Spiritualité transreligieuse
Par Jose Arregi
Ce texte est extrait de la conférence donnée par Jose Arregi le 18 mars 2017 lors de l’Assemblée générale de Partenia : Une Spiritualité pour vivre avec ou sans religion
Le monde, tout le monde, dans la mesure où les universités s’implanteront partout et la vision scientifique du monde finira par s’imposer dans tout le monde, s’achemine vers la disparition des religions traditionnelles ou du moins vers leur profonde transformation. Est-ce si grave ?
« Les religions s’écroulent quand elles perdent leur pouvoir d’inspirer » (W.Pannenberg). N’est-ce pas ce qui est arrivé depuis longtemps, depuis la modernité, depuis la Renaissance, depuis toutes les alliances de la religion avec le pouvoir ? N’est-ce pas cela qui est arrivé quand le mouvement de Jésus s’est lié au pouvoir impérial romain ? Jésus ne s’est-il pas dressé en face de la religion établie comme système de croyances et de pouvoir menaçant la vie ?
Bien avant encore, il y eut une époque, que K. Jaspers appela temps axial (autour du VIe siècle avant J. C.) [1], une époque où depuis la Chine jusqu’à la Grèce émergea un puissant mouvement spirituel en rupture avec les différentes religions. En Chine, Confucius s’éloigna de la religion et des divinités et se pencha vers une éthique humaniste politique; Laozi quitta les croyances et les rites religieux et s’appliqua à la recherche de l’harmonie mystique avec soi-même et avec tout ce qui est. En Inde, Bouddha et Mahavira se désintéressèrent des croyances et des dieux, et ouvrirent la voie de la libération intérieure pour le dépassement de la souffrance (Bouddha) et de toute violence (Mahavira). En Perse, Zoroastre chercha en profondeur, le premier, la foi éthique en un Dieu unique au-delà de toute représentation des différents dieux et même du Dieu unique. En Israël, des prophètes comme Osée et Amos, Isaïe et Jérémie, se levèrent contre une religion de rites et de mots, et ils crièrent à plein gosier : « Renvoie libres les opprimés, partage ton pain avec celui qui a faim, et fais entrer dans ta maison les malheureux sans asile… Alors ta lumière poindra comme l’aurore, et la gloire de l’Éternel t’accompagnera » (Is 58,6-8). En Grèce, une pléiade de savants combine la rationalité scientifique et le regard mystique (Thalès, Héraclite, Pythagore.. et puis Socrate, Platon, Aristote…), en même temps que l’idéal démocratique avance dans la polis laïque…
Dans le temps axial, on peut dire, s’amorce ici et là, de manière encore locale, le dépassement de la vieille religion vers l’éthique et la mystique. On pourrait dire que, 2500 ans après, nous nous trouvons entièrement plongés dans ce courant, mais cette fois-ci au niveau global, planétaire. L’avenir n’est pas écrit, déterminé, mais tout suggère que la diffusion de la même culture scientifique, universitaire, aura les mêmes effets de fond partout.
Toutes les religions traditionnelles, mais aussi les nouveaux mouvements spirituels (New Age) impliquent des croyances: “Dieu” comme personne ou être suprême, l’élection d’Israël, l’incarnation de Dieu dans le sein d’une mère vierge, la révélation du Coran à Muhammad par l’ange Gibril (Gabriel), la réincarnation sans fin due à la loi du Dharma-Karma, l’accumulation de mérites par la récitations des mantras ou la prévision de l’avenir dans le calendrier maya des treize lunes… Ces croyances ou d’autres, innombrables, ont laissé d’être essentiels pour la spiritualité ? Simplement, elles ne son plus croyables, elles se trouvent en dehors du « croyable disponible » (P. Ricœur) de notre époque. Les croyances dépendent toujours de la culture de l’endroit et de l’époque.
En plus, les croyances n’ont jamais été essentielles pour les hommes et les femmes qui approfondissaient la conscience mystique au sein de leur religion. Aujourd’hui, les deux facteurs se rallient. La quête mystique dépasse tous les systèmes de credo-culte-code et, d’autre part, les croyances cessent simplement d’être crédibles pour la conscience commune de la grande majorité dans notre société occidentale. Et il paraît logique de penser que le même phénomène s’étendra au niveau planétaire de la main des sciences universitaires et de la soif mystique…
Il y a des études qui pointent vers la disparition imminente des religions dans les pays développés. La Commission théologique de l’EATWOT (Ecumenical Association of Third World Theologians) a publié un document de travail qui mérite attention. Le titre est provocateur («Vers un paradigme post-religional») [2], et sa thèse ne l’est pas moins : le christianisme (et chacune des religions traditionnelles) est un Titanic en naufrage, incapable de flotter dans les eaux profondes de la «société du savoir» actuelle. Il est construit sur un paradigme, une vision du monde, un imaginaire d’un monde passé. Il ne semble pas que le christianisme et les autres religions aillent disparaître aussitôt, mais il est impossible d’arrêter le processus. Dans les années 50, 60, 70 du XXème siècle même, les théologies de la sécularisation et de la mort de Dieu (Bonhöffer, Vahanian, Robinson, Van Buren, Altizer, Hamilton, Tillich…) ont proposé de nouveaux langages possibles pour un temps nouveau, mais ils n’ont été suivis ni par les théologiens ni par les institutions protestantes et catholiques.
