Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ?
Par Lucienne Gouguenheim
Comprendre pour agir, disons-nous souvent ici. C’est la démarche que nous propose Jacques Musset dans son dernier ouvrage (ed. Karthala, 2016) où il s’interroge sur les raisons de l’incapacité de l’Église catholique à surmonter la crise actuelle et sur les moyens qu’il faudrait se donner pour y parvenir. Clairement, il ne suffira pas de procéder à une politique de simples réformes, à des ajustements d’organisation.
Pour nous faire comprendre la situation actuelle, en dégager les éléments clés, l’auteur revisite ce que l’on a appelé la crise moderniste et ses conséquences. C’est un beau travail de vulgarisation d’un ensemble d’études approfondies au long duquel l’auteur montre ce que sont les enjeux fondamentaux soulevés par la crise moderniste et comment réagit l’Institution, campée sur une doctrine qu’elle déclare immuable. Et à l’issue duquel il constate qu’on en est toujours là aujourd’hui.
Une première partie de l’ouvrage décrit ce que furent la crise moderniste, ses acteurs et ses enjeux.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, de grandes figures chrétiennes ont tenté de faire entrer l’Église dans les nouveautés qu’apportait l’essor intellectuel et social du monde européen. Ceux qu’on a appelé les modernistes ne constituaient pas un mouvement concerté, mais dans chacun de leurs domaines, qu’il s’agisse de l’histoire, de la science, de la philosophie ou de la politique, ils avaient le même souci de réconcilier la foi chrétienne qui était la leur et la culture moderne dans laquelle ils vivaient. Ils voulaient repenser un certain nombre d’affirmations et de conceptions traditionnelles de l’Église à la lumière des progrès des connaissances historiques et exégétiques, en liens avec les démarches philosophiques contemporaines et les aspirations d’autonomie dans le domaine social et politique.
Citons rapidement quelques exemples. Les remises en question de la présentation de l’histoire des premiers siècles de l’Église ou du mythe selon lequel le tombeau de Compostelle renfermerait le corps de Saint Jacques, par l’historien Louis Duchesne, à partir des nouvelles méthodes d’analyse historique rigoureuses. Le rejet de la lecture fondamentaliste de la Bible et des Évangiles par l’exégète Alfred Loisy, empruntant la méthode scientifique de lecture des textes. L’ouverture de voies nouvelles de réflexion philosophique par Maurice Blondel ou Lucien Laberthonnière qui proposaient une démarche de réflexion à partir de l’expérience humaine vécue. Ou encore les revendications par Marc Sangnier et les adhérents du Sillon du droit de penser par eux-mêmes leurs engagements dans le domaine social et politique.
Ils ont tous eu en commun de subir la même répression de la part de l’autorité romaine, au nom de la prétention de celle-ci à détenir la vérité. Le fossé qui sépare le magistère de l’Église des modernistes repose sur la façon de penser l’homme et la foi chrétienne, d’exprimer cette foi, de concevoir la recherche et la façon de s’engager socialement et politiquement.
Le point de vue de Rome se décline en une lecture fondamentaliste de la Bible, une philosophie qui ne peut être que thomiste – mais très loin de la pensée et de la méthode du fondateur, un usage de la raison qui ne peut être qu’au service de la théologie, la référence à des dogmes qui ne peuvent qu’exprimer une vérité divine, immuable et tirée des Écritures. De part et d’autre, l’incompréhension est totale.
Il s’en suit, jusqu’à Vatican II, une répression violente et un climat de délation, que décrit la deuxième partie du livre. Non content de condamner le modernisme, Pie X met en place un système de surveillance, de contrôle des esprits pour éviter que se renouvellent les « erreurs modernistes ». Ce qui n’empêche cependant pas le développement de foyers de pensée alternative, d’une part chez les dominicains du Saulchoir, avec les figures connues de Marie-Dominique Chenu et Yves Congar, et de l’autre chez les jésuites de Fourvière, avec celles d’Henri de Lubac ou de Henri de Montcheuil, ou encore chez Theilhard de Chardin ; ils furent tous condamnés et réduits au silence. Le seul domaine où se manifeste une petite ouverture sous le pontificat de Pie XII, en 1943, est celui de la recherche exégétique, qui reste cependant bien encadrée.
Mais tout cela n’a-t-il pas été balayé avec Vatican II ? Pas si simple nous dit Musset dans la troisième partie du livre : les questions de fond demeurent.
D’abord pour des raisons internes au Concile lui-même. La lecture attentive des déclarations conciliaires montre que, malgré ses ouvertures et le vent de renouveau qu’il a fait souffler, le concile de Vatican II n’a pas réussi à tourner la page sur les questions de fond qui demeurent : prétention de l’Église catholique à détenir la vérité ; sacralisation des ministères du pape et des évêques, pourvus du privilège divin d’infaillibilité ; absolutisation des dogmes ; approche descendante de Dieu et une présentation de Jésus hors-sol ; statut de dépendance pour les femmes et anthropologie héritée du néo-thomisme…
En outre, les réactions conservatrices de Rome ont pris assez rapidement le dessus sur les orientations conciliaires. Un exemple est celui du serment antimoderniste que Pie X avait imposé aux prêtres et aux évêques à partir de 1910, aboli par Paul VI en 1967. L’imposition d’une pensée unique a été réactivée par Jean-Paul II en 1989 sous la forme du serment de fidélité que tout clerc doit prononcer.
Savoir pour agir disions-nous. Alors, après cette analyse de la situation, que faire ?
Se mettre à l’ouvrage ! Musset liste quelques exigences et quelques pistes : abandonner la prétention à détenir la Vérité, concevoir la transmission comme dynamique, consentir à la relativité du discours religieux, identifier les questions essentielles sur lesquelles doit porter l’exercice de réinterprétation, partir de l’homme et de son expérience.