Edwy Plenel : “Il y a du spirituel dans l’engagement”
Edwy Plenel vient de publier Voyage en terres d’espoir [1], hommage au « Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier, mouvement social » [2], qu’il présente comme une “invitation à se promener sur le continent des obscurs. À partir à la recherche de celles et ceux dont le souvenir est effacé par les puissants et les dominants, qui réquisitionnent l’Histoire à leur profit.”
• Dans le chapitre intitulé “L’au-delà de soi-même” (p. 50), Plenel écrit :
Sur la longue durée, grâce notamment au Maitron, nous sommes désormais assez renseignés pour discerner, au-delà même des cas fréquents de passage d’une pratique confessionnelle à un militantisme partisan au sein des classes populaires, cette évidence : il y a du spirituel dans l’engagement. Autrement dit, la recherche, sous la forme d’un idéal politique, d’un au-delà de soi-même qui mobilise, convoque et requiert, entrainant les individus au plus loin de leurs bases de départ, mais en vérité au plus près de leur quête intime.
• Edwy Plenel est revenu sur cette thématique dans un entretien avec Jean Birnbaum, publié dans Le Monde des Livres daté du 16 décembre 2016. Nous en reprenons ici un court extrait.
Les Éditions de l’Atelier, qui publient ce dictionnaire, sont nées dans un milieu de chrétiens de gauche. Le “peuple du “Maitron” ” lui-même est souvent composé de femmes et d’hommes qui ont eu un rapport évident à la foi. “Les vies collationnées par le ‘Maitron’, notez-vous, interrogent ce verbe : croire.” Or, aujourd’hui, ce lien entre mouvement social et mouvement spirituel paraît oublié…
Il y a du spirituel dans l’engagement, cela me paraît évident. L’engagement, c’est un déplacement mû par un dépassement, un au-delà de soi-même. Alors il y a ceux pour qui cet au-delà relève d’une croyance religieuse. Mais il y a aussi la version laïcisée, l’au-delà comme horizon. À lire ces itinéraires biographiques, c’est bien ce qu’on constate. Quand les femmes et les hommes ne sont pas saisis par l’esprit d’appareil et son cynisme prosaïque, quand ils sont dans le mouvement, les chansons, les solidarités… alors il y a ce dépassement. Aujourd’hui, parallèlement aux crispations réactionnaires dans le monde catholique, on retrouve, en première ligne des combats pour l’émancipation, tout ce qui est issu du christianisme social. Si on prend ne serait-ce que la solidarité avec les réfugiés, on trouve la Cimade, autrement dit le “service œcuménique d’entraide”. J’ai donc le sentiment, au contraire, que dans les lieux où se jouent aujourd’hui les causes communes, on voit des gens qui ne craignent pas d’être accompagnés par une forme de spiritualité, ou qui n’ont pas peur de s’engager avec des croyants. Quelle que soit leur religion, ils affrontent cet adversaire commun dont parlait Péguy dans Notre jeunesse (1910), le “monde moderne”, le monde “de ceux qui ne croient à rien, même pas à l’athéisme”.
À propos de ses “Fragments d’un discours amoureux” (Seuil, 1977), Roland Barthes disait qu’il s’efforçait de donner une voix à une certaine marginalité, sans tapage, avec tendresse. Pour votre livre, qui peut se lire comme des fragments de vies engagées, vous utilisez aussi ce lexique des marges et de la tendresse.
Les marges sont essentielles, ce sont elles qui font tenir la page. J’assume une “carte du tendre” qui valorise les audaces minoritaires et les fidélités exemplaires. Doriot commence comme militant ouvrier et devient fasciste, donc il ne nous intéresse pas ! J’ai pris des itinéraires qui permettent de redonner une forme de sensibilité. Refonder du sens, c’est retrouver une poésie en politique. Quitte à être moqué par les cyniques, je revendique deux mots qui constituent un programme politique : beauté et bonté. Nicolas Sarkozy, puis d’autres s’en sont pris à la “dictature des bons sentiments”. Alors, quoi, il faudrait une démocratie des mauvais sentiments, de la laideur, de la méchanceté ? Dans ce contexte, défendre un horizon de bonté et de beauté, c’est aussi réhabiliter une politique d’émancipation. Les vies que je retrace sont des itinéraires dignes, élégants, y compris dans une forme de distinction, de chemin qui ne se réduit pas à la foule. Quand Édouard Glissant (1928-2011) écrit avec Patrick Chamoiseau le manifeste contre le ministère de l’identité nationale et de l’immigration, en 2007, il termine par ces mots : “Tout le contraire de la beauté.” De même, je cite souvent l’un des derniers poèmes d’Aimé Césaire, qui dit : “Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube.” Ce poème s’intitule Nouvelle bonté.
[1] Voyage en terres d’espoir, par Edwy Plenel, Éditions de l’Atelier (2016, 25€)
[2] communément appelé «Le Maitron», du nom de son fondateur, l’historien Jean Maitron (1910-1987). Voir : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article23901
Commentaire de Jacques Musset
Toute démarche humaine animée par le souci d’accueil d’autrui, par l’exigence intime de vivre vrai et de penser juste est évidemment spirituelle, au sens d’être inspirée par un mystérieux et indicible souffle intérieur que chacun nomme de divers noms. L’expérience est la même pour tous, c’est la nomination qui diffère.
C’est l’expérience qui est essentielle ; la nomination n’est pas secondaire, mais seconde.
Unissons-nous entre humains autour de l’essentiel où l’on ne peut tricher et qui seul porte des fruits d’humanité.