Chronique et problématique de l’éméritat épiscopal
Par Jean-Marie Kohler
«Quand je dis que je suis évêque, les gens écarquillent les yeux (…),
quand je leur précise que je suis émérite, le regard s’éteint ! »
Mgr Maurice de Germiny (op. cit., p. 141)
Pour tout savoir sur les évêques retraités de France – avantageusement qualifiés d’émérites (hormis Mgr Jacques Gaillot qui, aux yeux du Vatican, a démérité… !) –, c’est ce livre qu’il faut lire ! Les deux tiers de ses 315 pages se composent de témoignages : une présentation circonstanciée des questionnements et des activités de Mgr Joseph Doré depuis qu’il a quitté le siège archiépiscopal de Strasbourg, et une suite de vingt-neuf contributions biographiques plus succinctes rédigées par d’autres prélats ayant dirigé un ou plusieurs diocèses. Le dernier tiers du livre, étayé par de nombreux textes émanant du Magistère, est consacré à une « réflexion historique et théologique, canonique et pratique » portant sur le statut de l’épiscopat en général et sur celui des évêques émérites en particulier.
Les questions traitées dans l’ouvrage sont globalement nouvelles. Vaillant ou grabataire, l’évêque d’autrefois restait à la tête de son diocèse jusqu’à sa mort. Mais la décision prise par le pape Paul VI en 1966 de demander à tous les évêques de démissionner à l’âge de soixante-quinze ans s’est soldée par une croissance exponentielle du nombre des prélats retraités (qui surpassera à terme celui des évêques en activité), et par des problèmes inédits concernant leur insertion socioreligieuse. Comment peuvent-ils réussir à vivre heureux et à se rendre utiles après avoir quitté leurs fonctions, privés du prestige et des ressources qui s’y attachaient ? Maints témoignages sont, en dépit des répétitions et de certaines longueurs, d’une belle richesse humaine et religieuse – à la mesure des engagements passés et actuels de leurs auteurs. Et même dans leur banalité parfois surprenante, les situations décrites sont instructives, ne serait-ce qu’aux niveaux psychologique et sociologique.
Les évêques retraités sont unanimes pour relever les services qu’ils rendent encore à l’Église et l’importance de leur assiduité à la prière. À leur nouvelle place et selon leurs possibilités, presque tous tiennent à rester disponibles pour les célébrations liturgiques, la formation du clergé et des fidèles, et l’accompagnement spirituel – messes et autres sacrements, aumôneries, prédication de retraites et conférences, publications, etc. Des activités qui les maintiennent dans la sphère ecclésiastique où ils ont leurs habitudes, et qui renforcent leur conviction de continuer ainsi à œuvrer selon leur vocation spécifiquement épiscopale. L’humilité, voire même l’effacement, est cependant présentée comme une vertu à privilégier dans l’éméritat, et la solidarité avec le monde profane – notamment avec les autres retraités – n’est pas ignorée. Dans une société où beaucoup de pauvres gens n’ont jamais eu de visage ni de parole reconnus, Mgr Albert Rouet fait observer que l’évêque âgé a d’abord pour mission de « vivre l’espérance jusqu’au bout, en communion avec ceux et celles qui végètent sans espérance ».
Mais les témoignages présentés révèlent aussi que le passage à la retraite s’est avéré délicat pour certains évêques, voire douloureux. Bien des lecteurs seront sans doute tentés de sourire à l’évocation des embarras plus ou moins futiles qui ont assailli tel ou tel prélat au moment de quitter le palais et les fastes épiscopaux, lorsqu’il a subitement découvert en fin de carrière qu’il n’est qu’un homme ordinaire, peu ou prou contraint d’accepter la condition commune de retraité… Et d’aucuns seront étonnés d’apprendre que plus d’un évêque émérite, encore sensible aux courbettes et aux flatteries qu’attirent la mitre et la crosse, s’avoue frustré de se retrouver relativement anonyme et dénué après avoir compté parmi les personnalités en vue dans l’Église et dans la société. Pourquoi ne pas compatir, cependant, à la pathétique solitude (souvent imaginaire) des évêques retraités les plus vulnérables que taraude l’angoisse d’avoir à se composer un nouveau visage pour survivre au dignitaire qu’ils ont été ?
Pour expliciter les enjeux fondamentaux de l’ouvrage, les auteurs plaident en conclusion la pertinence et l’efficacité qu’ils prêtent à la théologie de la sacramentalité épiscopale énoncée par le concile Vatican II – sans omettre de noter les avantages matériels et sociaux qui en découlent. Alors que tous les attributs du sacerdoce étaient octroyés à la totalité des prêtres durant des siècles – les évêques n’étant crédités en supplément que de pouvoirs juridictionnels –, l’affirmation conciliaire de la sacramentalité épiscopale a entraîné un changement de paradigme assimilé à une révolution copernicienne… ! Dans cette optique, seul l’évêque incarne pleinement le sacerdoce tel qu’il est censé avoir été voulu et institué par Jésus-Christ, collégialement partagé à travers le temps et l’espace à la faveur de la succession apostolique. Une suprématie légitimée par « une configuration au Christ Pasteur, Grand Prêtre et Prophète ». Les autres membres du clergé ne bénéficient dès lors plus que d’une position de collaborateurs subalternes.
