Birmanie, le pouvoir des moines
Par Jean-Bernard Jolly
Ce documentaire d’une heure [1], qui est passé le 21 juin su Arte, apporte un éclairage nouveau sur le devenir difficile de cette ex-colonie britannique qui a traversé une guerre impitoyable avec le Japon entre 1942 et 1945 et est affrontée depuis son indépendance à des tensions internes qui ont été en partie voilées par la répression d’un interminable régime militaire. À la longue, le marasme économique et la lassitude de la population ont débouché sur de grandes manifestations. Une opposante irréductible, Aung San Suu Kyi a passé de longues années en prison ou en résidence surveillée. La Birmanie est dominée par une ethnie qui pratique le bouddhisme et l’a intégré à son sens de l’identité. Les moines bouddhistes sont environ 500 000 et ont une influence déterminante sur la société birmane pour tout ce qui est des traditions, de l’éthique et des rapports sociaux. Mais leur influence ne s’étendait pas au domaine du politique. Or lors des grandes révoltes populaires, des moines se sont joints aux manifestants et ont été victimes de la répression. Le gouvernement militaire s’en est trouvé déstabilisé, pour avoir porté atteinte aux fondements mêmes de la société. S’en est suivi un mouvement de démocratisation, avec des élections qui ont permis la venue au pouvoir d’Aung San Suu Kyi, mais sans que l’armée renonce à toute influence sur la vie politique. De sorte qu’aujourd’hui un équilibre précaire se cherche entre la présidente élue et le pouvoir militaire qui a conservé de solides verrous.
Les moines bouddhistes sont ainsi intervenus dans le champ du politique, qu’ils refusaient par tradition d’investir, estimant que leur mission était d’ordre spirituel et moral. Le reportage suit trois moines qui sont entrés en politique avec des choix de société différents et même opposés.
Le premier est un chaud partisan de la présidente. Il affirme que la démocratie est conforme à l’esprit du bouddhisme, qui repose sur l’expérience personnelle et la critique permanente des illusions. Aussi se met-il au service du peuple, favorisant l’éducation, les soins de santé, incitant chacun à se lancer dans l’activité économique, seule capable de faire retrouver sa richesse à ce pays qui s’est appauvri après avoir souffert des décennies de fermeture, de guerre et d’oppression.
Le second est un personnage plus inattendu : il appartient à un organisme missionnaire bouddhiste dont l’objectif est de promouvoir le bouddhisme et de recruter de nouveaux fidèles. Il a la charge d’une des 800 missions que coordonne cet organisme. Il arrive ainsi dans un pays de minorité dont il ne parle pas la langue, et dont la religion est le christianisme, comme l’ont fait en d’autres temps et lieux des missionnaires chrétiens. La justification de son action est d’abord spirituelle : ces populations mènent une vie difficile, dans une région reculée, et elles ont droit à connaître les bienfaits de la tradition bouddhiste et le soutien de ses rites et préceptes moraux. Dans un intéressant dialogue avec le président de l’organisme missionnaire, il explique la logique de son action. Elle n’entend pas heurter de front les autorités chrétiennes. Mais elle est pensée comme une manière pour cette population marginale de mieux s’intégrer à la communauté nationale birmane en entrant dans la pratique bouddhiste qui la soude. Le président note les difficultés, le retour de ces villages à leur pratique chrétienne lorsque le missionnaire bouddhiste s’éloigne, et se montre réservé sur un prosélytisme de choc : que le bouddhisme soit proposé comme un mode de vie souhaitable, mais qu’il ne soit pas imposé. Car le bouddhisme n’est pas une religion, affirme-t-il, et chacun doit choisir la voie qui lui semble la meilleure, dans la perspective d’une paix intérieure et extérieure. De retour au village chrétien, on n’en voit pas moins ce moine mener une célébration de « conversion » au bouddhisme, regrettant de ne pouvoir proposer l’équivalent du baptême chrétien, mais le remplaçant par une « prise de refuge » collective des aspirants bouddhistes calquée sur celle qui marque l’entrée dans la vie monastique. Il installe une statue du Bouddha, demande des signes de respect pour lui et pour les symboles qu’il place dans l’espace public. La constitution birmane reconnaît un certain nombre de minorités. Souvent la reconnaissance vient après des années de guerre et les efforts de paix restent fragiles. L’action de cet organisme missionnaire est soutenue par les militaires, dont l’objectif est toujours d’assurer la prééminence du groupe social birman cimenté par le bouddhisme, en marginalisant un peu plus et en réduisant l’influence des minorités non birmanes de langue et non bouddhistes de culture, dans un but de cohésion nationale.
