Dans un article publié en 2013 sur le Forum de Regardsprotestants, Olivier Abel analyse un ensemble de trois textes inédits de Paul Ricœur, repris en polycopié sous ce titre dans les « Cahiers d’étude du Centre protestant de recherches et de rencontres du Nord » (n° 26 -1968) à l’issue d’un colloque réuni sur ce thème à Amiens en 1967. [1].
Nous en présentons ici quelques extraits.
Une communauté utopique
La fonction utopique de la communauté ecclésiale apparaît en contrepoint d’une analyse de la société moderne décrite comme un monde technique. C’est une société qui accumule les moyens et élimine la question des finalités. C’est aussi une société fondée sur une rapide croissance, mais qui ne parvient pas à donner un sens et une signification à cette croissance, laquelle devient par là même un faux infini. Ricœur écrit que cette société
« Est caractérisée par une maitrise croissante de l’homme sur les moyens et un effacement de ses buts, comme si la rationalité croissante des moyens révélait progressivement l’absence de sens. Cela est vrai particulièrement dans des sociétés capitalistes où l’homme est livré, sous la pression de la publicité et des institutions de crédit, à la pression incessante de la convoitise. Ainsi est rendu manifeste le ressort dérisoire de la société de production : le désir sans fin. Un autre rêve vain anime l’homme de la société de consommation : l’augmentation de sa puissance ; à la limite, il s’agirait d’annuler le temps, l’espace, le destin de la naissance et de la mort ; mais dans un tel projet, tout devient instrument, ustensile, dans le règne universel du manipulable et du disponible. »
C’est dans ce contexte que Ricœur en appelle à l’utopie :
« En face de cela, la tâche n’est pas de récrimination et de regret ; mais de témoigner d’un sens fondamental. Comment ? Si le mot n’était suspect ou ambigu, je dirais : plaidons pour l’utopie. J’appelle utopie cette visée d’une humanité accomplie, à la fois comme totalité des hommes et comme destin singulier de chaque personne. C’est bien la visée qui peut donner un sens : vouloir que l’humanité soit une, vouloir qu’elle se réalise en chaque personne. Nous sommes ainsi responsables de la pression, et de la pensée d’un double destin ; le premier, celui de la totalité, est l’enjeu de tous les débats, sur la décolonisation, sur la recherche d’une économie généralisée, sur le nationalisme ; il s’agit que prévalent sur les particularismes et les égoïsmes, les besoins de l’humanité prise comme un tout. Mais il y a l’autre front : celui de l’anonymat et de l’inhumanité de la société industrielle, qui requiert que nous personnalisions au maximum des relations de plus en plus abstraites : je dis, comme Spinoza : « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu ».
” Ce recours à l’utopie me donne l’occasion de préciser de quelle manière je vois le rapport de l’éthique et du politique. Je ne crois ni à la dissolution de l’éthique dans le politique, sous peine de machiavélisme, ni à l’intervention directe de l’éthique dans la politique, sous peine de moralisme. Ce que je cherche, c’est l’articulation de deux niveaux de la moralité : le niveau de la morale de conviction et le niveau de la morale de responsabilité de puissance ».
La fonction de la communauté ecclésiale serait donc d’exercer une pression « utopique » constante sur les inclinations de notre société, de manière à résister à ses abus, mais aussi à lui donner un horizon, une visée, un cap, qui introduise une tension avec la rationalité instrumentale où il n’est question que de gestion efficace, aveugle à la pathologie du désir qu’elle suscite. Cette légère pression, cette inclination ou déclinaison introduite dans les figures du souhaitable, mais aussi dans les petits choix, habitudes et maximes concrètes de l’agir, peut sembler dérisoire, mais elle pèse comme un petit gouvernail qui peut à terme changer de l’intérieur l’orientation du vaisseau entier. Je voudrais insister ici sur les deux lignes esquissées dans ce texte : la première portant sur l’écart entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, et la seconde pointant l’amplitude de l’horizon utopique entre la tâche de remembrer l’humanité disloquée et la tache de singulariser les destins personnels.
Ancienne et radicale se trouve chez Paul Ricœur l’affirmation d’une pluralité éthique insurmontable :
« Ma conviction profonde est que nous ne pouvons pas avoir une conception unifiée de la morale ; nous ne pouvons pas nous unifier nous-même moralement, parce que nous poursuivons des choses incompatibles; d’une part, une certaine pureté des buts et des intentions, d’autre part, une certaine efficacité des moyens. Ces deux mots, pureté, efficacité, peuvent d’ailleurs se dégrader l’un dans l’autre : pureté-purisme, efficacité-machiavélisme. Mais justement la vie morale repose sur une dialectique de l’absolu souhaitable et de l’optimum réalisable ».
