Soulha, Réconciliation
Par Jean Zaru
Les Amis de Sabeel – France viennent de publier la traduction du dernier numéro de la revue « Cornestone » du Centre œcuménique de la théologie de la libération Sabeel. Il est largement consacré à la réflexion sur le pardon. Nous reproduisons ici l’article de Jean Zaru [1].
Montrer du doigt pour accuser, c’est le carburant d’un cycle de conflit. Pourtant le prophète Isaïe offre de l’espoir à ceux qui veulent trouver un autre chemin :
« Si tu cesses chez toi de faire peser des contraintes, de ridiculiser les autres en les montrant du doigt, ou de parler d’eux méchamment, si tu partages ton pain avec celui qui a faim, si tu donnes à manger à qui doit se priver, alors la lumière chassera l’obscurité où tu vis ; au lieu de vivre dans la nuit, le Seigneur restera ton guide ; même en plein désert, il te rassasiera et te rendra des forces. Tu feras plaisir à voir, comme un jardin bien arrosé, comme une fontaine abondante dont l’eau ne tarit pas. Alors tu relèveras les anciennes ruines, et tu rebâtiras sur les fondations abandonnées depuis longtemps. On te nommera ainsi : « Le peuple qui répare les brèches des murailles et redonne vie aux ruelles de la ville ». (Is. 58, 9b-12 – trad. FC, Ndt.)
Comment se débarrasser des contraintes et du doigt accusateur ? Quelles sont les exigences de la réconciliation ? Je ne peux pas me réconcilier avec des structures de domination et d’oppression, en m’abritant sous les mots de paix et de réconciliation. Quand des paroles de paix et de guérison sont prêchées sans s’occuper d’un changement véritable de la situation d’oppression des faibles créée par les puissants, c’est pour moi de l’hypocrisie. Trop souvent, dans notre réflexion sur la paix et la réconciliation, c’est aux opprimés qu’on fait appel pour qu’ils pardonnent et se réconcilient d’une façon qui tend à perpétuer plutôt qu’à corriger les sources de l’injustice, de l’aliénation ou de la division. La réconciliation peut alors devenir une faillite allant jusqu’à accepter le statu quo, en pensant que l’on ne peut rien changer.
Une réelle réconciliation implique une profonde restauration de la vie des gens, surtout de ceux qui ont souffert. Cela exige de restaurer la dignité des victimes de la violence. La réconciliation comporte quatre aspects – politique, économique, psychosocial et spirituel. Le Christ n’a pas seulement annoncé la bonne nouvelle que les malades peuvent être guéris. Il a guéri ; et c’est en agissant qu’il a annoncé le Royaume. La parole et l’action ne font qu’un. Elles sont inséparables. La réconciliation est au centre de l’évangile et ceux d’entre nous qui sont chrétiens doivent travailler activement à réconcilier – en restaurant des vies et en proclamant la bonne nouvelle. La réconciliation en tant que moyen de transformation nous met au défi de résister à la tentation de simplement changer les meubles de place. Il s’agit de restaurer ; que ce soit dans les structures de notre psychisme ou dans celles de notre planète.
Mais, c’est un fait que de nombreux Israéliens ne se sentent pas coupables de ce qu’ils ont fait. Ils n’ont pas l’impression d’avoir mal agi, en raison de leur idéologie sioniste. De ce fait, la réconciliation n’est pas un problème pour eux. Ils sont nombreux à nous parler de réconciliation en suggérant une paix hâtive. Ils parlent de réconciliation plutôt que de libération, ou de réconciliation comme d’un processus programmé. Ces propositions nous invitent, nous victimes de la violence, à passer l’éponge sur le passé et à pardonner en tant que chrétiens. En banalisant et en ignorant l’histoire de la souffrance, les victimes sont oubliées et les causes de leur souffrance ne sont jamais dévoilées ni prises en compte.
La réconciliation n’est pas une paix hâtive qui essaie de contourner les causes de la souffrance. Si les causes ne sont pas établies, la souffrance va continuer. La roue de la violence continue à tourner, et de plus en plus de gens seront écrasés.
Permettez-moi de vous expliquer notre façon à nous, Palestiniens et Arabes, de faire la paix et d’accorder le pardon.
Si mon voisin ou un autre membre de la communauté a porté atteinte à ma dignité de quelque façon que ce soit, s’il a pris ma terre ou blessé un des membres de ma famille, le premier pas dans cette démarche non violente de faire la paix, est que la personne qui m’a fait du mal choisisse un médiateur, une personne reconnue dans la société pour son respect de la justice et de la réconciliation. On procède alors de la façon suivante :
- Une date est fixée pour venir me rendre visite en présence des membres de ma communauté familiale. La réconciliation implique la participation de la communauté.
- La personne qui m’a causé du tort viendra avec son médiateur ainsi qu’avec les membres de sa communauté familiale. La réconciliation inclut cette expression d’humilité.
- La personne qui m’a causé du tort reconnaît le mal qui a été fait. Ensuite, engagement est pris de réparer le tort et une demande de pardon est formulée. La Réconciliation implique d’établir sincèrement la vérité, et de s’engager à réparer le dommage.
- Le médiateur prend la responsabilité de faire exécuter la réparation du dommage. Il est une tierce personne de confiance qui veille à ce que réparation soit faite.
- Ensuite le pardon est accordé (« ahli samah imnah ») par ces mots « Vous êtes chez nous. Vous êtes parmi nous, et nous nous engageons à aider et à protéger la personne qui nous a fait du mal. Puis on déclare : « Le pardon est un don de Dieu » (samah min Allah »). Le pardon est essentiel pour une véritable réconciliation.
- Enfin, on partage en mangeant tous ensemble, en rompant le pain en commun, ce qui constitue un engagement d’amitié et de partage à la place de l’hostilité ou de l’exploitation.
Cette façon de faire la paix et la réconciliation, dénommée “Soulha”, respecte et restaure la dignité des deux parties. Plutôt que de continuer un cycle d’humiliation et de violence, La Soulha fait avancer vers une nouvelle relation d’équité et de respect. Par ma modeste expérience personnelle, j’ai découvert cette force singulière de la non-violence qui vient de la nature réciproque de son approche : offrir respect et sollicitude d’un côté, tout en tenant compte de l’injustice comme de la non-coopération, ou de la défiance de l’autre côté.
Soutenons donc le développement d’une telle communauté innovante faite d’amis, une communauté qui dépasse les frontières, déconstruit l’idéologie dominante qui normalise le péché et l’injustice : une communauté qui donne forme à une pratique alternative de la solidarité !
Note :
[1] Extrait du livre “Occupés, mais Non-violents” [NDLR. en français, édit. Riveteuse, Paris, 2016, trad. F. Lucas] de Jean Zaru, une palestinienne quaker, qui est membre fondateur de Sabeel ; et présidente de la Communauté des Amis (Église quaker) de Ramallah..
Traduction P. Solère.