Bien entendu, le fait que les religions disparaissent ne signifie pas que l’Esprit qui habite dans le fond des êtres et au cœur des communautés va disparaître. Le regard limpide, l’admiration de la beauté, le respect de la vie, la compassion du blessé, l’aspiration de l’infini ne disparaîtront pas.
Dans notre société la plus proche, nous voyons émerger un mouvement puissant de spiritualité laïque, non liée à une confession religieuse, à un système de croyances et de rites, à une institution religieuse quelconque. Une nouvelle spiritualité, interreligieuse et transreligieuse, mystique et écologique, solidaire et égalitaire est en train d’émerger. Une spiritualité qui est “sagesse éternelle” (W. Jäger), qui est antérieure à la religion ; elle peut éventuellement être associée à une religion, mais elle oblige à relire autrement tous les « textes sacrés » d’autrefois, pour se laisser inspirer à nouveau et respirer librement leur souffle.
Jean Mansir écrit : « La foi vivante, l’Évangile en acte dans notre esprit, dans notre vie courante, dans notre prière, nous appelle sans cesse à dépasser les images, les représentations, les formules dogmatiques (les ‘vérités de la foi’) dont s’alimente la sensibilité du croyant. La foi nous invite à dépasser ou plutôt à ‘traverser’ toutes ces déterminations de la croyance et de l’adhésion à une religion pour que notre esprit et notre cœur s’enfoncent dans le Mystère et, comme disent les mystiques, dans la nuit et l’inconnaissance de la Réalité divine » [3]
Spiritualité trans-religionale signifie aussi spiritualité trans-théiste. C’est-à-dire, une spiritualité libérée de toute représentation de Dieu comme entité distincte du monde. Le Dieu théiste est une image construite par la pensée humaine, conçu comme étant séparé du monde. Un Dieu personnage suprême, créateur qui existait avant le monde et qui l’a créé à partir de rien, acteur et juge, qui intervient ou reste passif, qui entend et parle, qui élit et refuse, qui se révèle et se cache, qui fait grâce ou châtie…n’a plus de place dans le « croyable disponible » de l’immense majorité des hommes et de femmes occidentales d’aujourd’hui. On ne croit pas ce que l’on veut, mais ce que l’on peut. Dieu ne peut plus être concevable ni comme personnel ni comme impersonnel, ni comme objet ni comme sujet. Le Mystère qui est Communion est trans-personnel, au-delà de toute dualité et de toute unité. Le Mystère de la Relation/Relativité/Réciprocité dans tous les étants n’est ni masculin ni féminin, mais au-delà du genre. Le Mystère de l’Infini « en qui nous vivons, nous mouvons et sommes » (Act 17,28) n’est pas localisable, il n’est ni en-deçà ni au-delà. Le Mystère Innombrable n’est ni Un ni plusieurs, mais Tous et Personne, Rien et Tout, Tout en tout.
Dieu est comme l’enfant dans la mère, comme la lumière dans la flamme, comme le sens dans le mot, comme l’esprit dans le corps. Essayons des métaphores toujours nouvelles qui nous portent au-delà, en deçà. Dieu est la Puissance du Réel (X.Zubiri), le Fond du Réel (P. Tillich), la Créativité sacrée (S. Kauffman), Bonté Heureuse, Tendresse créative, Esprit ou Ruah universelle. Si nous vivons cela, nous vivons de Dieu, nous faisons vivre Dieu en nous, en tout.
Notes :
[1] Karl Jaspers
[2] http://internationaltheologicalcommission.org/VOICES/VOICES-2012-1Post-religionalParadigm.pdf
[3] J. Mansir, L’Évangile et la religion, Cerf, Parris 2011, p. 215-216.
Cet extrait de la conférence de José Arregi est le coeur même de son propos, que j’avais moi-même isolé pour l’envoyer à certaines personnes de façon privée. C’est le sujet sur lequel je m’étais permis de l’interroger après ladite conférence, et j’ai le sentiment qu’il l’a encore enrichi magnifiquement dans sa version écrite définitive. Une qualité exceptionnelle qui ne saurait me surprendre.
Didier Vanhoutte