Chantiers auxquels l’Église catholique doit s’affronter, selon Légaut
Par Jacques Musset (extrait de la conférence Marcel Legaut- un homme de foi et son Église au XXeme s. donnée à St Jacut-de-la-Mer, le 11 novembre 2016)
Les citations sont tirées de l’ouvrage de M. Légaut : Un homme de foi et son Église (DDB, 1988)
1° L’Église catholique doit renoncer à sa prétention de détenir la Vérité. Elle est un chemin, mais pas le chemin par excellence pour aller à Dieu. « L’Institution [ecclésiale, entendons le dogme et les structures] n’est pas la base immuable, d’origine divine, comme elle l’a toujours affirmé, sur laquelle l’Église doit nécessairement s’édifier pour être fidèle et hors de laquelle, fatalement elle s’égare pour sa ruine. Elle s’est précisée progressivement sous l’impératif de circonstances. Il faut donc arriver à déabsolutiser nos Églises empiriques et à n’accorder un caractère divin, pur de toute intrusion humaine ni aux structures ni à la doctrine en dépit de tout ce qui, jusqu’à notre temps, […] a été enseigné et imposé au nom de Dieu. La meilleure manière d’y aider est de […] montrer les processus par lesquels les institutions sont devenues ce qu’elles sont aujourd’hui.», p.204-205. « C’est également] de distinguer l’Église dont Paul parle dans ses lettres, invisible et universelle, intemporelle et sans frontières… des incarnations locales que sont les Églises empiriques qui, elles, s’inscrivent dans l’histoire ». p.213
2° Pour mener à bien ce travail de désabsolutisation et de réinterprétation, il est capital de recourir sans a priori à des études historiques pour constater que la doctrine dogmatique et morale de l’Église s’est élaborée au cours des siècles et même dès la mort de Jésus. Bien des choses qui sont affirmées sur lui sont à l’évidence des créations théologiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’il a dit, fait et vécu. De même, beaucoup d’affirmations traditionnelles de la foi catholique ne sont pas, comme on le prétend, enracinées dans l’enseignement et le projet de Jésus pas plus qu’elles ne correspondent à une volonté de Dieu dont il serait le porte-parole. Par exemple, la fondation de l’Église, l’infaillibilité personnelle du pape et celle des évêques réunis en concile, leur pouvoir divin d’interprétation de la doctrine, l’impossibilité pour les femmes d’exercer les mêmes responsabilités que les hommes dans l’Église, la loi naturelle et ses prescriptions ( en matière conjugale et sexuelle), la supériorité de l’Église Catholique par rapport aux autres Églises et autres religions. Prendre conscience de la relativité de ces conceptions impliquent en conséquence une désacralisation et une désacerdotalisation des ministères (p.84-85, 90,91, 95, 206 -207, 226, 232), une reconnaissance de la parité homme-femme dans l’exercice des ministères (les arguments donnés pour démontrer le contraire ne tiennent pas), la liberté laissée aux chrétiens de prendre les décisions qui les concernent sans les enfermer dans des prescriptions soi-disant d’origine divine (p.98) etc…
3° La référence essentielle à toute expression renouvelée de la foi chrétienne aujourd’hui est la personne de Jésus. Ce ne sont pas les doctrines dogmatiques élaborées sur lui au long des siècles, mais ce qu’il a vécu dans le contexte du judaïsme de son temps, l’esprit qui l’animait, sa parole et sa pratique libératrice, son cheminement, la relation à son Dieu, les conflits qui l’ont conduit à la mort. Ce que fut Jésus, on peut désormais mieux le percevoir grâce au travail des exégètes ; leur travail de décodage des textes évangéliques qui sont avant tout des interprétations de l’événement Jésus permet cependant d’atteindre le Jésus historique (p. 2,108).
« Si Jésus est le chemin, c’est moins par les doctrines que les Églises ont construites, chacune à sa manière… que par ce qu’il a eu à vivre de par sa communion avec Dieu ; ce Dieu qu’il a été porté jusqu’à oser l’appeler son Père tant il semblait avoir tout reçu de lui… » (p.80, 92,199,220).
