Leonardo Boff : “François est l’un d’entre nous”
Le 25 décembre 2016, Leonardo Boff a donné une interview au journal régional allemand Kölner Stadt-Anzeiger.
Nous en publions ici de larges extraits.
Leonardo Boff, brésilien, né en 1938, est le fils d’immigrants italiens. En 1959, il est entré dans l’ordre franciscain et a étudié pendant cinq ans en Allemagne.
Dans les années 1980, Boff est devenu le principal représentant de théologie de la libération et il est entré en conflit avec le Vatican et son gardien suprême de la foi, Joseph Ratzinger, pour avoir critiqué l’Église officielle. Après une interdiction de publication qui lui a été imposée à deux reprises, Boff a quitté l’Ordre en 1992 et a démissionné de son sacerdoce.
La théologie de la libération latino-américaine, à laquelle appartiennent des représentants éminents, est revenue en grâce avec le pape François. Est-ce aussi une réhabilitation personnelle pour vous, après les décennies de combats avec le pape Jean-Paul II et son gardien suprême de la foi, Joseph Ratzinger, devenu plus tard le pape Benoît XVI ?
François est l’un de nous. Il a transformé la théologie de la libération en une propriété commune de l’Église. Et il l’a élargie. Ceux qui parlent aujourd’hui des pauvres doivent aussi parler de la terre, parce qu’elle est aussi pillée et maltraitée. «Entendre le cri des pauvres», cela signifie entendre le cri des animaux, des forêts, de toute la création torturée. Toute la terre pleure. Aussi, dit le pape – et il cite ainsi le titre d’un de mes livres – nous devons entendre simultanément le cri des pauvres et le cri de la terre. Et les deux ont besoin d’être libérés ». J’ai moi-même traité de cet élargissement de la théologie de la libération dans un passé récent. Et c’est aussi l’aspect fondamentalement nouveau de Laudato si’.
… L’«éco-Encyclique” du pape de 2015. Combien y a-t-il de Leonardo Boff dans Jorge Mario Bergoglio?
L’encyclique appartient au pape. Mais il a consulté de nombreux experts.
A-t-il lu vos livres?
Plus que ça. Il m’a demandé des matériaux pour Laudato si’. Je lui ai donné mon conseil et lui ai envoyé quelques-uns de mes écrits. Qu’il a aussi utilisé. Certains m’ont dit qu’ils pensaient en lisant : «C’est du Boff !» Entre parenthèses, le pape François m’a dit personnellement : «Boff, ne m’envoyez pas les papiers directement à moi.”
Pourquoi ?
Il a dit: “Dans le cas contraire, les Sottosegretari (les employés de l’administration du Vatican) les intercepteront et je ne les recevrai pas. Au lieu de cela, envoyez les choses à l’ambassadeur argentin avec qui j’ai un bon lien, ils m’arriveront plus sûrement entre les mains. » Il faut savoir que l’actuel ambassadeur au Saint-Siège est un vieil ami du pape, de l’époque où il était à Buenos Aires. Ils ont souvent bu ensemble le mate. Puis, un jour avant la publication de l’encyclique, le pape fit appeler quelqu’un pour me remercier de mon aide.
Votre rencontre personnelle avec le pape est-elle toujours en suspens?
Il a cherché une réconciliation avec les représentants les plus importants de la théologie de la libération: avec Gustavo Gutierrez, Jon Sobrino, et moi aussi. Je lui ai dit à propos du pape Benoît XVI – l’ancien Joseph Ratzinger – “Mais cet autre pape est toujours vivant, après tout!” Il n’a pas accepté cela. – Non, a-t-il dit, Il papa sono io le pape, c’est moi! Nous étions les bienvenus. C’est là que vous voyez son courage et sa détermination.
Pourquoi votre visite n’a-t-elle pas encore eu lieu ?
J’avais reçu une invitation et j’avais déjà atterri à Rome. Mais juste ce jour-là, immédiatement avant le début du Synode sur la Famille en 2015, 13 cardinaux – parmi lesquels le cardinal allemand Gerhard Müller, Préfet de la Congrégation – ont renouvelé une rébellion contre le pape avec une lettre adressée à lui qui alors, merveille des merveilles !, a été publiée dans un journal. Le pape était furieux et il m’a dit: «Boff, je n’ai pas le temps. Je dois rétablir le calme avant le début du synode. Nous nous reverrons une autre fois ».
Mais il n’a pas vraiment réussi non plus à rétablir le calme espéré, n’est-ce pas?
