Comment parler de Dieu, de Jésus aujourd’hui
Par Michel Deheunynck [1]
Il s’appelle Ibrahim. Il est hospitalisé en unité psychiatrique où je suis accompagnateur en aumônerie, me définissant non d’abord comme agent du culte, mais comme « travailleur du sens », au service de la composante spirituelle, religieuse ou autre, de la santé.
Ibrahim est étudiant en mathématiques. Sur sa table de chevet, un livre d’algèbre linéaire.
Dans les créneaux horaires de ses autorisations de sortie du secteur, nous avions déjà fait ensemble quelques échanges dans les allées du parc hospitalier. Ce jour-là, il me confie : « Je suis musulman. Mais jusqu’à maintenant, ma religion musulmane ne m’a pas vraiment beaucoup aidé… (Aidé ?)… oui, aidé à y voir plus clair dans ma vie… »
J’interromps une première fois ce récit en pensant à un certain zèle pastoral qui aurait pu être tenté par l’occasion de lui proposer une expérience alternative… Le catholicisme est assez inventif, actuellement, en moyens de séduire les jeunes. « Qu’il vienne donc voir un peu comme ça pourrait être bien ou mieux pour lui… »
Mais voilà que je lui réponds « Et bien moi, je peux te dire que mon Église catholique, elle ne m’a pas toujours bien aidé non plus ». Nous avons convenu que les religions ne sont que des moyens de la tradition, utiles, mais imparfaits pour la foi. Cet échange d’esprit institutionnellement critique a engendré entre nous un rapport de complicité et de confiance qui nous a permis d’aller plus loin dans le partage du sens de la vie et même de la foi, foi humaniste et foi transcendante. Et c’est ce qui m’a permis, quelque temps après, de l’inviter à un temps de partage convivial interconvictionnel à l’aumônerie.
Deuxième interruption pour témoigner que la proposition d’une recherche de foi, initiale ou renouvelée, ne se fait pas que dans un climat enthousiaste comme aux JMJ, mais d’abord et surtout dans l’authenticité des rapports humains qui l’ont initiée. Les liens humains et la recherche critique pour leur donner du sens me semblent toujours premiers, avant tout rapprochement cultuel ou intercultuel.
Ibrahim a donc commencé à venir à l’aumônerie et à y connaître quelques amis, hospitalisés dans d’autres unités. Peu à peu, il s’est intégré aux temps de prière et a même voulu assister à la messe du dimanche matin. D’autant que d’autres d’origine musulmane y venaient déjà, rappelant volontiers qu’ « on est tous frères et qu’on a le même Dieu ! »
Et là, il a perçu certains éléments du message de l’Évangile dans lesquels il pouvait se reconnaître. Il a un peu mieux connu un autre croyant, lui aussi critique de sa religion, Jésus, renversant bien des critères normatifs. Avec lui, même le païen retrouvait toute sa valeur aux yeux de Dieu; avec lui, notre humanité devenait le premier lieu de la foi; avec lui, l’enseignement doctrinal laissait place à la recherche de sens; avec lui, le « lève toi et marche » émancipateur social des plus fragilisés (comme à l’hôpital) était le plus bel acte de foi,…
Dans tout cela, Ibrahim se reconnaissait et nous en discutions. Il accueillait un peu de la prédication de Jésus, enracinée dans la rencontre des autres, son esprit de croyant révolté, amoureux et religieusement plutôt rebelle, jusqu’à sa mort, anticipée par l’Eucharistie. Et c’est ainsi qu’un dimanche, Ibrahim a choisi de lui répondre « oui » et de communier.
Me revoyant dans la semaine suivante, il tient à m’en reparler. Il me dit « Dimanche, j’ai communié, parce que, maintenant, j’ai commencé à intégrer le sens de l’Eucharistie de Jésus et de la communion où il se donne en nous ( « en » et non « à » : une nuance peut-être signifiante en mathématiques ? …) comme une invitation à partager entre nous tous ce qu’Il fait et ce qu’Il veut …. un peu comme un appel à la solidarité au nom de Dieu »
Je reçois cette déclaration sans la commenter. Mais lui ajoute aussitôt, comme un rappel de sa tradition « Par contre, je n’arrive pas à intégrer la Trinité. Alors, j’ai du mal à faire le signe de croix ».
Je crois que là, il faut bien une troisième interruption. Certains n’auraient peut-être pas attendu cette étape pour lui proposer d’entreprendre un chemin catéchuménal, une préparation au baptême et la suite… Seulement, la demande d’Ibrahim n’était pas du tout d’acquérir un nouveau statut religieux, mais surtout de redonner du sens à sa vie, comme bien d’autres jeunes à l’hôpital psychiatrique. Et cela commençait à se faire. A se faire, non pas sur un chemin catéchétique ecclésial bien programmé où on lui aurait sûrement appris à faire le signe de croix avant de lui donner la communion. Mais sur son chemin à lui, ce chemin où il intégrait peu à peu ce qui faisait sens pour lui, avec des étapes franchies et d’autres non, comme il l’exprimait si bien à sa façon à lui. Un chemin de foi peut-être pas aussi linéaire que son cours d’algèbre…
Ibrahim a ensuite quitté l’hôpital pour retrouver sa vie, ses études, son avenir, une confiance retrouvée et une foi renouvelée. Il a aussi repris son chemin à lui, avec d’autres rencontres, d’autres compagnonnages, son chemin de croyant musulman, ayant découvert et vécu quelque chose de Jésus Christ dans sa vie à lui et ayant fait comme Lui une expérience de croyant religieusement critique.
Note :
[1] Texte de son intervention, le 25 novembre 2016, à la table ronde de l’Assemblée générale des Réseaux du Parvis.
Photo : Didier Vanhoutte