Prêtre accompagnateur en aumônerie psychiatrique : Bilan, entre paradoxes, défis et interpellations
Par Michel Deheunynck (intervention lors de l’Assemblée générale de NSAE le 21 janvier 2017).
Mon église diocésaine, reconnaissant la marginalité de ma vocation et devançant l’appel du Pape François, m’avait envoyé en pleine périphérie païenne, là où notre humanité ressent et exprime ses différences, ses angoisses, ses révoltes, ses quêtes d’identité et ses recherches de sens : l’hôpital psychiatrique. À la rencontre de ces païens qui ont souvent peu de références religieuses, mais beaucoup de ressources de foi. L’Evangile en avait déjà fait clairement sa priorité et lorsque l’Eglise m’avait ordonné prêtre, elle m’avait formé pour être « levain dans la pâte », ce qui est loin d’être encore une priorité presbytérale aujourd’hui… Alors, merci à celles et ceux qui m’ont gardé leur confiance en fidélité à mon engagement dans le sens de cet « enfouissement » en milieu profane et laïque.
Bien sûr, ce bilan doit rendre compte de la mission qui m’a été confiée : témoigner de l’amour de Dieu; de sa souffrance face à la maladie mentale ; de son écoute des malaises de notre société et de leur impact sur nos fragilités; de son espérance à chaque étape franchie, à chaque renouveau de la vie; de la foi qu’il nous donne en nous-mêmes, en nos rapports humains et peut-être même… en Lui !
L’hôpital psychiatrique, aussi marginalisé soit-il dans l’organisation de notre humanité, est pourtant un bon reflet :
– de sa diversité de références culturelles, sociales, affectives…
– de ses dysfonctionnements et de ses conflits de personnalité, de relation,
– de ses sources de décompensations : socialité, travail, famille, religion…
– de ses rêves et utopies enfouies, de ses quêtes de sens…
La souffrance mentale y génère une triple exclusion :
– celle de la captivité par la maladie, par la rétention en cadre de soins fermé, par la contention médicamenteuse, voire même, parfois, physique;
– celle de la distanciation du corps social;
– celle de la « différence » en humanité.
Dans ce contexte s’entrecroisent nombre de :
PARADOXES
Le premier de ces paradoxes est celui de la deshinibition, souvent bien difficile à gérer qui permet tant de spontanéité, d’authenticité, de créativité, mais aussi de provocations, de transgressions, elles aussi porteuses de sens et d’interpellations, nous invitant à reformuler nos propres repères « normatifs » et à repenser nos propres systèmes de valeurs. Cette recherche de sens des milieux fragilisés peut bousculer nos convictions (éthiques, familiales, sociétales, religieuses…) parfois trop bien établies, celles des milieux stabilisés, mieux rangés, plus justement cadrés.
Voici ce qu’écrivait F… à l’atelier « journal » :
« Pour moi, l’important, c’est de vibrer et on ne peut pas le faire si on n’est pas perturbé. Donc, on ne peut pas le faire en allant bien; ce serait …une forme d’embourgeoisement… socialement correct, qui dessert l’humanité plus qu’il ne lui rend service… Cherchez un fond dans votre vie autant que vous en cherchez la forme et vous cesserez de pleurer… la cohérence pour laquelle vous êtes faits, vous l’aurez trouvée »
Un autre grand paradoxe tient, en effet, à cette recherche de sens qui manque tant à notre humanité socialisée, contrainte par la gestion des aléas et des nécessités de sa (sur) vie, mais qui peut se trouver réinvestie lors de cette mise à l’écart thérapeutique. Cette recherche de sens, devenant chemin de foi, humaniste ou « transcendante » est devenu mon premier outil de travail, plus opératoire que le seul accompagnement compassionnel ou cultuel. D’autant que cette quête de sens rejoint souvent la mienne, questionnée, elle aussi, par ma vie et mon histoire de prêtre. Ce service devient ainsi une forme d’échange, de partage, de communion. Les personnes visitées m’ont appris qu’être autre n’est pas être rien; que faire autrement n’est pas faire n’importe quoi. Elles ont su me redonner confiance dans ma propre différence et dans ma confrontation aux trop « normo pensants » et « normo croyants ».
Encore un paradoxe : on se réjouit quand une personne, fidèle amie de l’aumônerie, ne vient plus à nos rencontres ou célébrations. Peut-être a -t-elle conquis quelques permissions de sorties de l’hôpital? Peut-être aussi n’a-t-elle, tout simplement, plus besoin de nous, a franchi une étape qui l’émancipe de nous et l’investit désormais dans d’autres lieux d’échange et de partage… jusqu’à l’étape suivante ? Peut-être encore, le fait de se distancer est-il un signe de liberté en (bonne) voie de reconquête à laquelle nous aurons possiblement contribué… Cela nous immunise contre la tentation récurrente de nous approprier celles et ceux qui nous rejoignent. En Eglise, en aumônerie, nous n’avons pas vocation à œuvrer pour nous-mêmes. C’est un des grands défis qui nous sont lancés.
