Aujourd’hui, la lettre ouverte que nous publions est comme un cri de détresse. Juan Carlos Claret écrit aux évêques de son pays, le Chili, qui vont rencontrer le Pape en visite ad limina. Juan Carlos est un jeune étudiant en droit qui est activement engagé avec les laïcs d’Osorno pour obtenir qu’on cesse de leur imposer comme évêque Juan Barros Madrid. Celui-ci a été pendant plus de vingt ans protégé, puis protecteur, de Fernando Karadima, qui a fait l’objet d’un scandale de pédophilie qui a ébranlé l’Église et la société chiliennes. Mais la hiérarchie, jusqu’au plus haut niveau, reste insensible aux souffrances des chrétiens d’Osorno. Le blocage est purement institutionnel, au mépris de la pastorale.
RELIGION DIGITAL
18 Février 2017
Au Chili, nous disons que quelqu’un est “quemado”[1] lorsqu’après s’être donné complètement à une cause, il n’est plus écouté par la communauté, car on sait d’avance ce qu’il va dire. Ils disent “c’est toujours la même chose”, en fait, c’est lui qui crée le conflit.
Dans le diocèse d’Osorno, nous sommes nombreux à être “quemados”, car nous exigeons depuis deux ans la démission de l’évêque Barros Madrid, sur la base des arguments de fait et de droit que vous et l’opinion publique connaissez bien. Nous sommes nombreux à être catalogués comme source de conflit et comme personnes stupides, au point de nous exclure, ou de nous rejeter des instances extra-ecclésiales. En disant « beaucoup », je constate que nous ne sommes pas « tous » parce que, si le rejet à l’imposition de l’évêque Barros – je le dis avec assurance – est catégorique, la majorité de ceux qui s’opposent le font en silence précisément pour ne pas être “quemados”. Mais, comme l’avons constaté ces dernières semaines avec les terribles incendies de forêt qui ont ravagé la région centre-sud du pays, le fait que le feu ne se voie pas en surface ne signifie pas qu’il ne continue pas sous la terre, brûlant les racines, rendant impossible que la vie continue, et menaçant de réapparaître au moment où on s’y attend le moins.
À vrai dire, le diocèse, mon diocèse, est en train de s’effondrer – et vous le savez bien – à cause d’un incendie que la hiérarchie de l’Église a provoqué, qui lui a échappé des mains, et dont personne ne veut assumer la responsabilité.
Comme je suis un “quemado” du fait que je dis “Non à Barros”, j’ai hésité à vous écrire, mais je crois qu’il est nécessaire que nous les “quemados” ne nous autocensurions pas, afin de donner un témoignage. Cependant la force du Kairos que vous avez devant vous et qui atteindra son sommet le 23 février prochain lorsque vous serez réunis avec le Pape François, me conduit à vous écrire et, en le faisant, je crois représenter tous les « quemados ». Au moins, j’essaierai.
Si François réitère ce qu’il vient de faire pour la visite « ad limina » avec les évêques du Costa Rica, lors de votre visite, il ne rencontrera pas en privé chacun d’entre vous, mais il vous réunira seulement en collège. Et ce qui me préoccupe énormément c’est que la présence du Pape, dont vous avez démontré que vous le regardiez plus comme un patron que comme un égal, vous intimide. S’il vous plaît, frères évêques, parlez avec liberté. Je crains que l’excessive prudence de beaucoup d’entre vous se transforme en inaction. Que le Pape se réunisse avec vous tous peut être la grande occasion pour qu’il se rende compte du problème qui nous fait souffrir, mais pour cela, vous devez vous armer de courage, vertu qui apparemment est loin de l’actuel épiscopat chilien.
Peut-être que François se fâchera et vous reprendra ; cependant, être fidèle au Pape consiste aussi à lui dire ce qu’il ne veut pas voir.