Le pape a éprouvé la force des vents contraires qui soufflent de ses propres rangs, particulièrement des États-Unis. De ce cardinal Burke, Leo Burke, qui, avec votre Meisner, l’ancien Cardinal de Cologne, a déjà écrit une nouvelle lettre ; c’est le Donald Trump de l’Église catholique (rires). Mais, contrairement à Trump, Burke est maintenant mis sur la touche à la Curie. Ces gens croient vraiment que c’est à eux de corriger le pape. Comme s’ils étaient au-dessus du pape. Cela est inhabituel, sinon sans précédent dans l’histoire de l’Église. On peut critiquer le pape, on peut avoir des discussions avec lui. C’est ce que j’ai fait assez souvent. Mais, que les cardinaux accusent publiquement le pape de répandre des erreurs théologiques ou même des hérésies, c’est – je pense – trop. C’est un affront que le pape ne peut pas supporter. Le pape ne peut pas être condamné, c’est-à-dire l’enseignement de l’Église.
Qu’en est-il de ces réformes de l’Église que de nombreux catholiques, avec tout leur enthousiasme pour le Pape, avaient espéré de François et qui ne sont toujours pas arrivées ?
Vous savez, pour autant que je sache, le centre de son intérêt n’est plus l’Église, et certainement pas son fonctionnement interne, mais plutôt la survie de l’humanité, l’avenir de la Terre. Les deux sont en danger, et il faut se demander si le christianisme peut contribuer à surmonter cette crise majeure où l’humanité risque de périr.
François se soucie de l’environnement, et en attendant, son Église continue d’aller dans le mur?
Je pense qu’il y a une hiérarchie des problèmes pour lui. Si la Terre est détruite, tous les autres problèmes seront également réglés. Mais pour les questions internes de l’Église, attendez ! L’autre jour, le cardinal Walter Kasper, un proche confident du pape, a dit qu’il y aura bientôt de grandes surprises.
Qu’attendez-vous?
Qui sait ? Peut-être un diaconat pour les femmes. Ou la possibilité que des prêtres mariés puissent être réintégrés dans la pastorale. C’est une demande explicite des évêques brésiliens au pape, en particulier de son ami, le cardinal Claudio Hummes, retraité de la Curie. J’ai entendu dire que le pape voulait répondre à cette demande – tout de suite et pour une certaine période expérimentale au Brésil. Ce pays, avec ses 140 millions de catholiques, devrait avoir au moins 100.000 prêtres. Mais il n’y en a que 18 000. Institutionnellement, c’est une catastrophe. Pas étonnant que les fidèles se tournent maintenant en masse vers les évangéliques et les pentecôtistes, qui remplissent ce vide en personnel. Si tous ces milliers de prêtres mariés pouvaient à nouveau exercer leur charge, ce serait là un premier pas vers une amélioration de la situation et, en même temps, ce serait une impulsion et un signe que l’Église catholique résout l’esclavage du célibat obligatoire.
Si le pape en décidait ainsi, est-ce que vous-même, en tant qu’ancien prêtre franciscain, vous reprendriez votre charge sacerdotale ?
Personnellement, je n’ai pas besoin d’une telle décision. Je n’aurais pas à changer quoi que ce soit, parce que je fais aujourd’hui ce que j’ai toujours fait, je baptise, j’ensevelis, et quand je viens dans une communauté sans prêtre, je célèbre aussi la messe avec le peuple.
C’est très “allemand” de vous le demander : « êtes autorisé à le faire ? »
Jusqu’à présent, aucun évêque que je connaisse ne l’a jamais critiqué ni interdit. Les évêques, au contraire, sont heureux et me disent: «Les gens ont droit à l’Eucharistie. Continuez à le faire! »Mon professeur de théologie, le cardinal Paulo Evaristo Arns – qui vient de mourir il y a quelques jours – était par exemple très ouvert. Il est allé si loin que, quand il a vu des prêtres mariés assis sur les bancs pendant la messe, il les a fait venir à l’autel et il a ensuite concélébré l’Eucharistie avec eux. Il le faisait souvent et leur disait : «Vous êtes, après tout, toujours des prêtres – et vous le resterez ! »
Source : http://www.ksta.de/kultur/leonardo-boff-im-interview–papst-franziskus-ist-einer-von-uns–25372660
Traduction par Lucienne Gouguenheim
Source de la photo : Antonio Cruz (Agência Brasil) (Agência Brasil [1]) [CC BY 3.0 br (http://creativecommons.org/licenses/by/3.0/br/deed.en)], via Wikimedia Commons
Quel bonheur de lire cela !
Annie Grazon