Avant de réfléchir sur l’organisation et les organisations de l’Église, il faut réfléchir sur sa fonction
Par Olivier Abel
Dans un rapport présenté en mai 1968 à Valence Paul Ricœur, alors président du mouvement, au Congrès du Christianisme social, sous le titre « Urbanisation et sécularisation », estime qu’« avant de réfléchir sur l’organisation et les organisations de l’Église, il faut réfléchir sur sa fonction ». Il évoque alors trois fonctions suggérées par le théologien américain Harvey Cox : annonce, diaconie, communion.
« La fonction d’annonce, de prédication : discerner le surplus du sens sur le non-sens, en face même des processus de pourrissement, de cancérisation, de la cité moderne. Ainsi remettrons-nous toujours à la responsabilité de l’homme ce qui paraît provenir de forces étrangères, de puissances inhumaines. C’est le nœud de ce que l’on pourrait appeler la prédication au monde, dont la prédication adressée aux fidèles doit rester un simple relais ».
« La fonction de diaconie n’est pas restreinte à es fonctions de suppléance ; elle s’applique aux centres de décision, aux points majeurs du fonctionnement de la cité, où se croisent les processus d’intégration et de désintégration. C’est ici qu’une théologie de l’itinérance et du contrôle responsable trouvent leurs points d’application. Comment l’Église sera-t-elle à l’avant-garde de Dieu, si l’individu chrétien se tient à l’arrière-garde du développement historique, si toute sa sensibilité et toutes ses réactions profondes sont tournées vers le paradis perdu et non vers le royaume qui vient ? ».
Enfin quant à la fonction de communion, il écrit :
« Encore une fois, le mot de Paul – ni juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme, ni femme – ne constitue pas une application secondaire parmi d’autres de l’unité en Christ ; il désigne le foyer même de l’anthropologie et de l’ecclésiologie, le lieu même de leur origine. L’homme, ce n’est pas un tel plus un tel ; l’homme, c’est l’humanité de l’homme ; et l’humanité de l’homme est en marche lorsque le Grec, le juif et le Barbare sont impliqués dans un procès de réconciliation ; alors l’homme advient ; en même temps, par l’opération même du geste de réconciliation, une communauté est possible ».
Et il conclut son texte par ces mots :
« Je penserais volontiers que la paroisse traditionnelle retrouvera sa chance lorsqu’elle sera l’une des modalités ecclésiales parmi d’autres. La non-paroisse sauvera la paroisse. Il nous faudra apprendre à discerner la figure de l’Église partout où le ministère de l’annonce, celui de la diaconie, celui de la communauté concrète auront pour vis-à-vis la cité entière, telle que le monde moderne l’a faite ; c’est-à-dire la cité séculière ».
Le 19 juillet 1973 le journal Le Monde publie un extrait d’une réponse de Ricœur dans la revue La vie nouvelle (Bruxelles), sous l’intitulé : « Paul Ricœur distingue trois lignes de rupture dans la crise du christianisme ». Ricœur commence en disant :
« L’enjeu, aujourd’hui, dans toutes les églises chrétiennes, m’apparaît triple et correspond à trois cassures qui passent à travers toutes les confessions et non plus entre le catholicisme romain et les autres. Une première cassure menace de séparer la religion instituée et les communautés spontanées ».
« Sous cette forme, les églises vivent d’une façon particulièrement virulente un drame qui affecte toutes les institutions, en proie à la même crise entre les organisations et les expressions sauvages de la liberté. Il est naturel que la même crise y soit plus violente qu’ailleurs en raison de la nature exceptionnelle du lien ecclésial. N’est-ce pas alors la tâche la plus urgente pour ceux, quels qu’ils soient, qui portent le destin de la communauté chrétienne, de préserver la qualité même de ce conflit vital et d’assurer à tous la circulation de la vie entre l’institution et la non- institution ? Car l’église aujourd’hui est des deux côtés. Le reconnaître et le vivre est le premier devoir ».
Ricœur continue avec une crise de la fonction diaconale :
« Une seconde cassure passe entre deux fonctions de l’institution elle-même, le souci de sa cohésion interne et celui du service du monde. Le premier, réduit à lui-même, conduit à tourner toutes les activités vers ce que j’appellerais grossièrement la consommation interne ; le deuxième, séparé du premier, tant à dissoudre l’église dans le monde : ce qui est une des façons pour le sel de perdre sa saveur. N’est-ce pas alors une tâche expresse pour l’Église d’aujourd’hui de préserver la tension entre ces deux directions de son souci : car pourquoi préserver le lien interne, sinon pour le service des autres ? Et quel service rendrait-on si on n’était plus rien de distinct ? ».
Et Ricœur termine par une crise de la fonction kérygmatique :
« Je suis préoccupé, d’une façon plus personnelle, par un autre divorce que j’observe dans toutes les Églises et qui, pour n’être pas aussi funeste en apparence que les deux précédents, n’en est pas moins lourd de désastres futurs. Je vois diverger toujours davantage le travail théologique sérieux, compétent, scientifique (surtout lorsqu’il est bien articulé sur l’exégèse, la théorie du discours, l’herméneutique, la philosophie fondamentale) et un engagement concret, de caractère politique le plus souvent, ou tout simplement social et pédagogique. Le désastre serait que le travail théologique s’isole et vire à la recherche pure et sans prise, tandis que l’engagement politique ne serait plus gagé que sur des improvisations légères et fragiles. Un des signes les plus inquiétants est que ces trois cassures se renforcent, et que, en se renforçant, elles mènent le corps entier à la rupture. N’est-ce pas un appel à lutter sur les trois fronts en même temps et à se porter en médiateur sur ces trois lignes de rupture ? »
Source : https://www.leforumderegardsprotestants.fr/paul-ricoeur-et-le-langage-de-la-communaute-ecclesiale/