François Burgat : « La radicalisation a toujours été un écho d’une ingérence extérieure »
Rédigé par Imane Youssfi et H. Ben Rhouma | Jeudi 19 Janvier 2017
Invité de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (IREMMO), François Burgat a présenté son livre « Comprendre l’islam politique » le 10 janvier 2017. Le politologue, qui a mené l’essentiel de ses travaux dans le monde arabe, est revenu sur les causes de la radicalisation et son émergence à travers le cas emblématique du Yémen qu’il connaît pour y avoir vécu de nombreuses années.
François Burgat, Comprendre l’islam politique – Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, La Découverte, octobre 2016, 260 p., 22 €.
Connu et reconnu pour ses travaux dans le monde arabe, François Burgat est attendu de pied ferme, mardi 10 janvier, dans les locaux de l’IREMMO situé rue des Carmes à Paris. Dans la petite salle où aucune chaise n’a été laissée libre, une cinquantaine de personnes ont fait acte de présence pour entendre la conférence de ce politologue. Un public attentif venu écouter le directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) pour une présentation de son ouvrage Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste qui suscite un intérêt prononcé depuis sa sortie en octobre 2016.
Dans cet ouvrage, l’auteur revient sur sa vision de l’islam politique, né en réaction à la domination coloniale, à travers ses expériences de terrain au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. François Burgat y restitue ses rencontres avec des islamistes et explique que leurs motivations sont plus communément profanes et politiques que religieuses.
Entre anecdotes et touches d’humour, le politologue, aux côtés du journaliste et historien Dominique Vidal, a captivé son auditoire. « J’ai essayé de montrer ce qui m’était passé par l’esprit pour m’amener à avoir cette configuration analytique », explique le chercheur, qui consacre sa présentation au cas du Yémen, qu’il connaît très bien pour avoir été le directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa entre 1997 et 2003, le séjour qui l’a « le plus marqué », raconte-t-il dans son ouvrage. Pour lui, ce pays, traversé depuis 2014 par un conflit sanglant, « nous donne des exemples très éloquents du fait que la radicalisation, y compris la radicalisation sectaire, a toujours été un écho d’une ingérence extérieure».
Le Yémen, un cas d’école de la division confessionnelle
Retour dans les années 1950 dans une prison yéménite. François Burgat évoque une anecdote qui lui a été racontée pour illustrer son propos. L’histoire se passe dans un centre de détention où un prisonnier juif purge sa peine, à une époque où les parents de prisonniers apportaient couramment la nourriture, lesquels se la partageaient. Ses codétenus musulmans lui proposent de partager leur repas avec lui. Il refuse, « je ne partage pas ma nourriture avec des musulmans ». Ils lui rétorquent : « Nous sommes en train de lutter contre un pouvoir autoritaire, d’essayer de nous unir pour lutter contre le tyran et toi, tu viens enfoncer le clou qui nous a divisés. Parce que tu le sais très bien, le pouvoir de l’imam, c’est un pouvoir qui nous divise. » Le détenu de confession juif réfléchit et finit par accepter de manger, sauf de la viande.
« Au Yémen comme ailleurs, le repli sectaire d’un individu sur son appartenance primaire n’est pas inhérent à la religion juive, il se produit au sein de toutes les croyances. J’ai moi-même assisté au Yémen à une scène où notre accompagnateur s’est fait engueuler parce qu’il avait mangé avec des chrétiens », raconte ainsi François Burgat. Le Yémen a longtemps été divisé en deux, le fruit d’un découpage colonial avec un nord qui a connu la domination ottomane jusqu’à sa chute en 1918, et un sud sous protectorat britannique jusqu’en 1967 avant la réunification des deux Yémen en 1990.
Un régime semblable à l’apartheid a longtemps rongé cette région, indique le politologue : « Au temps de l’arriération (politique, dans la première moitié du 20e siècle, NDLR) », témoigne Ahmed Muhamed Nu’man, l’un des leaders historiques de la modernisation du pays, que cite François Burgat, « l’homme considérait celui qui ne suivait pas la même école que lui comme un athée, un peu comme le communiste regarde aujourd’hui le religieux pratiquant et réciproquement. » Le système politique était alors fondé sur la ségrégation des non-zaydites, ceux n’appartenant pas au courant chiite du zaydisme. Le pouvoir aux mains des zaydites discriminait ainsi les shafi’ites, membres d’une des quatre principales écoles de jurisprudence de l’islam sunnite, de telle sorte que « la division sectaire (leur) interdisait l’accès au pouvoir».
Pourtant, les différences entre zaydisme et shafi’isme étaient en réalité extrêmement minimes (le premier étant très proche théologiquement du sunnisme), « mais on y tenait », insiste le politologue. « Les shafi’ites stigmatisaient eux aussi les zaydites en tant que mauvais musulman illégitime », indique-t-il. Ces derniers prétextaient que la Kaaba, à La Mecque, avait uniquement quatre côtés en référence aux écoles juridiques et qu’il n’y avait donc pas de place pour le zayidisme. Les zaydites rétorquaient qu’ils étaient « le toit de la Kaaba ». Pour François Burgat, « ce sont les autoritarismes qui réinjectent le poison de la division sectaire, pas leurs opposants».