DÉFIS
Notre aumônerie est ouverte à tous, signe et célébration de l’hospitalité de Dieu. Certains, qui s’identifient comme « croyants », de toute référence confessionnelle, sont en attente d’un rapprochement au nom « d’un même Dieu », rapprochement fraternel bien plus que cultuel. Ainsi, une demande à « se confesser » est rarement une démarche de repentance sacramentelle, mais, pour eux, un besoin de se confier dans cette foi en Dieu et pour nous, une occasion de leur témoigner de son amour. De même, la communion est-elle vécue comme un signe du partage avec Jésus de notre vie en humanité et de ses enjeux plus que comme une adhésion dogmatique formalisée.
D’autres souhaitent nous rejoindre pour s’approprier un peu du message chrétien et de sa mise en pratique, mais sans postuler pour autant l’obtention d’un « statut » religieux. C’est leur démarche comme recherche de sens qui est elle-même catéchuménale et qui nous rappelle que la vie, comme lieu de la rencontre de Dieu, est le premier sacrement.
À nous donc d’accueillir et d’accompagner quelqu’un dans sa propre recherche de foi sans la confiner dans une formation catéchétique et dogmatique programmée et calibrée. Ainsi l’Église qui se propose à lui est-elle perçue comme un lieu de liberté dont les exclus et les captifs sont les meilleurs guides… et les premiers formateurs. Cela suppose, bien sûr, une relation, non de sujet à objet (de soin ou de sollicitude), mais de sujet à sujet, le lien humain prévalant sur tout lien institutionnel.
Un autre défi est de ne jamais laisser une démarche spirituelle se substituer à la prise en charge thérapeutique et soignante.
Un autre est celui du langage de nos prières et célébrations qui doit chercher à être le plus intégratif possible, en évitant :
– une formulation cultuelle ésotérique, celle des pratiquants initiés;
– un mode d’expression régressive de la foi, sous forme de récitation scolaire recto-tono;
– un rite à connotation « magique » pouvant réveiller un délire mystique latent;
– une dévotion fétichiste, chosifiant la prière;
– une évocation dégradante (péché…) ou misérabiliste (pitié…); mais optant plutôt pour une liturgie qui promeut, au nom de l’Évangile, une dynamique émancipatrice, réconciliante avec soi-même, son histoire, son image, son destin personnel et collectif.
Cela permet, en outre, de tenir compte de la diversité culturelle et cultuelle, mais aussi des difficultés de stabilité et de capacité attentionnelles pharmacodépendantes. Serait-ce peut-être un appel pour toute notre Église, en contexte humain sécularisé, diversifié et souvent mortifié, à une certaine désacralisation de son langage cultuel et surtout à une revitalisation de sa ritualité à laquelle même les plus distants puissent être contributifs ?
Que la langue de la foi ne soit plus langue de bois !
Nous sommes aussi confrontés à une grande carence affective quasi généralisée chez les personnes en séjour hospitalier fermé prolongé. Nombreux sont celles et ceux qui m’enlacent, m’embrassent. La bonne distance est souvent difficile à tenir et les transferts à repousser, car cela me renvoie à ma propre pauvreté affective dans mon célibat et ma non-parentalité. Deux jeunes m’ont demandé récemment que je sois leur papy !
Cette fragilisation affective génère nombre de situations difficiles à gérer dans les secteurs et parfois d’incidents qui ne se règlent que par une mise en isolement ou une surenchère médicamenteuse.
Elle pose aussi la question taboue de la vie sexuelle des personnes en souffrance mentale et en hospitalisation psychiatrique à temps plein…
Encore un défi : celui posé par les délires mystiques, souvent à composante « catho », teintés d’une mariologie exacerbée; d’une emprise sortilège ou démoniaque; d’une évasion religieuse dévitalisante.
Alors, soyons très prudents avec certaines propositions cultuelles à risque de désincarnation. Des personnes fragilisées y répondent trop facilement et décompensent ensuite jusqu’à se retrouver en hospitalisation, voire en isolement contraint. Sachons résister à la gratification de la ferveur ou du nombre et restons attentifs à l’intégration bien assumée en humanité de tous celles et ceux qui nous font confiance.
Si, en service d’Église, nous avons à témoigner de l’amour pastoral de Dieu, au nom de l’Évangile, cet amour ne peut se réduire à être compassionnel ou enveloppant, mais doit être surtout émancipateur, libérateur « Va, relève-toi et marche ! »
Tous ces défis que ce lieu de soins et de vie en humanité nous appelle à relever sont autant d’interpellations que nous ne pouvons que relayer. En voici quelques-unes parmi tant d’autres.
