses efforts. Les petits États insulaires, qui seront les premiers sous l’eau, pourront s’appuyer sur ce rapport pour lui demander des dédommagements.
L’accord de Paris ne règle pas la question du changement climatique…
Non. Si l’on mettait en oeuvre tous les engagements pris par les pays à la conférence de Paris, on aboutirait, selon nos calculs, à une augmentation moyenne de la température de 3,5 °C à la fin du siècle, par rapport à l’ère préindustrielle. Mais avec une probabilité de 10% d’atteindre +6 °C, ce qui voudrait dire l’apocalypse sur Terre : la survie de l’espèce humaine serait en jeu. Si on disait aux gens qui montent dans un avion : il y a une “chance” sur dix qu’il s’écrase, personne ne le prendrait. Eh bien, c’est le risque que nous prenons collectivement. On ne peut pas dire qu’on découvre le danger.
En 1972, Dennis Meadows, du MIT, avait présenté un rapport au Club de Rome qui allait dans ce sens. Un best-seller mondial que la plupart des économistes d’alors ont jeté à la poubelle. Meadows voyait juste, même s’il disposait d’infiniment moins de données climatiques que nous. Un physicien australien, Graham Turner, en 2008, a vérifié les trajectoires simulées par Meadows : deux des scénarios collent parfaitement avec ce qui s’est passé. Et ces deux trajectoires nous mènent vers une catastrophe planétaire au XXIe siècle. Nous avons refait l’exercice à l’Agence française du Développement (AFD) en intégrant le dérèglement climatique, et nous arrivons à une conclusion analogue. Si nous n’opérons pas de bifurcation majeure, et si le climat réagit comme le Giec le prédit, alors la pente sur laquelle nous sommes nous entraîne vers la catastrophe.
Avez-vous le sentiment que les économistes ont conscience du danger ?
Je ne suis pas le seul prophète de cette planète ! Beaucoup alertent désormais l’opinion, et en mai dernier nous faisions chorus à Washington : Joseph Stiglitz explique qu’il faut changer complètement nos modèles macroéconomiques. Nicholas Stern répète que nous, économistes, sous-estimons gravement les dommages climatiques. La Banque mondiale a publié un rapport baptisé “Ondes de choc”, qui conclut que 100 millions de personnes peuvent tomber en dessous du seuil de pauvreté d’ici à 2030 à cause du climat. Le programme “Evaluation des écosystèmes pour le millénaire” conclut également qu’il existe une vraie possibilité de désastre planétaire, idem pour la prospective Agrimonde du Cirad (Centre de Coopération internationale en Recherche agronomique pour le Développement) et de l’Inra (Institut national de la Recherche agronomique)…
Ne sous-estimez-vous pas le progrès technologique, qui permettra de surmonter les menaces ?
C’est un pari aveugle. On propose par exemple de projeter des particules de soufre dans l’atmosphère, à la façon des éruptions volcaniques. Ceux qui promeuvent cette géo-ingénierie sont des apprentis sorciers. Si tant est qu’on puisse simuler des éruptions volcaniques, elles vont certes refroidir la température, mais nous ne pourrons plus nous en passer. Car le jour où on arrêtera de pulvériser ces particules dans l’atmosphère, on regagnera immédiatement en température. En un siècle, +3 °C, c’est grave ; en quelques mois, ce serait pire que la bombe atomique.
Que faut-il faire ?
Il est possible de construire des sociétés résilientes aux désastres qui nous attendent. Cela vaut aussi pour la France : dans une génération, Bordeaux connaîtra le climat de Séville. Ce qui signifie qu’il n’y aura plus de vin de Bordeaux, qu’il faudra bâtir des digues autour de la Garonne pour protéger la ville… Et ce qui vaut pour l’Aquitaine vaut pour l’ensemble du pays. Réagir passe donc d’abord par la transition écologique, un formidable projet politique et social. Les discussions que j’ai sur le sujet avec certains collègues économistes me laissent parfois pantois. On a devant nous un projet qui donne enfin du sens – alors que l’Europe est en panne de sens eschatologique depuis quarante ans. C’est un projet créateur d’emplois, susceptible d’assurer la prospérité à notre société pour les décennies à venir, et dont l’alternative est potentiellement cataclysmique : pourquoi hésiter ?
Mais concrètement ? Vous avez l’impression qu’on y va ?
