Les déchets électroniques empoisonnés au brome
Par Stéphane Foucart et Patricia Jolly (Le Monde)
Malgré la réglementation, la France ne retraite pas ces produits très toxiques pour l’environnement
Pour le béotien, ce n’est qu’un rapport technique au titre rébarbatif : “Tri et classement des plastiques des déchets d’équipements électriques et électroniques” [1]. Mais pour les spécialistes du traitement des déchets, ces trente-quatre pages mises en ligne le 20 mars par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), résultats d’une commande du ministère de l’Environnement, constituent un document explosif. Il démontre, explique un professionnel du secteur, “que l’ensemble de la filière plastique a été empoisonnée par le brome”.
Intégré à certains plastiques pour les ignifuger, le brome n’était jusqu’ici réputé présent que dans les écrans et les petits appareils électroniques. Les mesures conduites par l’Ineris montrent au contraire que l’on trouve des composés “bromés” à peu près partout : dans les jouets, les outils électriques, les systèmes d’éclairage et, surtout, dans les gros équipements électroménagers (réfrigérateurs, etc.). Selon l’Ineris, environ 39 % des appareils électriques ou électroniques contiennent du brome dans toutes leurs pièces plastiques, 46 % dans au moins l’une d’elles. Seuls 15 % n’en contiennent pas du tout.
Casse-tête
L’affaire est un casse-tête pour la filière de traitement des déchets. Depuis 2006, une directive européenne impose de séparer les plastiques bromés des autres, mais sans déterminer de seuil à partir duquel un plastique est considéré comme bromé. En 2015, le Comité européen pour la standardisation électrotechnique (Cenelec) s’est enfin accordé sur le seuil de 2 g de brome par kilo, soit 2 000 parties par million (ppm).
Ces plastiques, lorsqu’ils sont classés “dangereux” et “polluants organiques persistants” (ou “POP”), ne peuvent être recyclés, ni mis en décharge, ni brûlés dans les incinérateurs classiques. Ils doivent être traités en incinérateurs de produits dangereux, équipés de fours à haute température, capables de “casser” les molécules problématiques – comme les polybromodiphényléthers (PBDE), perturbateurs endocriniens dont les effets délétères sur le développement cérébral sont plus que suspectés. Ces substances très stables, utilisées depuis une quarantaine d’années, ont en effet des propriétés de bio-accumulation. Elles sont désormais omniprésentes, à bas bruit, dans l’environnement, la faune, et chez l’être humain.
L’ampleur des dégâts semble largement sous-estimée. Non seulement la quantité de plastiques bromés à récupérer dans les déchets est bien plus importante que prévu en raison d’une présence quasi-généralisée et inattendue dans les gros appareils électroménagers, mais les techniques de tri pourraient, elles-mêmes, conduire à masquer une part du problème.
Selon les informations recueillies par la lettre d’information spécialisée Déchets Infos, les machines de tri optique utilisées par les sous-traitants d’Eco-systèmes sont réglées à des seuils de 10 000 ppm à 20 000 ppm, et ne peuvent donc séparer, individuellement, les pièces ayant une concentration de brome de 2 000 ppm ou plus. Selon Olivier Guichardaz, rédacteur en chef de Déchets Infos, “cela conduit à n’appliquer un seuil moyen de 2 000 ppm que sur de gros volumes de plastique et à laisser ainsi passer, par effet de dilution, du brome à travers les mailles du -filet”.
Et ce, alors que le règlement européen sur les POP de 2004 dispose que “lorsqu’une partie seulement d’un produit ou d’un déchet (…) contient des polluants organiques persistants – POP – ou est contaminée par ces substances, cette partie est séparée du reste puis éliminée, conformément aux dispositions du présent règlement”. Interrogé par Le Monde, Eco-systèmes assure au contraire que le tri est effectué “pièce par pièce”, en appliquant le seuil de 2 000 ppm de brome.
