Mgr Emmanuel Lafont : « La colère des Guyanais est aussi la mienne »
Propos recueilli par Samuel Lieven
Évêque de Cayenne depuis 2004, Mgr Emmanuel Lafont plaide pour une prise en compte des spécificités de la Guyane afin de mieux responsabiliser ses habitants.
La Croix : Partagez-vous la colère des habitants de la Guyane?
Mgr Emmanuel Lafont : Leur colère est la mienne depuis longtemps. Les Guyanais sont à bout. Ils n’en peuvent plus de cette insécurité galopante liée au chômage, au manque de perspectives, à la dégradation accélérée du système d’éducation et de santé. Rien que l’an dernier, nous avons déploré 42 meurtres. Cette violence gratuite, ignoble, nous plonge à nouveau dans un mal-être qui crie de ne pas être entendu. Tant de promesses n’ont pas été tenues… Le bouchon a fini par sauter.
Avez-vous des contacts avec le collectif des « 500 frères contre la délinquance » qui fait sensation dans les médias ?
Bien sûr. Les deux tiers d’entre eux sont d’ailleurs des catholiques. Je les connais et ils me connaissent tous. L’image que l’on donne d’eux en métropole est assez caricaturale. Mais leur attitude jusqu’à présent n’est pas violente et vise au contraire à calmer les jeunes. Une chose est sûre, ils sont déterminés à obtenir du changement.
Que faut-il pour permettre à la Guyane d’aller de l’avant ?
D’abord, signer et mettre en œuvre le plus vite possible ce fameux « pacte d’avenir » qui n’en finit plus de ne pas être signé. La responsabilité de ce blocage n’est pas seulement à rechercher du côté de Paris, mais chez nous aussi. La mise en route de ce pacte conditionne le redémarrage économique de la Guyane. Par ailleurs, il est temps d’en finir avec un jacobinisme inadapté qui prétend gouverner à 7 000 km de distance une région amazonienne sans tenir compte des réalités locales. Pour responsabiliser davantage les Guyanais, il faut redessiner leur avenir institutionnel.
Ne craignez-vous pas un effet promesses électorales avant que le silence ne retombe une fois de plus ?
Ce qui est vrai pour la Guyane vaut malheureusement pour l’ensemble de cette campagne présidentielle. Jamais la défiance n’a été aussi grande envers les politiques. Comme je l’ai écrit aux élus locaux le mois dernier, nous avons à changer profondément le climat social et spirituel de notre société. C’est une entreprise de longue haleine, certes, mais que nous ne pouvons plus retarder et à laquelle les Guyanais doivent prendre toute leur part. L’État, l’administration, personne ne pourra faire à notre place ce qui nous revient, tout simplement parce que nous sommes le peuple de cette région.
Changer le climat social et spirituel, qu’entendez-vous par là?
Il faut rétablir une culture de partage de la richesse propre au « mayouri », qui s’oppose à l’individualisme occidental exacerbé. N’oublions pas que les sociétés premières de la Guyane ne vivaient pas selon le principe de la propriété privée. Avant que nous n’arrivions avec nos clôtures et nos permis de construire, personne n’était pauvre.
En 2014, vous avez observé une grève de la faim pour alerter sur le niveau de pauvreté de l’Église en Guyane. Comment prenez-vous part aux mouvements dans la rue ?
L’Église fait partie de ce mouvement. Elle n’est pas un corps étranger et les personnes présentes sur les barrages sont en majorité des catholiques. Chaque jour, je prends des contacts avec les différents collectifs, avec d’autres responsables religieux protestants ou bouddhistes, avant de me rendre moi-même sur les lieux névralgiques. Les gens sont heureux quand je passe les voir. Il y a une forme de symbiose très différente de ce qui se vit en métropole.
Êtes-vous optimiste pour la suite ?
Cela va passer… ou casser. Mais je crois que ça va passer, car bien plus qu’une simple revendication sectorielle, il s’agit de la détermination de tout un peuple. Pour paraphraser Aimé Césaire, les Guyanais veulent être des Français à part entière et et non plus des Français entièrement à part.
Illustration par Farad (Autorisation de l’auteur pour publier) (http://www.guyane.catholique.fr) [CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons
Emmanuel Lafont est un Tourangeau qui a passé de nombreuses années comme prêtre en Afrique du Sud dans la proximité de Soweto à l’époque de l’apartheid; il s’y est fait de nombreux amis, entre autres un autre Tourangeau de ma connaissance qui y enseignait. Il a reçu des Sud-Africains une vraie “formation” aux injustices subies par les peuples asservis. A son retour en Touraine, avant d’autres responsabilités, le CEDEC, alors en pleine… “jeunesse”, avait consacré l’une de ses rencontres à un long échange avec lui. Notre trésorière de l’époque (aujourd’hui décédée) l’avait chaperonné lorsqu’il était enfant.
Didier Vanhoutte
L’évêque Emmanuel Lafont nous donne un bel exemple de ce qu’est, ou doit être, un haut responsable dans l’Eglise, en prise direct avec le aspiration du peuple dont il se sent un membre, parmi les autres, avec les autres.
Puisse-t-il être suivi par ses frères en épiscopat.
Annie Grazon