Qu’est-ce que le Pape ne veut pas voir ? Je pourrais énumérer en détail une liste de problèmes qui s’allonge chaque jour, mais ce ne serait pas judicieux de ma part de le faire. Durant ces deux années, j’ai essayé de donner un sens à ce que nous avons vécu, cherchant et recherchant « quelle est la volonté de Dieu dans tout ça ? » Evidemment, s’il y en a une dans cette affaire.
En ce sens, l’année dernière j’ai pu comprendre un peu mieux, mais pas encore suffisamment, la Miséricorde. A ce sujet, j’ai compris – mais ce n’est pas tout – que cela passe par avoir le cœur ouvert à la misère, pour ne pas être tenté par un faux puritanisme. Ainsi, vous comprendrez qu’à demander le renoncement d’un évêque, il est très facile de tomber dans la rhétorique de « Nous voulons un évêque sans défaut ». Je ne veux pas un évêque qui n’ait jamais mangé un chocolat en cachette, mais plutôt un évêque qui se trompe et qui, en l’assumant, admette que nous avons besoin les uns des autres. Et je ne veux pas non plus d’une Église qui ne comprenne que ceux qui pensent comme moi ou une Église sans vous. L’unique chose que je demande – et je travaille dans ce sens -, c’est que les pasteurs ne mangent pas les brebis en se retranchant derrière les institutions qui favorisent l’impunité, et permettent ainsi de continuer à victimiser ceux que nous devons protéger.
En ce mois de février qui coïncide avec votre présence à Rome, les évangiles nous surprennent en mettant sur la table le grand problème que traverse le diocèse d’Osorno, à savoir, l’amour ou, dans ce cas, l’absence d’amour. Après avoir longuement réfléchi, j’ose vous écrire.
Le manque d’amour que je signale se manifeste du fait que l’évêque Barros ne nous aime pas plus que son ministère épiscopal. C’est pour cela qu’il ne dialogue pas et se réunit seulement avec ceux qui le soutiennent, qu’il ne visite pas les communautés, qu’il va seulement célébrer la messe dans les paroisses qui ne lui ont pas fermé les portes pour ainsi éviter d’avoir à faire face (à ses détracteurs). Mais, s’il ne nous aime pas, comment peut-il être fidèle à l’ordre du Christ : « Fais paître mes brebis » ? (Jean 21 ,15).
Cet attachement au pouvoir explique pourquoi l’évêque Barros semble ne pas être affecté par le fait que le Père Oscar Escobar ait quitté le diocèse, que les prêtres Pedro Kliegel, Vinzenz Gottschalk et Jose Américo Vidal soient en arrêt médical psychiatrique à cause de lui, que des diacres aient demandé une année sabbatique, que des séminaristes aient renoncé à être ordonnés, que les laïcs soient en lutte, que les amis d’autrefois deviennent des ennemis, que ceux qui demandent son renoncement doivent supporter la persécution, les coups, les moqueries et les affronts… Et tout cela Juan Barros le justifie dans ses homélies. Avec tous ces scandales, quels témoignages nos frères voient-ils pour glorifier le Père qui est dans les cieux ? (Mt 5,16 [2] Évangile du dimanche 5 février).
J’aime l’Église comme ma maman, mais il n’y a pas de jour où je ne me demande pas si en vérité ce qui nous arrive, ce qui m’arrive, lui importe. Sommes-nous importants pour l’Église? Dans l’affirmative pourquoi n’est-elle pas plus mère pour nous. Le laïc de 23 ans que je suis se demande avec inquiétude s’il y a d’autres personnes qui souffrent comme nous, ou peut-être si ce qu’on nous a appris au catéchisme, quand nous étions enfants : “lorsqu’une personne souffre, toute l’Église souffre”, n’était pas vrai.