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Peut-être ne convient-il pas de s’interroger ici sur les impressions que laisse ce livre au lecteur n’appartenant pas au sérail ecclésiastique, et qui ne s’oblige pas à croire inspirée l’intégralité des productions magistérielles (assez variables au demeurant, et parfois contradictoires). On relèvera néanmoins combien les préoccupations qui sous-tendent l’ouvrage – les activités et les états d’âme des évêques retraités, en lien avec l’hypothétique postulat du suprême sacerdoce ontologique de l’épiscopat – paraissent éloignées des questions qui sont aujourd’hui cruciales au regard de l’Évangile pour la crédibilité et l’avenir du christianisme. La souffrance du monde est tellement plus tragique…, et elle appelle d’urgence des engagements si radicalement différents…
Au plan mondain, pourquoi donc ce dérisoire attachement aux titres et aux insignes honorifiques (des « Mgr » à foison, jusqu’à 24 sur la seule page 286 !) et aux prérogatives catégorielles (y compris pour les funérailles et le caveau proche de la cathèdre !) ? Ces distinctions sont, quelles que soient les justifications avancées, aux antipodes de l’Évangile qui a inspiré le « Pacte des catacombes » signé à la suite de Vatican II par l’archevêque Helder Camara et plusieurs dizaines d’évêques (cf. « Ne m’appelez plus Monseigneur ! » sur www.recherche-plurielle.net). Par ailleurs, doit-on admettre que le « Peuple de Dieu » (et notamment sa composante féminine), dont le sacerdoce baptismal est privé de réelle portée sociale, continue à être traité comme une catégorie mineure, exclue des instances décisionnelles de l’Église, et ce en dépit des avancées de Vatican II concernant le diaconat et le laïcat ? Enfin, pourquoi accorder autant d’importance aux normes canoniques qui, pour perpétuer en l’état l’Église Catholique Romaine sous le contrôle des « Excellences » ou des « Éminences » de la Curie et de « Sa Sainteté, le Souverain Pontife » (sic), émoussent la tranchante simplicité et la sublime créativité du message évangélique ?
Il est certes heureux que les évêques retraités, tout en apprenant à renoncer, continuent à servir l’Église. Mais, la crainte de gêner leurs successeurs et la force des choses font que leur activité s’inscrit d’ordinaire dans la continuité d’une Église passablement figée par la sacralisation de ses structures et de son idéologie – hiérarchisée outre mesure, sous domination masculine et gérontocratique, engluée dans des traditions dogmatiques et liturgiques obsolètes, quasi hermétique à l’anthropologie. Face à la gravité des défis, les plus intrépides des évêques émérites ne pourraient-ils pas, libérés des contraintes institutionnelles et s’appuyant sur une évaluation critique de leurs parcours personnels, contribuer avec une plus vive et plus audacieuse passion à susciter l’élan prophétique dont l’Église a besoin pour vraiment servir le monde ? Si, au delà des initiatives ponctuelles opportunément prises par certains d’entre eux (dont Mgr Doré), ils se risquaient à repenser les doctrines et les pratiques surannées en confrontant leurs réussites et leurs échecs passés à l’Évangile et aux terribles besoins de l’humanité contemporaine, un nouveau livre serait bienvenu pour en rendre compte. Et de nombreux chrétiens découragés par les impasses actuelles du catholicisme leur en sauraient gré.
P.S. Il ne serait pas inintéressant de distinguer, sur la base des caractéristiques rédactionnelles de l’ouvrage, les apports respectifs des deux coauteurs. D’une part une approche plutôt humaniste et théologique qui se veut attentive à l’environnement socioculturel de notre temps, et d’autre part une démarche essentiellement formaliste et normative, dictée par des visées ecclésiastiques.
S’il est probable que les contributions épiscopales présentées dans ce livre sont assez largement représentatives, il reste quand même une interrogation sur les positions de certains évêques émérites (encore valides) qui n’ont pas répondu à l’invitation qui leur a été adressée.
Une remarque pour un détail dans cet article : les évêques retraités ne deviennent « émérites » qu’après leur démission (à 75 ans ou plus tôt pour raison de santé). Or Jacques Gaillot n’a jamais démissionné : ni le 13 janvier 1995, à Rome, quand le Cardinal Gantin lui a mis le marché en mains – soit devenir « émérite », soit être démis de ses fonctions – ni lorsqu’il a atteint 75 ans en 2010 … Évêque de PARTENIA à vie !
C’est lui-même qui nous a précisé cela. En fait, qui s’en soucie ??? Personne.
Hélène Dupont