« Son existence, unique en son genre, le paraîtra encore davantage dans l’avenir quand, au delà de toute doctrine, on se sera attaché à mieux mesurer les dimensions et la nature du conflit qu’au long de sa vie Jésus a eu à connaître et à affronter pour en arriver à de telles conclusions dans son enseignement et à de telles conséquences dans son comportement qu’il en fut maudit par les autorités religieuses de son époque. »(p.100)
« Au lieu de penser la divinité de Jésus à partir de la conception de Dieu qu’on avait alors en Israël, n’aurait-on pas dû procéder en sens inverse et faire l’approche du mystère de Dieu à partir de l’approche du mystère de Jésus entrevu grâce à l’intelligence qu’on avait de lui à travers ses comportements et sous l’influence du rayonnement de sa présence actualisée par un souvenir vivant et créateur ? Si vraiment nous faisions aujourd’hui de telles démarches, n’aurions-nous pas le moyen de remédier « à l’abstraction, à la pâleur et à la vacuité des concepts théologiques » qui faisaient l’effroi du théologien Karl Rahner à la fin de sa vie ?…Il faut maintenant oser se poser ces questions et les affronter dans leur dimension, dans leur cruauté aussi, tant elles font présager des révisions déchirantes ? » (p. 103-104)
En conséquence, L’Église catholique doit comprendre que le témoignage singulier de Jésus, pour être crédible à longueur de siècle, doit être actualisé et reformulé dans les divers contextes culturels où il est annoncé. « Pour que le message puisse être reçu, dans l’honnêteté de l’esprit et la droiture du coeur, il importe qu’il s’inscrive avec son originalité propre dans l’univers mental des hommes à qui il s’adresse » (p. 89,107,251). Sinon comment ce message pourrait-il donner sens à leur existence ? La grande tradition juive dont nous sommes les héritiers et qui s’exprime dans la Bible, n’est-elle pas le résultat d’interprétations et de réinterprétations successives grâce auxquelles les croyants se sont efforcés d’inculturer leur foi dans des contextes nouveaux marqués par des interrogations et des situations inédites ? Nous avons perdu l’habitude de cette démarche réinterprétative en figeant la démarche de foi dans des énoncés dogmatiques, sacralisés et absolutisés, valables soi-disant en tout temps et en tout lieu.
4° Pour que la référence au vécu de Jésus ait un écho dans la manière de vivre de ses disciples, il est essentiel que ceux-ci cultivent leur propre humanité en réponse aux exigences qui montent en eux du plus intime de leur être. La perception en eux de l’expérience de Jésus et l’approfondissement de leur propre humanité s’engendrent et croissent mutuellement et inséparablement. On ne peut devenir chrétien si l’on n’est pas humain, répète Légaut à longueur de livre. Cela demande que l’Église « s’attache tout particulièrement à l’approfondissement humain de ses membres ». (p.113, 118-119, 120,123, 156)
5° Repenser Dieu en notre temps doit se faire non plus à partir de postulats sur Dieu censés être évidents (démarche descendante), mais à partir de l’expérience que l’homme vit, de ses recherches d’humanisation ( démarche ascendante). C’est la voie qui peut permettre au mieux à l’homme moderne de percevoir l’action de Dieu dans le meilleur de son expérience, tout en reconnaissant que toute représentation qu’on peut se faire de lui est relative. « À mesure que les générations grandissent dans le savoir, l’homme a davantage besoin d’être suffisamment présent à soi pour croire véritablement, à l’encontre de ce que la réalité quotidienne lui impose et au-delà de ses évidences ataviques, en l’existence d’un Dieu qui, non seulement ne lui est pas totalement étranger, mais avec qui il il n’est pas non plus sans relation au niveau propre à son humanité. C’est uniquement grâce à une intériorité déjà poussée qu’il pourra y parvenir. Alors seulement il sera en mesure de reconnaître, à longueur de vie, au fil de son évolution intime, à l’occasion des situations et des événements rencontrés, que la singulière réalité qu’il se voit devenir, ne relève pas uniquement de son initiative et n’est pas que de lui. Dans ces conditions, il fondera sa foi en Dieu à partir de l’intelligence qu’ il acquerra peu à peu en profondeur de sa propre histoire et simultanément de l’action souterraine, sans visage, qui, grâce à l’accueil qu’il lui fait, opère en lui… Au lieu de s’habiller de croyances en Dieu… l’homme fera corps avec sa foi en Dieu, comme il fait corps avec sa foi en lui, avec son propre mystère ». ( p.17-18, 72-73, 79, 94, 103)
6° Il convient enfin pour l’Église d’encourager une culture interne du débat auquel tous puissent participer sans a priori. Les théologiens doivent pouvoir conduire leurs recherches librement sans entrave. (p.153)
Que conclure ? Faut-il penser que l’entreprise de renaissance et de mutation de l’Église catholique envisagée par Légaut est un rêve utopique ? Pour lui, non. En effet, tous les efforts actuels des chrétiens qui vont dans ce sens, vécus personnellement et à travers leur vie communautaire en petites équipes de méditation, de prière, de travail et d’échange en profondeur, toute cette fermentation souterraine impossible à dénombrer concourt à la recherche et l’avènement d’un nouveau visage de l’Église catholique minoritaire à coup sûr, mais bien vivant, enraciné dans le monde actuel et dans le compagnonnage de leurs contemporains en vue d’une société plus humaine. (p.159)
Légaut invite chacune et chacun à tenir bon, à ne pas se décourager, à vivre intensément son expérience de disciple de Jésus et à croire en la fécondité de sa propre fidélité. « Créer, écrit-il, c’est rendre possible demain ce qui aujourd’hui est impossible, sans quoi même ce qui est possible aujourd’hui deviendra impossible demain » (p.13) La démarche proposée par Marcel Légaut n’est-elle pas celle de Jésus au sein de sa propre religion ?