La loi de transition énergétique, portée par Ségolène Royal, est assez courageuse. Mais ce dont je parle est plus ambitieux : construire des sociétés résilientes au changement climatique. Cela passe par un aménagement du territoire autour de petites villes très denses (pour faire des économies d’énergie), innervées par des transports publics et reliées par le train ou le car. On peut organiser de la polyagriculture paysanne autour d’elles. Dans un certain nombre d’années, une vingtaine peut-être, la nourriture sera principalement acheminée par des circuits courts vers les centres-villes. Les commerces seront au centre-ville. Du coup, les immenses supermarchés situés aux alentours, auxquels on ne peut accéder qu’en voiture, sont condamnés.
Cette économie des circuits courts doit également devenir circulaire (tout doit être systématiquement recyclé) et “déphosphatée”. Car le phosphore devrait vraisemblablement atteindre son pic d’extraction autour de 2050. Or l’agriculture mondiale est dopée au phosphate : on ne sait pas bien augmenter la productivité des sols sans lui. La transition énergétique, qu’est-ce que c’est concrètement ? Divers scénarios existent, mais on peut distinguer trois étapes.
- Première étape, la rénovation thermique des bâtiments, privés et publics. Elle sera vraiment créatrice d’emplois, permettra de lutter contre la précarité énergétique en France et de faire une économie énorme de pétrole. Elle ne pèsera pas forcément sur la dette publique, si on utilise la même astuce que pour sauver les grandes banques en 2008 : une société de droit privé (la Sfef, Société de Financement de l’Economie française), dans laquelle l’Etat était minoritaire mais apportait sa garantie, a levé 70 milliards d’euros en un an. Elle a prêté cette cagnotte à bas taux aux banques françaises au bord de la faillite pour leur éviter la crise de liquidité immédiate.
- Deuxième étape, ce qu’on appelle la mobilité verte : la question des transports publics et de l’aménagement du territoire dont je parlais à l’instant. Il faut moins d’avions, plus de véhicules électriques (ou à l’hydrogène, Air Liquide y travaille).
- Troisième étape, le verdissement des processus industriels et agricoles, qui passe par un grand plan d’investissement vert.
Est-ce que la transition vers une société “résiliente” nécessite une rupture avec la croissance, voire une décroissance ?
D’abord, le produit intérieur brut (PIB) est un très mauvais indicateur du bien-être : que le PIB augmente n’est pas forcément le signe de grand-chose. Au-delà d’un certain niveau, estimé à 12.000 dollars par habitant, sa hausse n’est plus corrélée au bonheur des gens. En revanche, la très forte corrélation entre l’augmentation du PIB et les émissions de CO2 persiste au-delà de ce seuil. Donc, tant qu’on n’a pas fait la transition vers une économie décarbonée, augmenter le PIB n’est pas un objectif rationnel après la COP21.
La croissance est, dans nos systèmes actuels, la seule solution trouvée pour créer des emplois…
Si on calcule les taux de sous-emploi en tenant compte du travail partiel et des autres heures non travaillées, alors l’Allemagne, réputée être en situation de plein emploi, est en réalité à 25% de chômage et la France est au même niveau que les Etats-Unis, à 35%. C’est massif. L’équivalence entre croissance et baisse du chômage a vécu. Or la transition énergétique est intrinsèquement créatrice d’emplois pour une raison très simple : c’est le pétrole qui mine l’emploi, car c’est l’énergie la plus productive, en particulier pour la mobilité. On a abandonné les esclaves au XIXe siècle un peu par conscience morale mais surtout parce que le pétrole était plus productif que l’”énergie” humaine.
Au fur et à mesure qu’on va quitter le pétrole, on va passer à d’autres énergies. Or qui dit énergie moins productive dit forcément davantage d’emplois. La menace de “la machine qui rendra l’homme inutile” ne se réalisera que si on continue à miser, pour notre avenir, sur le pétrole et les ressources naturelles, ce qui serait irrationnel. Le pic d’extraction de pétrole, c’est au plus tard pour 2050, même en tenant compte de la fracturation hydraulique. Celui du cuivre, c’est probablement autour de 2040.
Est-ce possible dans le cadre du capitalisme ?