Je vois de la part de l’évêque un tel détachement vis-à-vis du diocèse qui lui a été confié, une telle obsession pour que le rite liturgique soit le plus pieux et inoffensif possible, tant est si bien que les messes sont devenues une négation de la réalité. Mais, accomplir le rite comme un fonctionnaire et non avec l’amour n’est que pure apparence. “Quand donc tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère à quelque chose contre toi, laisses là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis reviens, et alors présentes ton offrande”. (Mt 5, 23-24. Évangile du 12 février).
Comment faire que la messe reflète la réalité si l’évêque lui-même la fuit en maugréant, en s’imposant devant les prêtres qui ne sont pas d’accord avec lui, et en refusant systématiquement de dialoguer avec le laïcat qui demande son renoncement ? Il s’est entouré de personnes qui pensent comme lui et vivent comme lui et exclut ceux qui lui disent que les choses ne sont pas comme lui les imagine. En fait, son attitude peu chrétienne avec ses collaborateurs immédiats – le clergé – donne l’impression qu’il établit une check-list de prêtres à éliminer plutôt que d’en ajouter pour évangéliser. Mais “si vous aimez seulement ceux qui vous aiment quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? (Mt.5, 48 Évangiles du 19 février).
Mais ne m’interprétez pas mal. Je ne veux pas signaler que l’évêque Barros est quelqu’un de mauvais ou un Frank Underwood [3] de l’Église. Cela ne serait pas sensé de ma part.
Il a dit que sa foi lui dicte que la volonté de Dieu se manifeste à travers le Pape, et que le Pape l’a nommé évêque d’Osorno, ce qui fait que, pour lui, cela engage sa foi et son salut. Dit d’une autre façon, il préfère se sauver seul que sauver les âmes. Personnellement, je ne partage pas sa théologie, mais je crois qu’il agit avec une bonne intention – même si les résultats sont désastreux -. Cependant, lorsque je lis l’évangile de Matthieu 25, 31-45 je remarque que l’amour est la mesure de toutes les choses, et que c’est là-dessus que nous serons jugés. D’autre part, l’espérance de l’évêque est que les problèmes se résoudront tout seuls et sa foi consiste en ce que je viens de dire. Mais sur ces deux vertus n’est-ce pas l’amour qui doit prévaloir ? (1 Cor 13,13).
Celui qui aime montre de la compréhension, ne fait pas semblant, ne recherche pas son propre intérêt, ne se réjouit pas de l’injustice, et met sa joie dans la vérité, nous dit Saint Paul (1Cor.13, 4-6). Celui qui aime cherche à faire du bien à l’être aimé et à lui éviter la souffrance. Vous nous aimez? Pourquoi ne pas éviter que le dommage déjà fait continue à augmenter? Parmi vous, il y a deux anciens évêques d’Osorno, continuerez-vous à aimer la communauté dans laquelle vous avez appris à être pasteurs. S’il en est ainsi, vous êtes-vous demandé ce qui se passera lorsque l’évêque Barros s’en ira. Dans quel état restera le sol sur lequel il faudra reconstruire l’Église à Osorno. Si vous ne nous aidez pas dans cette démarche, au moins aidez-nous à ce que quelque chose reste, et pour cela, cette visite « ad limina » est une extraordinaire opportunité.
Peut être que le kairos qui est devant vous ne consiste pas à garantir que le Pape assure le renoncement de l’évêque Barros, mais plutôt à donner témoignage que devant le péché de François, il y a eu des personnes qui nous ont accompagnés et se sont impliquées pour nous qui faisons les frais. Ce serait le plus grand acte d’amour que vous puissiez faire pour l’Église d’Osorno. Ne nous laissez pas seuls une nouvelle fois.
Juan Carlos CLARET
Le 14 février 2017
[1] Quemado : ce mot a plusieurs sens. Ici, désigne une personne qui a lassé tout le monde à force de réclamer toujours la même chose.
[2] “Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux” Mt 5,16) [3] Personnage machiavélique qui veut conserver le pouvoir à tout prix, dans une série télévisée très populaire au Chili.Traduction : Guy et Régine Ringwald