D’un côté, l’idéal évangélique, qui n’est d’ailleurs pas très éloigné de l’idéal kantien. Mais de l’autre côté, tout n’est pas possible en même temps à une époque donnée (ici il donne l’exemple de nos sociétés qui ne savent pas être à la fois égalitaires et productives). Le paradoxe éthique de la conviction responsable est qu’elle ne se borne pas à se draper dans une accusation extérieure, mais qu’elle ne doit cesser de s’impliquer, et ne pas trop vite démissionner, car c’est cette démission de notre intelligence et de notre volonté qui fait le lit du machiavélisme :
« Le danger de la technocratie, de la bureaucratie est certain. Il est toujours possible que les incompétents que nous sommes tous soient éliminés par ceux qui savent, et qu’il y ait donc confiscation de la décision par les compétents. Mais il faut bien dire que cette confiscation se nourrit de notre démission. C’est parce que nous ne sommes pas assez informés et ne prenons pas la peine d’apprendre les choses élémentaires, que nous sommes mis hors-jeu ».
Il est plausible de placer dans le sillage de cette tension la dialectique ultérieure de l’imaginaire social proposée par Ricœur entre l’utopie et l’idéologie :
« D’une part, il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques : elles ne peuvent que désespérer l’action ; car faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles sont incapables de formuler un chemin praticable dirigé vers les idéaux qu’elles situent ailleurs. Les attentes doivent être déterminées donc finies et relativement modestes, si elles doivent pouvoir susciter un engagement responsable. Oui, il faut empêcher l’horizon d’attente de fuir ; il faut le rapprocher du présent par un échelonnement de projets intermédiaires rapportés à l’action. (…) Il faut d’autre part résister au rétrécissement de l’espace d’expérience. Pour cela il faut lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé, de l’inchangeable, du révolu. Il faut rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées. Bref à l’encontre de l’adage qui veut que l’avenir soit à tout égard ouvert et contingent, et le passé univoquement clos et nécessaire, il faut rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées ».
Cela n’empêche que
« l’utopie est ce qui empêche l’horizon d’attente de fusionner avec le champ de l’expérience. C’est ce qui maintient l’écart entre l’espérance et la tradition ».
Une seconde ligne est elle aussi largement documentée chez Ricœur, et contribue à préciser son horizon utopique. C’est déjà le constat que la société moderne, dans son aspect technicien et instrumental, détermine une pathologie du désir qui affecte à la fois les liens interpersonnels et les solidarités collectives.
« Je pense que cette absence de sens, nous l’éprouvons non seulement par l’altération de nos relations avec autrui, mais aussi par l’absence de projets collectifs (…) Nous sommes à la recherche d’une rationalité englobante, qui donnerait à la fois un sens individuel et un sens collectif, qui permettrait de nous comprendre dans tous les sens du mot comprendre – c’est-à-dire que nous serions inclus dedans ».
« Ainsi, d’un côté, il faut rassembler l’humanité qui se disloque, et de l’autre, individualiser les destins qui s’uniformisent. Deux fronts à tenir ensemble ».
« Le thème du prochain opère donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c’est la double existence du proche et du lointain ».
On ne peut séparer l’exigence de la communauté humaine, dans son universalité réitérative, de celle de la personnalité humaine, dans sa singularité vive.
Une communauté confessante
Il faut comprendre cette communauté, non comme une addition de « je », ni tout de suite une institution « tierce », mais la possibilité toujours difficile d’un « nous ».
« Je ne crois pas que le sujet de la foi puisse être un individu, le sujet de la foi n’est pas ‘je’, mais ‘nous’ (…) C’est que l’interprétation ne peut être qu’un segment de la tradition, c’est à dire de la transmission du message dans l’histoire d’une communauté. La parole ne suscite l’homme que si elle continue d’être transmise. C’est pourquoi la prédication ne peut être entendue qu’à plusieurs ».
Ricœur résiste ainsi à la tentation d’abandonner la communauté, l’église, la paroisse même. Il estime qu’en dehors d’une communauté confessante, le travail critique peut n’être plus que de l’exégèse pointilleuse, savante, mais vide.
Ce qui est central c’est donc bien la possibilité de parler à la première personne du pluriel, la possibilité de dire nous. Et ce « nous » n’a de sens interne, pour la communauté, que s’il parle à tous, en dehors de la communauté :
« Ainsi, même si je parle maintenant au dedans d’une communauté chrétienne, je parle pour tous, et je voudrais tenir un langage qui soit compréhensible par tous ».
Mais pour comprendre pleinement la situation du langage de la communauté confessante, il faut faire appel à une tension. Ricœur écrit :
« la communauté confessante est ce lieu où le problème de la parole est vécu, pensé et annoncé comme conflit de la religion et de la foi ».
D’une part la foi ne cesse de déconstruire la religion.
« Le problème de la démythologisation nait de là ; il nait de notre éloignement culturel à l’égard du croyable disponible de l’époque apostolique ; il est alors nécessaire, pour nous rendre contemporains du Christ, pour nous approprier le message essentiel, de procéder à une destruction de la lettre ».
Mais d’autre part cette déconstruction ne saurait aller bien loin si elle est ne s’effectuait de l’intérieur d’une tradition : il faut l’existence d’une communauté confessante pour vivre la lutte de la religion et de la foi.
« Je ne pense pas que la foi puisse exister hors d’une reprise et d’une correction indéfinie du véhicule religieux ».
Note :
[1] https://www.leforumderegardsprotestants.fr/paul-ricoeur-et-le-langage-de-la-communaute-ecclesiale/