Eco-systèmes, qui détient 80 % du marché du traitement des déchets électroniques, dit avoir récupéré en 2016, sur les écrans et les petits appareils, un total de 1 300 tonnes de plastiques bromés “dangereux” et “POP”. Mais ceux-ci n’ont pas été détruits en installations spécifiques : mis en décharge, ils ont été brûlés dans des incinérateurs classiques ou transformés en combustible. Les dangers sont pourtant connus : la mise en décharge présente le risque d’une fuite dans l’environnement, où ces molécules s’accumulent dans la chaîne alimentaire, et la transformation en combustible expose les travailleurs de cette filière à un risque sanitaire.
Quant à l’incinération conventionnelle, elle est susceptible de produire des dioxines bromées qui, à la différence des dioxines chlorées, ne font pas l’objet de surveillance. Le plus grand flou règne sur le destin qu’ont connu ces déchets bromés au cours des dernières décennies.
Temps perdu
La première directive européenne remonte pourtant à 2006. “La réglementation n’a pas été appliquée par la filière aussitôt qu’elle aurait dû l’être, car elle était trop imprécise alors qu’on savait très bien que les retardateurs de flammes bromés représentent un risque”, dit Olivier Guichardaz. “Cela revient à appliquer le principe de précaution à l’envers : on sait qu’il y a un risque, mais pas à partir de quel seuil, alors on ne fait rien.” Selon Eco-systèmes, ce temps perdu correspond à des campagnes de -mesure et aux discussions conduites entre les industriels et les pouvoirs publics.
Le problème est-il enfin réglé ? “Depuis fin 2016 -début 2017, ces déchets “dangereux” et “POP” partent en incinération dangereuse”, assure-t-on chez Eco-systèmes. En France, seules deux entreprises disposent de tels moyens techniques, pour incinérer ces déchets à plus de 1 000 °C : Sarp Industries (groupe Veolia) et Tredi (groupe Séché Environnement). “A ce jour, nous n’avons rien reçu”, assure-t-on pourtant au Monde, chez Tredi. “Depuis février, nous n’avons enregistré que des demandes de devis et quelques camions avec de petits volumes, destinés à faire des tests”, dit-on chez Sarp Industries.
Où sont passées les centaines de tonnes de déchets manquant à l’appel ? Dans un courriel adressé le 31 janvier au ministère de l’Environnement dans le cadre d’échanges réguliers avec les pouvoirs publics, que Le Monde a pu consulter, un cadre d’Eco-systèmes livre des éléments de réponse : “Nous avons engagé, depuis début janvier, les démarches nécessaires pour traiter la fraction bromée des plastiques d’écrans cathodiques dans des sites habilités à incinérer des déchets dangereux. Un budget dédié a été prévu à cet effet, pour financer les surcoûts de traitement, écrit-il (…). Dans l’attente de validation de cette filière, nos opérateurs stockent ces plastiques qui représentent un tonnage annuel de 1 300 tonnes, soit environ 110 tonnes par mois réparties sur neuf sites différents.” Mais la réglementation ne permet pas de stocker de trop importantes quantités de ces produits dangereux.
La situation est tendue, mais le plus embarrassant reste à venir. Non seulement la prise en compte du gros électroménager va faire exploser la quantité de plastiques bromés à récupérer dans les déchets électriques et électroniques, mais, fin avril, l’un des produits bromés ignifuges les plus utilisés dans les plastiques, le décaBDE, sera intégré à la liste des polluants organiques persistants.
La France “très en avance”
“Le rapport de l’Ineris montre qu’à lui seul, le décaBDE est autant, voire plus utilisé que tous les autres retardateurs de flamme bromés, dit une source industrielle, qui a requis l’anonymat. Si on prend la question au sérieux, ça va être très compliqué pour la filière – du traitement des déchets –“.
Selon cette même source, la France est “très en avance sur le sujet, et le ministère de l’Environnement a décidé de prendre le problème à bras-le-corps, tandis que dans d’autres pays européens, les autorités sont encore incroyablement ignorantes du problème.” Le ministère de l’Environnement n’a pas répondu aux sollicitations du Monde. La France s’expose à des sanctions au niveau européen.
Note :
[1] www.ineris.fr/centredoc/rapport-ineris-drc-17-164547-01461b-tri-classement-deee-vf2-1490008027.pdfSource : Le Monde (http://www.frequenceterre.com/2017/04/10/les-dechets-electroniques-empoisonnes-au-brome/)