Le troisième moine surprend moins, car son action est toute entière tournée vers l’élimination de la minorité musulmane du nord-ouest de la Birmanie, et l’opinion mondiale est assez bien informée de la violence que subissent ces Rohingas, auxquels le statut de minorité a été retiré par le pouvoir militaire. Le film de Barbet Schroeder, « Le vénérable W. », montre que l’existence d’un bouddhisme hostile à l’islam jusqu’à la violence fait partie de la « doxa » actuelle, à l’encontre de l’a priori bienveillant dont jouit en général le bouddhisme dans l’univers de la mondialisation. Les thèmes sont connus, car ce sont ceux de la haine de l’islam qui existent aussi en bien d’autres pays du monde. La présidente ne semble pas vouloir heurter de front sur ce terrain un courant qui va au-devant des objectifs des militaires. Le fait qu’elle ait parlé d’une « minorité musulmane » de Birmanie lui a été violemment reproché. En fait cette population s’est installée au 15e siècle sur les rivages birmans du golfe du Bengale. Aujourd’hui, le thème majeur du mouvement dirigé par ce troisième moine est que les Rohingas ne sont pas des Birmans, qu’ils sont Bengalis, qu’ils viennent prendre la terre et la richesse de la Birmanie. Ce sont des envahisseurs, ils se multiplient et mettent en péril l’identité bouddhiste et raciale du peuple. Ils doivent donc être expulsés vers le Bengale ou au moins être poussés à l’exil. Comment tout cela est-il compatible avec la spiritualité bouddhiste ? On entend des arguments qui relèvent de la guerre juste : le bouddhisme cherche vraiment à établir la paix, mais il est attaqué par ces étrangers qui lui font la guerre, et il lui faut se défendre sous peine de se voir submergé par eux.
Les rares témoignages sur la situation à l’ouest des monts Arakan, où vivent les Rohingas et qui sont une zone militaire interdite, montrent que loin d’être des agresseurs, ces musulmans sont essentiellement des victimes, à l’occasion massacrés et souvent chassés de leurs villages et de leurs champs pour vivre en réfugiés dans leur propre pays. Peut-être ne resteront-ils pas indéfiniment passifs, la prévision d’une possible violence de leur part s’autoréalisant. Mais leur situation à l’extrême de l’expansion historique de l’Islam vers l’Asie du Sud-est rejoint celle des musulmans des Philippines, qui sont venus d’Indonésie juste avant que, du Pacifique, débarquent les conquistadores espagnols. Ils ont été refoulés dans le sud de Mindanao pour permettre la colonisation des îles importantes par les Espagnols. On sait le problème que pose Mindanao au pouvoir philippin. Les militaires birmans sont sans doute en train de fomenter un conflit de longue durée avec cette minorité musulmane. Avec quelles répercussions sur les grands pays musulmans que sont l’Indonésie et la Malaisie ? Les terres comptent en ce 21e siècle plus que les populations. Et les ressources qu’elles recèlent, car la région où habite cette minorité est susceptible d’être riche en pétrole, ce dont le reportage d’Arte sur les moines ne parle pas. On ne peut pas ne pas penser à la répression que subissent les musulmans de Chine, la montée au Xin-Jiang d’un nationalisme se fondant sur une identité musulmane étant insupportable au pouvoir central. Peu d’espoir pour les peuples musulmans, en Asie pas plus qu’ailleurs.
Note :
[1] http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/50226_1