La radicalisation inhérente à une ingérence extérieure
« Dans l’histoire du Yémen, l’émergence d’une composante radicale maniant la kalachnikov et disant “Vive Dieu” est toujours liée à une ingérence extérieure », poursuit l’auteur du livre. Pour comprendre la genèse de la radicalisation, il appuie son discours sur des causes externes qui en ont été à l’origine, et « l’échelle de l’histoire contemporaine peut toujours corréler avec une ingérence extérieure, le plus souvent occidentale ».
Son expérience sur le terrain l’amène ainsi à désigner trois grandes générations de jihadistes au Yémen. Les premiers étaient ceux qui réagissaient à la dérive marxisante dans le sud du Yémen, « sous influence soviétique indirecte » afin de demander le « rétablissement de la culture home made qui est religieuse ». De nouveaux jihadistes sont ensuite apparus, en écho avec l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979, avant qu’une nouvelle génération se forge en réaction directe à « l’irruption américaine dans la péninsule arabique, avant même le 11-Septembre », notamment pendant la première guerre du Golfe de 1990 dont la victoire des États-Unis a largement conforté leur présence – et leur ingérence – dans cette partie du monde.
« Il n’y a pas d’assises factuelles à l’idée que la radicalisation est inhérente à la doctrine religieuse musulmane. Elle est toujours le produit de circonstances profanes et il se trouve que, dans ces circonstances profanes, nous (en parlant des gouvernements occidentaux, NDLR) avons très souvent joué un rôle essentiel. Il est essentiel de le rappeler », conclut-il.
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Extrait d’une interview de François Burgat dans Libération (11-04-2016) : « La radicalisation a toujours été un écho d’une ingérence extérieure »
Selon vous, face à la violence sectaire, il faut toujours chercher une cause politique ?
En quelque sorte, oui. Je n’accorde pas beaucoup de valeur explicative à la littérature qui explique le passage à la violence en termes de «filières», de «contagions», de «financements»… Mon hypothèse est que nous sommes étroitement associés à la fabrication de ces jeunes qui, parce qu’ils sentent qu’ils ne peuvent pas être des «Français à part entière», basculent dans la violence sectaire et le statut de «Français entièrement à part». Nous «fabriquons» ces individus qui choisissent – parmi de très nombreuses autres possibilités – une expression binaire, clivante et totalisante de leur appartenance religieuse. Le recours à la violence sectaire fait donc suite à des dysfonctionnements majeurs du «vivre ensemble» européen ou oriental qui poussent ces individus à la rupture. Alors, et alors seulement, ces exclus cherchent-ils un lexique permettant d’exprimer et de légitimer cette violence. C’est à ce moment-là qu’ils se tournent vers le lexique binaire du «eux et nous» salafiste. La question n’est donc pas pour moi de combattre les jihadistes, mais d’arrêter de les fabriquer.
Souscrivez-vous à l’idée d’Olivier Roy sur l’islamisation de la radicalité qui minimise le rôle du religieux ?
Lorsqu’elle s’en prend à l’explication essentialiste de Gilles Kepel – les «fous de Dieu» -, je l’adopte sans réserve. Mais son coût est élevé ! Car la catégorie forgée par Roy, qui voit dans les jihadistes français des «pieds nickelés» «nihilistes», des individus invertébrés totalement coupés de leur milieu, ne permet pas plus que celle de Kepel de penser la responsabilité – essentielle – des non-musulmans. Olivier Roy énonce d’une manière bien peu convaincante le postulat de cette imperméabilité supposée des jihadistes vis-à-vis des stigmatisations en tous genres subies par leurs coreligionnaires musulmans. La colonisation ? Ils ne l’ont pas connue ! Nos bombes ? Elles n’ont rien à voir avec les leurs ! Le monde musulman ? Ils ne le connaissent pas ! Voilà la ligne rouge qui me sépare de cette approche qui nous exonère trop systématiquement. Je considère que nous sommes en réalité les partenaires indissociables de cette violence trop simplement qualifiée d’«islamique» par les uns, de «nihiliste» par les autres.
Quelles séquelles la colonisation peut-elle laisser chez ceux qui ne l’ont pas vécue ?
Quand bien même ils ne connaîtraient pas chaque recoin de l’histoire coloniale, ils ont parfaitement intériorisé les stigmates que subit leur groupe. Oserait-on tenir le même raisonnement étonnant aux descendants des victimes de la Shoah ou du génocide arménien ? Aurait-on l’idée de nier le rôle de cette composante de leur identité sous prétexte qu’ils n’ont pas assisté aux massacres ?
Lire aussi Olivier Roy :
http://nsae.fr/2014/11/16/entretien-avec-olivier-roy/
http://nsae.fr/2016/11/29/comment-expliquer-le-terrorisme-djihadiste%e2%80%89/
http://nsae.fr/2017/03/31/pour-passer-a-laction-djihadiste-il-ne-reste-plus-que-les-losers/