Le capitalisme, je ne sais pas ce que c’est. La Scandinavie n’a rien à voir avec le Texas. S’il s’agit de l’idée que tout doit reposer sur la propriété privée (de la terre, du travail, de la monnaie, la célèbre trilogie de Polanyi) et sur la mobilité absolue du capital, alors elle nous conduit dans une impasse incompatible avec les objectifs de la COP21. Le concept central de l’économie qu’il faut repenser, ce sont les “communs”. Un rapport renouvelé à la propriété, passant par le partage et le recyclage des ressources, qui permettra d’assurer notre résilience. Les communs, c’est une notion beaucoup plus ancienne que la propriété privée : on les pratique depuis des millénaires.
Le four banal, le lavoir…
Le droit romain connaissait la res communis, la “chose commune”. La propriété privée, explique l’anthropologue David Graeber, est une invention inouïe des juristes romains et des théologiens médiévaux aux XIIe, XIIIe siècles, qui consiste à étendre la relation maître-esclave à une relation homme-chose. Elle scelle un droit absolu : droit à l’usage (l’usus), droit de vente (l’abusus), droit de tirer profit (le fructus)… Les communs, eux, nous obligent à distinguer ces piliers de la propriété privée, à privilégier l’usus et à rendre négociable tout le reste.
Les communs, est-ce la fin de la propriété privée ?
Non, pas du tout. Il ne s’agit pas de collectiviser les biens. Les communs ne suppriment pas la propriété privée, ils la complètent. Voyez la multiplication de formes de propriétés originales qui sont nées autour des logiciels libres et sur lesquelles nous travaillons à l’AFD avec Benjamin Coriat. On a besoin d’institutions adaptées aux communs pour gérer les ressources naturelles, par exemple la faune halieutique dans nos océans. Si on continue de traiter le poisson comme une pure marchandise, il est possible que les poissons comestibles disparaissent de nos océans entre 2040 et 2050 ! Les Etats ne peuvent pas affronter seuls cette situation : il faut donc inventer une organisation internationale pour la gérer comme un commun.
Comment convertir les Etats à cette idée des communs ?
Je crois qu’il va nous falloir renouer en partie avec une forme d’interventionnisme saint-simonien, dans la grande tradition jacobine et planificatrice française, pour lancer et financer les grands travaux d’infrastructure dont nous avons besoin pour la transition. Je ne vois pas qui, à part l’Etat, pourrait le faire dans le contexte déflationniste actuel de surendettement privé et de banques zombies. Mais l’Etat peut aussi créer les possibilités législatives et réglementaires d’émergence de communs. Même si je suis jésuite, je ne crois pas qu’ils naîtront par l’opération du Saint-Esprit. Il faut favoriser les ONG, décentraliser, repenser la place de la société civile dans le débat démocratique, dans l’entreprise…
La transition écologique doit concerner tout le monde, y compris les pays du Sud qui n’ont pas connu la croissance des pays du Nord. Comment éviter l’injustice de la situation ?
Evidemment, la situation est très injuste. Nous sommes les plus riches, nous sommes les pollueurs, ce sont les pays pauvres qui sont les plus touchés par le changement climatique et ils n’ont guère les moyens de s’adapter. A l’AFD, nous nous efforçons pourtant de promouvoir chez eux des modèles fondés sur la résilience et la valorisation du lien social.
Ce n’est pas ce qu’ils demandent…
Si. Ces sociétés résilientes traverseront mieux les crises à venir. Elles le savent. Il n’y a que dans les grandes villes du Nord qu’on ne voit pas le changement climatique. Pour avoir vécu sur place, je peux témoigner que les paysans de la savane tchadienne, de la mangrove du fleuve Niger ou du delta du Mékong le constatent tous les jours. Exemple : pourquoi le FMI et la Banque mondiale conseillent-ils à la Guinée-Conakry d’exploiter le fer et la bauxite alors que le monde devra apprendre à s’en passer à moyen terme ? Ce pays magnifique, déjà dévasté par Ebola, n’est pas autosuffisant sur le plan alimentaire, il est obligé d’importer son riz, alors que c’est une zone d’une richesse écosystémique inouïe. Les priorités, ce devrait donc être l’arrêt de la déforestation et la promotion de la culture du riz. Les autorités que j’ai vues sont très ouvertes à cette idée, et sont prêtes à résister aux conseils du FMI et de la Banque mondiale. L’AFD les y aide, notamment en soutenant depuis quinze ans des projets très réussis de pisciculture en Guinée forestière.
Propos recueillis par Pascal Riché