INTERPELLATIONS
R… « Je n’ai pas de visite, car ma famille ne veut pas mettre les pieds à l’hôpital psy ».
Une première interpellation concerne l’isolement généré par la souffrance mentale. Alors que les maladies somatiques, les déficits et handicaps physiques appellent volontiers une sensibilité bienveillante, un soutien humain, spirituel, une solidarité environnementale, les perturbations du fonctionnement psychique suscitent plutôt évitement, méfiance, voire même rejet. Oui, les « bipos » nous importunent et les « schizos » nous font peur ! Notre généreuse volonté d’accueillir les différences jusqu’à les positiver peut s’en trouver bien éprouvée…
Les normes comportementales que nous revendiquons, que nous prêchons, dont nous témoignons, ne sont -elles pas parfois excluantes ? Le message évangélique, si radical soit-il dans sa portée, serait-il lui-même si normatif dans son mode d’expression et dans sa mise en œuvre ?
J… « Quand je pense que c’est à cause de moi que mon père a été en prison ! »
Ainsi s’exprime la souffrance de ce jeune, martyrisé durant toute son enfance, chez qui tout est à reconstruire et qui, victime, se ressent coupable. Il avait demandé, dans sa prière « que Dieu pardonne à ma mère ce qu’elle m’a fait… oui… parce que, moi, je n’y arrive pas ! » Quel acte de foi chez ce jeune pourtant religieusement peu initié ! Ce jeune qui se croit donc coupable non seulement de ce qu’il a subi, mais encore de ne pas savoir bien pardonner.
L’enjeu thérapeutique et spirituel est évidemment de le libérer de cette image si négative de lui.
Notre lexique pastoral, dogmatique, liturgique n’est-il pas trop imprégné de cette notion de « péché » que chacun doit être convaincu de reconnaître d’abord en lui-même comme condition préalable pour se savoir digne d’être, malgré cela, aimé de Dieu.
M… « Je crois que mon père n’est pas mon père ; j’ai été conçu par un démon »
Cet adolescent, catholique pratiquant en famille, découvre son homosexualité et se sent ou se croit jugé par ses parents (dialogue impossible), par son Église (doctrine morale réactivée depuis la « manif pour tous »…), par son entourage scolaire et amical et jusque dans sa propre conscience qu’il pense parasitée par le mal. Mais il a pu s’investir en confiance dans la démarche psychothérapeutique et redécouvrir toute la valeur de son potentiel amoureux, orienté tel qu’il est. Au bout d’un an, il a pu être rescolarisé après un passage en section soins-études. Sa foi en lui-même et en Dieu en a été bousculée, mais positivement renouvelée.
Certaines de nos communautés croyantes, paroissiales, familiales auraient-elles oublié que l’Évangile a récapitulé toute régulation des comportements humains dans une seule prescription : celle de l’amour ?
C… « Nous, on ne nous demande pas notre avis ; à l’aumônerie, on peut dire ce qu’on pense »
Elle n’est pas la seule, cette ancienne assistante de direction, à revendiquer ou à retenir malgré elle sa parole. Une parole confisquée, réservée à ceux qui savent. Une parole certes confuse, car étouffée par une élocution captive des médicaments. Une parole dérangeante, perturbante, intempestive. Une parole qui voudrait exprimer un autre projet de vie que celui de l’équipe médico-sociale ou de la tutelle. Une parole qui relance les questions de sens et de foi en humanité au-delà des réponses codifiées.
Comment notre Église accueille-t-elle une parole qui bouscule ce qu’elle croit bon et juste, ses références officialisées, ses normes convenues, ses règles de gouvernance?
Comment est-elle ce lieu de liberté, si chère à ceux qui en sont privés ?
Quelques conclusions
Au nom de l’Évangile, le service en aumônerie s’exerce à 3 degrés :
– d’abord, un service du sens de la vie, personnelle et partagée;
– ensuite, un service de témoignage de foi, humaine et spirituelle;
– enfin, un service communautaire d’expression et de célébration cultuelle.
Merci à toutes celles et ceux qu’on appelle « patients » de leur accueil; de leur sourire, jamais forcé; de leur gratitude, jamais feinte. Ils ont redonné sens à ma vie, à ma foi et à ma vocation.
Je comprends mes amis et partenaires qui auraient attendu de moi un prêtre plus cléricalisé, mieux positionné religieusement, plus marqué ecclésialement, sublimant mes propres fragilités, émotions, révoltes.
Mais je suis comme je suis, différent avec les différents. Et comme le remarque un copain prêtre, non pas, bien sûr, au-dessus d’eux; non pas même en vis-à-vis d’eux, mais en communion avec eux.
Photo : Marie-Thérèse Arnoux